mercredi 23 mars 2022

Le rôle des récits enchâssés dans le roman "La Princesse de Clèves"


 

Vous trouverez en suivant les lien ci-dessous des études intéressantes sur le rôle de ces récits qui, dès la première publication du roman de Mme de Lafayette, ont suscité la réflexion. Ces récits ne sont pas si secondaires qu'ils pourraient le paraître : ils sont fortement liés au destin du personnage de la Princesse. 


https://ww2.ac-poitiers.fr/lettres/sites/lettres/IMG/pdf/re_cits_encha_sse_s_-_fonctions.pdf

 

https://www.farum.it/publifarum/ezine_articles.php?art_id=370

 

 

Lecture analytique linéaire : l'aveu de la Princesse de Clèves à son mari (version courte)


 

Plan du texte :

Passage en 3 moments :

1) l’aveu de la princesse, au discours direct (moment dramatique traité sur le mode théâtral)

2) reprise de la narration avec description de la réaction (gestes) de monsieur de Clèves « pendant tout ce discours »

3) début de la réponse du mari au discours direct, avec effets de reprise des paroles de sa femme

 

Aspects majeurs du texte :

* Un moment de vérité entre les deux époux, qui tranche avec les mensonges et hypocrisies de la Cour

* Mise en évidence pour les lecteurs du caractère exceptionnel de ce passage, de cet aveu, mais aussi de l’attitude des deux personnages

* L’aveu de la Princesse est basé sur une argumentation solide, et réfléchie

* Les deux personnages sont à la fois acteurs et victimes de la situation

 

Problématiques possibles :

* En quoi ce moment du roman est-il exceptionnel par la vérité exprimée par les deux personnages ? 

* Comment cet aveu est-il construit en miroir, permettant aux deux personnages de livrer leurs sentiments intimes ?

 

Étude linéaire :

 

1) L’aveu de la Princesse :

 

* Un aveu rapide et assez implicite :

- « si j’ai des sentiments qui vous déplaisent » (l. 8-9) : le seul mot qui nomme expressément sa passion est celui de « sentiments ». De plus, il apparaît dans une proposition subordonnée, au milieu d’une phrase, comme noyé dans celle-ci !

- pourquoi procéder ainsi ? le langage est proche de celui de la préciosité, mouvement littéraire du XVIIè siècle, qui aime l’art de l’ellipse, de la suggestion, plus que celui de nommer directement le sujet abordé ; les deux époux appartiennent à la haute aristocratie française, possède donc un art du langage qui n’est pas celui du peuple, et cet art de l’aveu sans trop en dire peut correspondre au langage de leur classe sociale ; on peut penser aussi qu’il s’agit, de la part de la Princesse, d’un respect vis-à-vis de son mari, à qui elle avoue des sentiments amoureux pour un autre que lui, quand il sait qu’elle n’est pas amoureuse de lui ; enfin peut-être est-ce aussi une manière d’avouer mais en restant sur une forme de réserve (la Princesse avoue, mais en même temps, c’est un acte difficile, donc elle ne le fait pas trop directement). 

 

* Singularité du passage signalée par :

- l’emploi de paroles rapportées au style direct (pour la Princesse et ensuite pour le Prince), ce qui n’est pas si courant dans l’ensemble du roman.

- la théâtralité du passage (dialogue, gestes et attitude de chacun indiqués) : dès début de son intervention, lié à la proposition incise « lui répondit-elle » : le 1er geste de la Princesse dramatise l’instant : « se jetant à ses genoux » (l. 1) = visualisation du personnage, pour le lecteur + renforcement de la douleur du personnage, pathétique pour le lecteur + soumission à son mari.

- l’annonce claire de l’« aveu » (le mot est prononcé par la Princesse l. 2), comme un projet pour cette réplique : effet d’attente de la part du lecteur (même si le lecteur connaît les actes et l’objet de la passion du personnage). Aveu mis en évidence par la proposition subordonnée relative hyperbolique « que l’on n’a jamais fait à son mari » (l. 2) = manière encore de signaler la singularité de ce qu’elle s’apprête à faire, donc de susciter l’intérêt du lecteur (négation « ne… jamais » : adverbe de temps indiquant l’unicité de ce que la Princesse s’apprête à faire). Elle répète la même hyperbole pour mettre en avant ce caractère exceptionnel ligne 10 : « plus d’amitié et plus d’estime que l’on en a jamais eu ». L’emploi de l’adjectif « vrai » (l. 3) montre encore qu’elle souhaite faire preuve de vérité.   

 

* But 1 de cet aveu : se justifier et expliquer son attitude (absence de la Cour) :

- elle met en avant la pureté conservée de sa vertu (elle n’a trompé son mari qu’en pensée, elle n’a pas succombé à Nemours, n’a pas fait de lui son amant) : défense de « l’innocence de [sa] conduite et de [ses] intentions » (l. 2) : double complément du nom renvoyant l’un aux actes (« conduite »), l’autre aux pensées (« intentions »), englobant donc tout ce qui pourrait rendre la Princesse coupable aux yeux de son époux.

- la phrase suivante débute par la formule impersonnelle « Il est vrai » (l. 3), annonçant une concession à son époux, ce qui est la marque d’une certaine subtilité de la part de la Princesse (sa stratégie argumentative). L’emploi du nom « raisons » = valeur explicative de son attitude.

- La raison est donnée après, par le biais de la conjonction de coordination « et » (l. 3) : « et que je veux éviter les périls… » (l. 3-4) : « la cour » (l. 3) est citée avant, et donc liée aux « périls » ;  le lecteur comprend, dans cet euphémisme, qu’elle évoque indirectement Nemours et l’amour irrépressible qu’elle lui porte. La proposition subordonnée circonstancielle de but « pour me conserver digne d’être à vous » (l. 7-8) apparaît aussi comme une justification de sa volonté de s’écarter de la cour.

 

* But 2 de cet aveu : supplier son époux de l’aider :

- elle interpelle son mari :

" apostrophe initiale de la réplique, par l’interjection « Eh bien » (l. 1), puis par « Monsieur »

" jeu des pronoms des 1ère personne du singulier et 2ème personne du pluriel, en début de réplique (ligne 1, « je vais vous ») puis reprise après (lignes 5, puis 7-11 : « je » / « vous »

" interpellation plus directe vers la fin de la réplique, par l’énumération des 3 verbes à l’impératif ligne 11 (« conduisez-moi, ayez pitié de moi, et aimez-moi encore ») : supplication forte, appel à l’aide. Son époux doit remplacer sa mère, ce que montre la reprise du verbe « conduire » utilisé à la ligne 7) ; noter que le rythme haché de cette fin de phrase (4 à 5 syllabes par groupes de mots) renforce aussi cette supplication, comme dans un souffle un peu précipité de la fin de l’aveu. Fin de la réplique sur « vous », comme pour lui passer la parole, mais aussi pour s’effacer devant lui, son autorité.

" cette interpellation de fin de réplique avait en fait débuté plus haut par « Je vous demande » (l. 8), puis dans la phrase suivante par l’impératif « songez » (l. 9), en tête de phrase. On peut se dire que si elle s’efface en apparence devant lui, elle lui impose aussi de manière de plus en plus forte son argumentaire, sa manière de réfléchir.  

- l’appel aux sentiments du Prince (« pitié » ; « aimez », et plus haut l. 10 « amitié » = affection ; hyperbole « mille pardons » l. 8) est une manière de le faire plier (dans ce cas, elle semble maîtriser son argumentation), ou la marque du désespoir où elle se trouve (signe de sa faiblesse).

- elle évoque deux fois l’éloignement de la cour : ligne 3 puis ligne 6. Elle supplie son époux de la laisser éloignée de la Cour ; l’aveu vient expliquer cette demande, la justifier. Elle a la solution au problème qu’elle expose : ne plus apparaître à la Cour, devant celui qu’elle aime.

 

* Cet aveu oppose action et pensées (c’est encore un argument pour se défendre auprès de son époux) : son aveu montre qu’elle affirme n’avoir jamais succombé à celui qu’elle aime, qu’elle n’a pas agi en ce sens, mais qu’elle met l’accent sur ce qu’elle sait être sa faute : ses pensées, son penchant, ses émotions qui la poussent vers Nemours.

- Aux lignes 8 et 9 s’opposent « sentiments » et « actions ». Les sentiments sont actuels (verbe « avoir » -« j’ai »- au présent de l’indicatif), les actions sont futures (verbe « ne vous déplairai jamais »). Le balancement entre les deux éléments s’effectue grâce à la locution adverbiale « du moins » (l. 9) : la Princesse avoue ses sentiments jugés fautifs, mais les contrebalance par le fait qu’elle n’a pas mal agi, l’action étant jugée pire que la pensée, que ce qui est simplement ressenti. L’emploi de l’adverbe temporel « jamais » signale un engagement éternel, dans une forme d’hyperbole ; on note aussi que l’emploi de l’indicatif futur présente cet engagement comme une vérité. Ici aussi on constate donc une forme de stratégie argumentative de la part de la Princesse.

- Elle plaide aussi « l’innocence de [sa] conduite et de [ses] intentions » (l. 2) : elle associe ici les actes (la « conduite ») et même sa pensée (« intentions »). Elle veut signaler ainsi à son époux qu’elle n’est pas tombée dans les bras de celui qu’elle aime, que cette passion en est restée au stade d’un sentiment intérieur, jamais avoué à Nemours, et jamais passé au stade de l’acte. Et cela montre que sa passion l’a dominée mais qu’elle ne l’a pas choisie (« intentions »).  

 

* Cet aveu est-il celui d’une femme forte, sûre d’elle-même (a), ou une marque de faiblesse de sa part, voire une impossibilité d’exercer une liberté personnelle (b) ? Un aveu ambigu :

(a)

- « je n’ai jamais donné nulle marque de faiblesse » (l. 4-5) : négation « ne plus » = sens absolu, définitif sur son passé (passé composé du verbe ; indicatif = vérité, réalité). Elle s’affirme fortement, et en même temps on sait que c’est faux : son émotion lors de l’accident de cheval de Nemours, sa réaction lors du vol du portrait, son plaisir à réécrire la lettre avec lui le prouvent. Donc volonté de simplement convaincre son mari ? Volonté de se convaincre elle-même que tout ceci est du passé et ne reproduira plus ? Noter que le nom « faiblesse » (encadré d’une négation) fait écho au nom « force » qui clôture la phrase ligne 3, ce qui pourrait aller dans le sens d’une volonté de laisser, rejeter cette passion dans le passé : elle veut avoir la force de résister.

- « je veux éviter les périls où se trouvent quelquefois les personnes de mon âge » (l. 3-4) : le verbe « vouloir » à la 1ère personne du singulier semble montrer une force personnelle, mais en même temps, ses paroles rappellent beaucoup celles de sa mère (cf. 1er extrait étudié en lecture analytique : arrivée à la cour), et le nom « cour » précède immédiatement cette partie de la phrase. Assume-t-elle vraiment ? Se cache-t-elle derrière un argumentaire qui n’est pas le sien (ce que le pluriel des « personnes » soulignerait, éloignant le propos de sa propre personne) ?

- « le parti que je prends, je le prends » (l. 7): verbe d’action répété, ce qui montre sa détermination. « pour faire ce que je fais » (l. 9-10) : même procédé de répétition du verbe d’action. Même emploi de la 1ère personne du singulier pour s’affirmer.

 

(b)

- « si vous me laissiez la liberté de me retirer de la cour » (l. 5-6) : le nom « liberté » montre qu’elle met en avant le choix qu’elle veut faire, mais en même temps, c’est son mari qui décide : sujet du verbe « laisser » + proposition subordonnée circonstancielle de condition qui souligne que cette issue n’est pas certaine, car soumise à la décision de M. de Clèves ; elle est en position de pronom complément, « me », et non en position de sujet décideur.

- la disparition de sa mère la rend plus fragile : 2ème proposition subordonnée circonstancielle d’hypothèse, « si j’avais encore Mme de Chartres pour aider à me conduire » (l. 6-7), donc qui évoque une situation qui n’existe pas. Notons le verbe « aider » dont le complément est la princesse : « me », comme ci-avant ; de plus « conduire » laisse entendre qu’elle ne souhaite pas ou ne peut pas diriger elle-même son existence, qu’elle n’en a pas la force nécessaire.

- enfin, si les deux subordonnées laissent penser qu’il y a un choix, c’est faux : Mme de Chartres est décédée ; il ne reste donc que la fuite possible. Pas de choix laissé à la Princesse.

- les trois verbes à l’impératif de la fin de la réplique (ligne 11 : « conduisez-moi, ayez pitié, et aimez-moi encore ») soulignent aussi un appel à l’aide, et donc une faiblesse de sa part. Sa seule issue est que son mari, qui a autorité sur elle (pensez à la hiérarchie dans le couple au XVIè siècle : elle dit ligne 8 qu’elle veut être « digne d’être à [lui] », comme une forme de possession du mari sur son épouse), accepte qu’elle s’éloigne de la cour.

 

* Quels valeurs et jugements sur la société (la cour) met-elle en avant ?

- la cour est dangereuse : « périls » (l. 4) (noter le pluriel) ; « craindrais » (l. 5) ; « dangereux » (l. 7 : elle ne précise pas quel danger la guette en s’éloignant de la cour. Peut-être une exclusion définitive de ce monde, et donc une entorse faite à son statut de noble et de riche héritière proche du pouvoir ?). Il faut donc (c’est son argumentaire) qu’elle fuie la cour et la personne qu’elle aime qui s’y trouve (« m’éloigner de la cour », « éviter les périls », « me retirer de la cour » : 3 verbes à l’infinitif, verbes d’action, dont deux de mouvement, de déplacement).

- elle n’a fauté qu’en pensée : « innocence de ma conduite et de mes intentions » (l. 2) ; elle ne ressemble pas à d’autres femmes de la Cour (exemple : histoire de Mme de Tournon). La distance qu’elle met avec la Cour symbolise aussi le fait qu’elle ne ressemble aux femmes de ce milieu hypocrite. Son aveu tranche d’ailleurs par la vérité qu’il présente avec le mensonge et la dissimulation communs aux personnages de la Cour.

- tout autant que sa vertu, elle met en avant les risques encourus par son image sociale : « d’en laisser paraître » (l. 5), tout en notant que pour l’instant son image sociale n’est pas écornée : « nulle marque de faiblesse » (l. 5).

- elle défend sa vertu dans le cadre du mariage qui la lie à son époux : « digne d’être à vous » (l. 8) ; elle rappelle son « amitié » (l. 10) (= affection, ici), son « estime » pour lui. Elle le nomme comme son « mari » (lignes 2 et 10), rappelant ainsi sa fidélité dans le mariage.

 

2) Reprise brève de la narration : la réaction de M. de Clèves :

 

* Réaction simultanée aux propos de la Princesse : 

- l’emploi du plus-que-parfait le prouve : ce temps permet d’effectuer un bref retour en arrière (« était demeuré » l. 12 ; « n’avait pas songé » l. 13), au moment où la Princesse s’exprimait encore.

- le narrateur offre le point de vue interne du Prince : ses pensées (« n’avait pas songé » ; « pensa » ; « si admirable » = jugement de valeur esthétique) ; son regard (« jeta les yeux sur elle » ; « il la vit »). 

- on note une réaction de souffrance exacerbée : hyperbole « mourir de douleur » (l. 15).

 

* Comme pour début du passage, volonté de théâtraliser l’instant :

- gestes du mari (« la tête appuyée sur ses mains » ; « il jeta les yeux sur elle » ; « l’embrassant en la relevant »)

- mais aussi description de l’état de la Princesse à ce moment (« à ses genoux » ; « le visage couvert de larmes » ; « d’une beauté si admirable »).

- s’il ne l’a pas regardée pendant qu’elle parlait (il était « hors de lui-même » l. 13 = pas lui-même ? comme déconnecté ?), restant comme à distance, il la prend dans ses bras et le remet au même niveau que lui (« l’embrassant en la relevant ») : proximité plus grande entre eux.

- cette théâtralisation permet essentiellement de créer du pathétique, les deux personnages faisant également pitié.

 

3) La réponse du Prince de Clèves à la Princesse (suite de sa réaction) :

 

* Une réponse en miroir à celle de la Princesse :

- même paroles rapportées au style direct " même importance des deux prises de parole aux yeux du lecteur. Cela crée une forme d’égalité entre les deux personnages aux yeux du lecteur.

- reprise de certaines paroles ou procédés de la Princesse, pour se les appliquer à lui-même, ou pour les appliquer à la Princesse : « ayez pitié de moi » l. 11 (Princesse) & 16 (lui-même) ; emploi de verbes à l’impératif pour renvoyer des demandes à la Princesse l. 16 ; « digne d’être à vous » l. 8 (Princesse au Prince) & « j’en suis digne » l. 16 (Prince), mais il reprend aussi le terme, pour approuver la Princesse à son sujet : « vous me paraissez plus digne d’estime » (l. 18) ; l’« estime » qu’elle a annoncé avoir pour lui (l. 10) correspond à celle qu’il a pour elle (l. 18) ; même apostrophe initiale (« Monsieur » l. 1 & « Madame » l. 16) ; même demande de pardon (« Je vous demande mille pardons » l. 8 & « pardonnez » l. 16).

- pourquoi le Prince reprend-il les propos de la Princesse ? Il veut montrer qu’il est à la hauteur de ce que la Princesse veut s’imposer à elle-même ; il veut montrer qu’il ne souhaite pas qu’elle s’abaisse devant lui (d’où le geste l. 15), qu’il lui ressemble, qu’ils sont donc proches l’un de l’autre, malgré cet aveu qui signale qu’elle en aime un autre que lui ; mettre en avant sa propre douleur (elle n’est pas la seule à souffrir !)

 

* Donc : Egalité des deux personnages en ce moment :

- le geste l. 15 (« en la relevant ») inverse « à ses genoux » (l. 1), inverse l’autorité habituelle des maris sur leurs épouses au XVIè siècle.

- le Prince ne souhaite pas qu’elle s’abaisse devant lui (d’où le geste l. 15), il veut montrer qu’il lui ressemble, qu’ils sont donc proches l’un de l’autre, malgré cet aveu qui signale qu’elle en aime un autre que lui.

 

* Le Prince, par son intervention, se présente lui aussi comme un être exceptionnel, ouvert, tendre, compréhensif :

- pas de colère envers son épouse : pas de phrases exclamatives, pas de lexique de la colère ; au contraire, longues phrases explicatives marquant plus une attitude calme et assez réfléchie de la part du Prince.

- acceptation de la situation même si elle le fait souffrir.

 

Ce caractère exceptionnel se mesure aussi à la réponse inattendue de la part du Prince :

- un Prince différent des autres hommes : il n’utilisera pas cet aveu contre elle pour se venger (règle habituelle dans leur monde ; et peut-être plus largement chez les êtres humains ?) : « je ne réponds pas, comme je dois, à un procédé comme le vôtre » (l. 17-18) : l’insertion de la subordonnée de comparaison « comme je dois » au milieu de la proposition principale, interrompt celle-ci, manière de souligner combien le Prince est différent des autres hommes de la Cour. Le verbe « devoir » (« dois »), au présent de vérité générale, rappelle les règles de comportement qui s’imposent normalement aux hommes sur leurs épouses dans la société dans laquelle ils évoluent (= il devrait s’énerver contre elle, la haïr) ; mais la négation « je ne réponds pas » indique qu’il ne suit pas cette règle générale.

- il présente son épouse comme un modèle exceptionnel, guidant ainsi le lecteur vers cette image du personnage : « plus digne d’estime et d’admiration que tout ce qu’il y a jamais eu de femmes au monde » (l. 18-19) " hyperbole très forte par la comparaison de la Princesse à toutes les femmes de la terre, et aussi à toutes celles qui ont existé. C’est évidemment aussi une manière de montrer tout son amour pour elle, indéfectible, malgré l’aveu qu’elle vient de lui faire : il s’exprime toujours au présent de l’indicatif (« vous me paraissez » l. 18 ; « elle dure encore » l. 21-22). Le pronom possessif dans « un procédé comme le vôtre » (l. 18) souligne que l’aveu qu’elle vient de faire n’appartient qu’à elle, est unique, qu’aucune femme ne saurait dans leur monde être aussi franche avec son époux.

 

* Plus que de la colère, le Prince ressent et fait part d’« une affliction […] violente » (l. 17 : noter l’hyperbole qui montre combien il souffre).

- Une différence entre eux : la Princesse n’a pas fait part de son affliction vis-à-vis de ce qu’elle livre à son mari, de ce qu’elle lui fait subir. L’opposition entre eux est ici signalée par la construction en deux parties opposées de la phrase (rupture par le point-virgule et la conjonction de coordination d’opposition « mais » l. 19). Au modèle admirable, exceptionnel qu’elle propose (« estime » ; « admiration » l. 18-19) répond ainsi son affliction exceptionnelle.

- Il renforce le groupe nominal « affliction violente » par une hyperbole (superlatif de l’adjectif « malheureux ») : « le plus malheureux homme qui ait jamais été » (l. 19-20). Il se singularise ainsi par rapport à tous les autres hommes présents et passés, auxquels il se compare.

 

Comme la Princesse s’est expliquée, s’est justifiée, a livré le fond de son âme, il fait de même : il s’explique et se confie.

- nombreuses occurrences de la 1ère personne du singulier

- champ lexical des sentiments (« affliction », « admiration », « malheureux », « passion », « amour »)

- emploi de connecteurs logiques qui articulent les différents moments de son explication (« et » l. 16 ; « mais » l. 19).

 

* Un Prince qui se présente en position de faiblesse : il n’est pas acteur de sa passion, ni de sa tristesse infinie.

- « Vous m’avez donné de la passion » (l. 20) : il est position de victime de l’amour et de son épouse (pronom personnel complément d’objet indirect « m’ »). « je me trouve » (l. 19) : verbe à la forme réfléchie, qui souligne qu’il subit ce sort, comme un personnage de tragédie soumis à une forme de destin et qui constate la situation dans laquelle il se trouve, sans pouvoir agir sur elle. Il utilise une négation définitive, en reprenant ses propos de la ligne 20 pour les inverser : « vous m’avez donné » " « je n’ai jamais vous donner de l’amour » (l. 22), toujours pour mettre en avant son incapacité à agir pour elle. L’amour non réciproque est souligné par le passage par la conjonction « et » d’une proposition principale et de sa subordonnée, à une autre principale avec subordonnée, qui s’oppose à la première : « je n’ai jamais pu vous donner de l’amour » " « et je vois que vous craignez d’en avoir pour un autre » (l. 22-23) (opposition « je » " « vous » « vous » " « un autre »).

 

Conclusion :

* L’aveu met en scène un moment étonnant dans ce roman, où chacun dissimule ses sentiments et la vérité de ce qu’il ou elle est. C’est pourquoi il a étonné les premiers lecteurs de Mme de Lafayette et suscité des débats sur sa vraisemblance.  

* Au final, ce n’est pas seulement la Princesse qui apparaît comme exceptionnelle dans ce passage : le rapprochement par la structure du texte des deux personnages met aussi en valeur le caractère extraordinaire du Prince.

* Ces deux personnages tranchent avec la Cour, sont au-dessus par leur vertu, leur comportement.

* On notera cependant que le Prince sera emporté par une autre forme de passion, la jalousie, qui le mènera à sa mort. L’aveu peut paraître positif au moment où il se produit, mais la Princesse porte la responsabilité des conséquences de cet aveu sur son époux, et elle souffrira de ce sentiment de culpabilité.

* Nemours, présent mais caché, admire aussi cette Princesse. Cet aveu renforce l’amour qu’il lui porte, dans la mesure où il lui est confirmé qu’elle est supérieure aux autres femmes qu’il a pu connaître.  

 

mardi 15 mars 2022

Lecture analytique linéaire : la première rencontre de la Princesse et du duc (version courte)

 



Aspects majeurs du texte : 

 

* Une rencontre placée sous le signe du sublime, de l’extraordinaire en ce qui concerne les deux personnages.

 

* Le passage est organisé autour du rapprochement puis de l’attirance réciproque entre les deux personnages dès cette première rencontre.

 

* Ce passage amorce la suite du récit, le nœud de ce roman, puisque cette attirance, alors qu’elle est mariée, va poser problème.

 

* Le poids de la Cour (sur nos deux personnages principaux), de ses conventions, de son regard, est encore une fois développé. 

 

Problématiques possibles :

* Comment cet extrait met-il en scène le rapprochement progressif des deux personnages ?

* Comment la rencontre entre la Princesse et le Duc est-elle présentée comme à la fois exceptionnelle et inévitable ?

* En quoi l'extrait souligne-t-il que la rencontre des deux personnages est placée sous le signe d'une forme de destin ?

 

Plan divisé en trois parties :

 

1) Lignes 1 à 5 : Mise en situation ; préparation de la rencontre

 

2) Lignes 5 à 14 : Le point de vue de la Princesse de Clèves : vers le 1er regard porté sur Nemours

 

3) Lignes 15 à 21 : La réaction de Nemours, la danse ensemble, et la réaction de la Cour


Étude linéaire :

 

Partie 1 (lignes 1 à 5) : la préparation de la rencontre :

 

* Emploi de verbes au plus-que-parfait de l’indicatif (« avait ouï » ; « avait dépeint » ; « avait parlé » ; « avait donné ») : retour en arrière dans un récit au passé.

Visées de ce retour en arrière : explication sur le fait que la Princesse connaît déjà un peu Nemours, mais ne l’a encore jamais vu ; manière aussi de guider le récit, et donc la Princesse vers Nemours, comme si le récit lui-même ne lui laissait aucun choix, ou que les circonstances, le hasard devaient la guider vers cet homme (comme une fatalité tragique).

 

*Mise en relation des deux personnages, préparation de la rencontre dès le début du passage, et ainsi dès cette 1ère phrase du paragraphe : « Mme de Clèves » sujet du verbe / « de ce prince » COI du verbe « parler » ; plus proche par les deux pronoms « le lui » (l. 2), « lui en » (l. 3).

Le point de vue de la Princesse est mis en avant et prépare également la rencontre des deux personnages :

- les sens de l’ouïe et de la vue sont cités (« ouï » + « parlé », « voir » + « dépeint ») ; des sentiments, la « curiosité », puis « l’impatience » sont aussi mis en avant. Noter que la curiosité est une manière de montrer que la Princesse se met en mouvement vers le Prince de Nemours, que l’impatience est une gradation (mouvement plus rapide, désir plus fort), la phrase se terminant par « voir » qui souligne ce mouvement, et annonce ce qui va suivre (elle va le voir effectivement).

 

*La Princesse n’est pas seule responsable du rapprochement futur avec le duc de Nemours : rôle majeur de la reine dauphine dans la rencontre entre les deux personnages. Si le début de la phrase dit que toute la Cour est responsable du fait qu’elle connaît déjà un peu Nemours (« à tout le monde »), la suite souligne le rôle de la dauphine : mise en évidence après la pause marquée par le point-virgule + conjonction « et » renforcée par l’adverbe « surtout » d’accentuation, avant de citer « madame la dauphine » qui lui propose un portrait visuel (« dépeint »), répète le portrait (« tant de fois »). La structure même de cette partie de la phrase montre que la « curiosité » et « l’impatience » de la Princesse est la conséquence de cette attitude de la dauphine (« d’une sorte…. qu’elle lui avait donné » : la proposition subordonnée circonstancielle de conséquence souligne ce rôle de la dauphine sur les réactions de la princesse).

Noter que cette subordonnée et le verbe « donner » montrent que la Princesse subit cette action de la dauphine.

*Importance des apparences, des codes de la Cour : description physique de Nemours méliorative (« mieux fait » l. 2) et relatif à l’art de la conversation, de l’art de se faire apprécier (« de plus agréable » l. 2). Le verbe « dépeindre » se rapporte aussi aux apparences, laissant penser à une peinture, une représentation visuelle. Le verbe « voir » (l. 4) souligne encore ce champ lexical de la vue, de ce qui est visible. Enfin, la précision sur le fait que la Princesse a passé « tout le jour » (complément circonstanciel de temps) « à se parer » (l. 4), souligne encore ce souci de l’apparence donnée aux autres en vue du bal, moment de représentation sociale ; la fin de la phrase, par la proposition subordonnée de but« pour se trouver le soir au bal et au festin royal qui se faisait au Louvre », le montre encore : le fait de « se parer » est soumis à cet objectif, à ce moment du bal, et le dernier mot de la phrase évoque le palais royal, le Louvre, lieu central de la Cour.

Le début de la partie 2 poursuit sur cette importance accordée à l’apparence : le pronom « on » (l. 5) évoque la cour, le verbe « admira »(l. 5) indique le regard de la Cour sur la Princesse, et les éléments observés indiqués en COD poursuivent l’attention seulement portée sur l’apparence : « sa beauté et sa parure », éléments physiques et extérieurs de la Princesse. Implicitement, on peut y voir une référence à la superficialité de la Cour.

 

 

Partie 2 : Lignes 5 à 14 : vers la rencontre et les réactions de la Princesse

 

Suite du récit en se focalisant de nouveau sur la Princesse :

- elle est sujet des verbes, c’est elle qui agit (verbes au passé simple, actions de 1er plan : « passa » l. 4, « arriva » l. 5, « acheva » l. 7, « se tourna » l. 9 ; + quelques verbes à l’imparfait « dansait » l. 6, « cherchait » l. 8) ; c’est son regard que l’on suit, donc son point de vue (point de vue interne) (« cherchait des yeux » l. 8, « vit » l. 9), ou ses pensées (« crut » l.9).

- On peut même penser que la manière de vivre l’arrivée de Nemours est vécue par elle, en point de vue interne (même suspense pour le lecteur que pour elle) : « comme elle dansait avec M. de Guise, il se fit un assez grand bruit » (l. 6) = lien entre la proposition subordonnée antéposée et la proposition principale qui la suit, entre ce que fait la princesse et ce nouvel événement. Utilisation du pronom « il » (l. 6) impersonnel, qui n’indique pas l’origine de ce bruit (la Princesse ne peut savoir ce qui se passe puisqu’elle danse, est occupée). « quelqu’un » (l. 8) + « à qui » (l. 7) : désignations du nouvel arrivant par des pronoms qui permettent de ne pas le nommer = la Princesse ne sait de qui il s’agit, et ainsi le lecteur ne le sait pas non plus (forme de suspense). Même technique plus loin par des désignations imprécises : pronom démonstratif « celui qui arrivait » (l. 9) ; GN « un homme » (l. 9).

- L’organisation spatiale montre aussi que le récit se situe sur la piste de danse, où la Princesse se trouve : « le bal commença » + « elle dansait » + « acheva de danser » + « cherchait quelqu’un qu’elle avait dessein de prendre » ≠ CC lieu « vers la porte de la salle » + « qui passait par-dessus quelques sièges pour arriver où l’on dansait ».

 

*Le rapprochement des deux personnages se poursuit.

-La proposition subordonnée relative « qui passait par-dessus quelques sièges pour arriver où l’on dansait » (l. 10) montre que les deux personnages se rejoignent, par la répétition du verbe « danser » précédemment utilisé pour la Princesse à la ligne 6), et par le verbe de mouvement « passait » (Nemours vient vers la princesse), suivi du complément circonstanciel de lieu qui débute par la préposition « par-dessus », qui suggère qu’il surmonte les obstacles matériels qui les séparent.

Autre élément qui montre une focalisation interne (point de vue de la Princesse), mais aussi le rapprochement de Nemours : « celui qui arrivait »(l. 9) se transforme en « un homme » (l. 9) puis en « M. de Nemours » (l. 10), suivant la découverte progressive par la Princesse du nouvel arrivant.Les verbes « se tourna » et « vit » (l. 9) au passé simple (actions de 1er plan, qui soulignent l’avancée du récit, donc ici du rapprochement) montrent le déplacement et le regard de la Princesse pour être dans l’axe de Nemours, et ce n’est qu’à ce moment qu’il est nommé, y compris pour le lecteur.

 

*Le point de vue interne permet de rendre compte des réactions de la Princesse à la vue de Nemours :

- sentiment : « surprise » (l. 11).

sens de la Princesse, mais aussi ensuite de Nemours : ouïe →« assez grand bruit » (l. 6) ;vue → « cherchait des yeux » (l. 8), « vit » (l. 9), « vu » (l. 12), « l’air brillant » (l. 13), « voir » (l. 13). La vue vient préciser ce que l’ouïe a juste perçu. La vue est aussi le 1er rapport direct entre les deux personnages, leur 1re mise en relation. Le verbe « voir » s’applique d’ailleurs d’abord à la Princesse, puis au duc.

 

L’apparence extérieure revêt une importance capitale ici (à lier à la vue, développée ci-dessus) : les deux personnages sont qualifiés très positivement par leur apparence, ce qui crée encore une fois un lien entre eux, comme s’ils étaient destinés à se rencontrer. Ainsi, le verbe « (se) parer » les décrit l’un et l’autre (l. 4& 12), repris, pour la princesse par le nom de la même famille « parure » (l. 6).

 

Qu’est-ce qui provoque leur rencontre ? 

- Le roi a une responsabilité indéniable : au début de la phrase qui indiquait un « dessein » (l. 8) personnel de la princesse, donc un choix, répond, par la proposition principale juxtaposée juste après la proposition subordonnée circonstancielle de temps consacrée à la Princesse, l’ordre du roi (que le verbe « cria »l. 9). Cela semble rendre pressant cet appel, au-delà du statut royal de ce personnage ; noter aussi la répétition du verbe « prendre »(l. 8 & 9) qui souligne l’inversion, le passage du choix personnel à l’acte imposé.

- Par ailleurs, le récit semble montrer qu’ils ne pouvaient que se rencontrer et être attirés l’un par l’autre (une forme de destin ?) :

mêmes termes ou termes au sens approchant utilisés pour l’un et pour l’autre (« se parer » l. 5 & 14 ; « tout le jour » l. 4 & « le soin qu’il avait pris » l. 12 ; « sa beauté » l. 5 & « l’air brillant » l. 13 ; « surprise » l. 11, de la Princesse et « grand étonnement » l. 14, de Nemours, avec une phrase construite sur un parallélisme : « il était difficile » / « mais il était difficile aussi » + « de le voir » & « de voir Mme de Clèves » qui souligne cette réciprocité des regards de l’un sur l’autre et leur même réaction à la vue de l’autre) ;

mêmes regards de la Cour portés vers eux (« on admira » l. 5 & réactions à la porte à l’arrivée de Nemours « à qui on faisait place » l. 7). Le fait que Nemours enjambe des sièges montre qu’aucun obstacle ne saurait se mettre entre lui et elle. Les propositions grammaticales introduites par le pronom indéfini « il » (« il était difficile ») soulignent aussi que chacun des deux personnages ne peut qu’admirer la beauté de l’autre, n’est pas maître de sa réaction qui est présentée comme inéluctable quand on les regarde ou l’un ou l’autre. La vue, le regard porté sur l’autre (le verbe « voir » suit « il était difficile » dans les deux cas), entraîne vers l’admiration et une première forme d’attirance.

 

 

Partie 3 : Lignes 15 à 21 : la réaction de Nemours, la danse et la réaction de la Cour :

 

Le mouvement de rapprochement des deux personnages se poursuit.

- Nemours est attiré vers la Princesse, sans pouvoir semble-t-il contrôler ce mouvement : l’emploi de la voie passive (« [il] fut tellement surpris » l. 15) souligne qu’il ne contrôle pas sa réaction ; la négation qui entoure le verbe « pouvoir » l. 16 montre encore qu’il perd ses moyens face à la Princesse. Noter d’ailleurs qu’entre la conjonction de subordination « que » l. 15 et la proposition subordonnée qu’elle débute, entre virgules, le narrateur introduit deux subordonnées circonstancielles de temps où la princesse est présente (« lorsqu’il fut proche d’elle, et qu’elle lui fit la révérence ») : c’est une manière de souligner encore que la proximité de la princesse lui ôte toute possibilité de contrôler ses propres réactions.

- Physiquement, les deux personnages sont désormais côte à côte : « proche d’elle » ; « ils commencèrent à danser » (l. 15 & 16-17). Ils entrent en relation l’un avec l’autre, autrement que par le seul regard porté sur l’autre : « elle lui fit la révérence » (noter la proximité des deux pronoms qui les désignent l’un et l’autre : « elle lui »). Les pronoms changent : chacun était désigné différemment (« il », « elle » l. 15 par exemple) ; ils sont rassemblés dans un seul pronom personnel, « ils » (l. 16, 18, 19, 20, 21) ou « les » (l. 18) ou « leur » (l. 20). Notons encore que la fin de la danse est marquée par l’adverbe « ensemble » (l. 19). Tout ceci souligne encore une fois que ce rapprochement était comme inévitable, et prépare la suite du récit où ils seront tournés l’un vers l’autre, attachés par une passion amoureuse réciproque.

 

* Les lignes 15-16 poursuivent la focalisation débutée sur le personnage de Nemours :

- Celle-ci avait commencé à la ligne 11, par la phrase construite sur un parallélisme (l. 11-14), mais mettant en place une inversion :« il était difficile de n’être pas surprise de le voir » / « mais il était difficile aussi de voir Mme de Clèves » -> transition du regard de la princesse sur Nemours vers le regard de Nemours sur elle.

- expression des sentiments du personnage (« grand étonnement » l. 14, souligné ensuite dans le paragraphe suivant par « tellement surpris » l. 15, les deux expressions mettant en valeur la profondeur de ce sentiment, par l’adjectif épithète « grand » et la conjonction de subordination « tellement que » ; « marques de son admiration » l. 16) ; regard porté sur la Princesse (« voir Mme de Clèves » l. 13).

 

Le regard de la Cour rejoint celui de Nemours : la beauté de la Princesse est encore une fois soulignée :

- La réaction de Nemours est exprimée par hyperboles (voir ci-dessus) et on remarque son incapacité à masquer son admiration, dans un lieu où il faut savoir maîtriser son apparence tant physique que morale.On note la reprise du groupe nominal « sa beauté » (l. 15, cf. déjà employé l. 5). Nemours a donc la même réaction que tous (pronom personnel indéfini « on » l. 6 avant la première occurrence du GN). Il ne distingue donc pas de la foule de ce point de vue. Il s’en distingue par la réaction de la Princesse à son égard, et par l’admiration qu’il suscite lui aussi à la Cour.

- Le regard de la Cour reste présent au long de cet extrait. Le poids de la vie publique sur les personnages est indéniable : la Princesse passe « tout le jour » à se préparer « pour se trouver au bal et au festin royal » (l. 4-5) et Nemours a aussi pris « soin » de « se parer » pour ce jour des fiançailles royales au Louvre (l. 12) ; le fait de citer la cérémonie au début de l’extrait rappelle l’aspect public de ce bal, l. 4-5) ; répétition des termes qui rappellent que les deux personnages ne sont pas seuls, sont entourés (pronom personnel indéfini « on » l. 5, 7, 10 ; citation de certains personnages publics connus, comme De Guise l. 6, le roi l. 8, « le roi et les reines » l. 17 ; rappel du lieu qui est ce soir-là bondé : « au bal » l. 5, « au Louvre » l. 5, « la salle » l. 7, 17) ; réactions de la Cour face aux deux personnages (« on admira » l. 5 ; « assez grand bruit » l. 6 ; étonnement l. 11-14, dans les propositions introduites par « il était difficile » qui s’appliquent aux deux personnages, mais aussi plus largement à tout le monde par leur caractère impersonnel ; « un murmure de louanges » l. 17 ; « trouvèrent quelque chose de singulier » l. 18).

Le fait de passer de la réaction de toute la salle (l. 16) à celle du roi et des reines (l. 16-17) prépare la fin de l’extrait où ils vont provoquer le dialogue entre les deux personnages principaux.

 

Les deux personnages ne sont pas maîtres d’eux-mêmes, sont comme guidés par la Cour, représentée ici par le roi et les reines. « Ils les appelèrent » (l. 19) : « ils » sujet du verbe et « les » COD du verbe. « sans leur donner le loisir de parler à personne » : proposition qui débute par la préposition négative « sans », où l’emploi de « personne » marque aussi une privation, une négation, et où les deux personnages sont encore désignés par un pronom complément (« leur »), ce qui souligne leur absence de liberté d’agir dans ce monde de la Cour. Dans la suite de la phrase, lignes 19-21, ils sont encore désignés par le pronom « leur », ou apparaissent dans des propositions subordonnées (« s’ils n’avaient pas bien envie de savoir qui ils étaient », « et s’ils ne s’en doutaient pas ») à la proposition principale dont le sujet du verbe est « ils » (= roi et reines) : autre marque du fait qu’ils ne sont pas ici libres de leurs mouvements.

Dans le dialogue qui suivra, la situation sera la même. Le dialogue est ici initié par le roi et les reines (« leur demandèrent » l. 20 + deux propositions subordonnées interrogatives indirectes introduites par « si »).

 

En conclusion :

- Le caractère exceptionnel de cette rencontre est souligné de différentes manières : cadre hors normes (fiançailles de la fille du roi Henri II, Claude de France avec le duc de Lorraine ; palais royal des Valois, le Louvre) ; temps passé par les personnages à « se parer » ; arrivée fracassante de chacun des deux personnages, admirés par la Cour ; guidage des deux personnages l’un vers l’autre grâce au récit et à d’autres personnages ; réaction de grande surprise de chacun des personnages et réunion comme fusionnelle des deux personnages.  

- D’une certaine manière, la suite de la relation entre les deux personnages est comme déjà en germe ici : l’ambiguïté et la difficulté à venir de cette relation sont comme déjà annoncés : difficulté de la princesse à s’avouer son amour ; refus par la Princesse d’accepter de tromper son époux ; impossibilité d’afficher cette passion en public.

- Le lien entre passion et regard est déjà souligné ici : voir l’autre, c’est l’aimer, succomber à sa passion, ne pas la maîtriser.    

- Le poids des conventions sociales, de la Cour qui s’impose aux personnages est aussi bien développé ici.