dimanche 27 décembre 2020

Lecture analytique linéaire : l'arrivée de la Princesse de Clèves à la Cour


 

Introduction :

Ce passage lance véritablement le récit. Auparavant le roman a débuté sur un tableau de la cour de France dans les dernières années du règne de Henri II. C’est dans un cortège d’êtres d’exception, décrits de manière superlative et abstraite. La Princesse de Clèves, personnage fictif, apparaît dans ce cadre réel et historique. Mme de Lafayette connaît bien la Cour qu’elle décrit, et soumet aussi implicitement un portrait de la Cour de son époque, celle de Louis XIV.

 

Aspects majeurs du texte :

- La Princesse est présentée au lecteur, puisqu’elle apparaît dans le récit : le narrateur en dresse donc un portrait. Elle est en même temps présentée à la Cour. Elle apparaît comme un être exceptionnel par sa beauté, et son rang.

 

- La Cour s’intéresse principalement aux apparences, est superficielle.

 

- L’originalité du portrait réside dans le long passage réservé à l’éducation reçue par celle-ci, qui la distingue encore des autres jeunes femmes de la Cour.

 

Structure du texte : 

* l. 1-7 (« … revenir à la cour. ») : Arrivée de la Princesse à la Cour ; indications sur sa beauté, son rang, les réactions à son arrivée.

* l. 7-19 (« Pendant cette absence… » -> fin du paragraphe) : Explications sur son éducation.

* l. 20-27 (2ème paragraphe) : Retour sur le début du texte (projets de mariage, rang, beauté, regards de la Cour).

 

Analyse linéaire :

 

1) l. 1-7 : arrivée du personnage à la cour, introduction du personnage dans le récit :

 

* L’arrivée de la Princesse à la Cour est mise en valeur :

- du point de vue narratif : emploi du passé simple (actions de 1er plan : « parut », « attira », « donna ») ; emploi de l’adverbe temporel « alors » (3è mot du paragraphe)

- en créant une forme d’attente et de curiosité chez le lecteur : emploi du verbe « paraître » en tête de paragraphe, suggérant presque un fait magique, irréel, qui ne peut que susciter l’intérêt, la curiosité du lecteur. De plus, la Princesse n’est pas nommée de suite : « une beauté » (l. 1) ; « une beauté parfaite » (l. 2) ; « elle » (l. 2-3). Elle ne le sera qu’indirectement par le nom de sa mère (l. 5). Il faudra attendre la ligne 24 pour qu’elle soit nommée directement.

 

* Elle se définit par sa beauté (physique) : répétition de manière rapprochée et dans la même phrase du même nom « beauté » (l. 1 & 2), le 2ème étant de plus accentué par un adjectif (« parfaite ») qui crée une hyperbole flatteuse. L’hyperbole s’accentue puisqu’elle est comparée à l’ensemble de la Cour dont on suggère que cette dernière est déjà peuplée de personnes belles physiquement (« dans un lieu… belles personnes » : l’adjectif « belles » est de la même famille que « beauté » et y fait donc directement écho).

Notons la métonymie qui la désigne en premier « une beauté » (l. 1) : elle se résume à n’être que cela, ce qui accentue encore cette beauté physique supérieure.

 

* La réaction de la Cour renforce encore ce caractère exceptionnel du personnage que Mme de Lafayette cherche à imposer d’emblée :

- elle attire les regards de tous : « attira les yeux de tous ». Le verbe dont le sujet est « une beauté » montre que la Princesse agit sur ceux qui la regardent ; le pluriel des « yeux » et de « tous » ne laisse place à aucune exception dans le fait qu’elle est au centre de tous les regards.

- « l’admiration » (l. 2) de la Cour permet de souligner aux yeux du lecteur combien cette Princesse est différente, supérieure aux autres personnages déjà cités, qui pourtant semblaient, sous la plume de Mme de Lafayette, déjà incroyables. Notons encore l’emploi du verbe « donna » dont le sujet est encore une fois la Princesse (« elle ») qui, par sa beauté, fait réagir les membres de la Cour. La cour ne peut admirer qu’une beauté exceptionnelle, car déjà habituée aux femmes belles, ce que l’emploi de la conjonction de cause « puisque » souligne, comme une évidence.

- la Cour apparaît ainsi assez superficielle, attachée uniquement à l’aspect extérieur de la Princesse : la métonymie « une beauté » (l. 1, répétée l. 2) peut correspondre au regard de la cour sur elle. La proposition subordonnée de cause (« puisqu’elle… » l. 2), qui exprime le regard admiratif de la cour, est liée à la proposition principale qui exprime sa beauté. 

 

* La Princesse est ensuite définie par son rang social, et donc sa richesse : elle appartient aux premières familles de France, à la très haute aristocratie française : l’emploi du terme « maison » (l. 3) renvoie dans l’histoire de France à ces grandes familles qui se sont partagé le pouvoir sur le pays pendant des siècles. Il a été question avant l’extrait du vidame de Chartres (l. 3-4), donc cette référence, par une comparaison (« de la même maison que ») montre combien l’origine de la jeune femme est prestigieuse. Immédiatement après, dans la même phrase, ce prestige est renforcé par un superlatif (« une des plus grandes héritières de France » l. 4), hyperbolique puisque la jeune femme se retrouve dans un groupe restreint de femmes appartenant à l’élite de l’ensemble de la France. L’emploi du nom « héritières » (l. 4) est encore une fois une référence au rang social.

Notons l’apparition de l’imparfait descriptif (« était » l. 2 & 3), qui correspond bien au portrait qui est dressé du personnage.

 

* De la même manière la Princesse va être définie de manière moins élargie par ses parents : un portrait de personnage peut se faire par le biais du milieu social mais aussi familial. L’emploi du plus-que-parfait (lignes 4 à 7) signale un retour en arrière, bien avant l’arrivée de la Princesse à la cour. C’est encore un moyen de mieux comprendre le personnage de la Princesse au moment de ses 16 ans, en remontant dans son passé personnel et familial. Ce retour en arrière est en partie narratif, comme le soulignent l’emploi de connecteurs temporels : « après » l. 6 ; « pendant » l. 7, qui permettent de bien lier chaque nouvel événement au précédent. Cela correspond aussi encore à la volonté de dresser un portrait précis de cette Princesse.

- Le père est vite écarté, par une rapide évocation de sa mort (l. 4).

- La mère est ensuite présentée par son nom (« madame de Chartres » l. 5. La particule du nom souligne encore le milieu de l’aristocratie), puis par une énumération de trois noms très élogieux : « le bien, la vertu et le mérite » (l. 5). Il s’agit d’insister ainsi sur les grandes qualités de Mme de Chartres. On peut noter que le premier nom (« bien ») fait le lien avec ce qui a été noté de la Princesse précédemment (« héritières » fait aussi penser à la richesse), mais les deux autres sont plus personnels (« vertu » : moralité ; « mérite » : efforts et réussite individuels). On glisse donc d’aspects liés à l’étiquette, à une appartenance sociale (la haute aristocratie une grande richesse) à une image plus personnelle, qui montre que Mme de Chartres, au-delà de son rang, est et agit dans un cadre considéré au XVIIè siècle (siècle moraliste) comme positif.

La fin de la phrase crée encore une hyperbole, qui range aussi Mme de Chartres dans les êtres d’exception : « extraordinaires » (mis en valeur par le pluriel, et en fin de phrase). L’idée du narrateur est que les qualités exceptionnelles de la mère renforcent aussi celles de la Princesse. 

- Notons encore que le caractère d’exception de la Princesse et de sa mère est aussi dû à cette absence prolongée : quand on appartient à la cour comme Mme de Chartres, on se doit de participer à cette vie sociale. Le Prince de Clèves le fera plus tard remarquer à son épouse, qui se doit de paraître dans les clubs de la cour plutôt que de s’en éloigner. Le double emploi de « plusieurs années » et de « pendant cette absence », allié à la proposition infinitive de sens négatif « sans revenir à la cour », insiste sur cette attitude originale. 

 

2) l. 7-19 : le portrait par l’éducation reçue :

 

* La parenthèse ouverte par le retour en arrière se poursuit : on comprend que l’on va nous rapporter ce qui s’est passé depuis les 16 dernières années, ce que les compléments circonstanciel de temps « plusieurs années » (l. 6) et « pendant cette absence » (l. 7 : en tête de phrase) soulignent. Et immédiatement, le lien est fait avec ce qui va constituer le sujet des 10 lignes suivantes, jusqu’à la fin du paragraphe, « l’éducation » (l.7). Et le retour à la Princesse est établi par le complément du nom « de sa fille » (l. 7).

 

* Mme de Chartres apparaît comme celle qui modèle sa fille, comme aussi une femme volontaire, qui possède des convictions personnelles fortes : elle est sujet de verbes à la voix active dans tout le passage, de verbes qui montrent des actions (verbes : donner, travailler, faire, ce dernier étant répété à plusieurs reprises). 

 

* L’éducation choisie pour sa fille se définit d’abord par son caractère original. Cette éducation s’oppose ainsi à celles habituellement reçues par les jeunes filles de l’aristocratie :

- « la plupart des mères » (l. 9) s’oppose à la phrase suivante (« Madame de Chartres avait une opinion opposée » l. 10-11). Cette opposition apparaît au tout début de cette explication sur les principes éducatifs de Mme de Chartres, ce qui montre l’importance de ce contraste pour le narrateur.

- l’emploi du verbe « s’imaginent » (l. 9) vient également souligner la remise en question (pour Mme de Chartres) de l’absence de conseils précis sur la « galanterie », c’est-à-dire sur ce qui a trait à la séduction amoureuse, aux relations amoureuses : le verbe montre l’illusion des mères sur les conséquences du fait de ne pas parler d’amour à leurs enfants. Ce qui est suggéré est que l’on a ici l’opinion de Mme de Chartres, ce que le terme justement d’« opinion » à la ligne suivante vient confirmer.

- l’opposition apparaît aussi de manière plus implicite lignes 8 & 9 : « pas seulement » -> « aussi ». Cultiver l’esprit et la beauté semblent effectivement la base classique de l’éducation des jeunes aristocrates. Elles devaient être élégantes, bien présenter physiquement, et avoir un peu de culture pour briller dans les conversations. L’ajout après le point-virgule, renforcé par l’adverbe « aussi », se rapporte aux choix éducatifs de Mme de Chartres : « vertu » (l. 9). Le terme est important car il va définir la Princesse tout au long du roman.

 

* La méthode éducative de Mme de Chartres passe par la répétition, un discours franc à sa fille, un discours concret :

- l’opposition notée ci-avant entre les principes éducatifs des autres mères et ceux de Mme de Chartres apparaît aussi par la négation forte l. 10 (« ne parler jamais ») et l’emploi de l’imparfait de répétition dans la suite du texte (« faisait » l. 11, « montrait » l. 12, « contait » l. 13, « faisait voir » l. 14 & 17), ainsi que par l’adverbe « souvent » (l. 11) ou le pluriel « des peintures de l’amour » (l. 11). Mme de Chartres ne se contente pas de parler d’amour une seule fois à sa fille, elle lui en parle régulièrement afin que celle-ci retienne et s’imprègne de ces principes.   

- Mme de Chartres souhaite que cette éducation soit concrète, visuelle comme auditive : la référence picturale « des peintures de l’amour » (l. 11) ou les verbes « montrait » (l. 12) et « faisait voir » (l. 14 & 17) se rapportent à une image visuelle des comportements notamment masculins ; le verbe « contait » laisse entendre des récits, des exemples concrets d’irrespects de certains principes moraux, comme pour une fable qui permet de comprendre et imaginer clairement une situation, et aboutit ensuite à une morale de sens plus abstrait.

- les détails donnés sur les hommes montrent encore que Mme de Chartres parle franchement et précisément à sa fille : voir l’énumération des lignes 13-14.

- la franchise de Mme de Chartres l’amène à surenchérir : si respecter les principes de vertu est profitable (voir l’analyse un peu plus loin ci-dessous), cela n’est pas aisé. Sa fille doit s’attendre à devoir se battre. Contre qui ? Elle-même. La difficulté est soulignée : « combien il était difficile » (l. 17) ; « extrême défiance de soi-même » (l. 18), l’adjectif mettant en place une hyperbole accentuant encore la complexité du respect des principes moraux enseignés. Le « grand soin » (l. 18) montre encore que la tâche nécessite un travail, des efforts continuels.

- pour que le lecteur soit aussi pleinement attentif à ces principes, Mme de Lafayette a opté pour ce qui ressemble à des paroles rapportées au discours narrativisé, puis indirect. On croit entendre parler la mère, assister aux leçons données à la Princesse : l’enchaînement des propositions principales et subordonnées le montre : « Mme de Chartres avait une opinion opposée » (l. 9-10) + 3 propositions principales et subordonnées (l. 11-14) ; « et elle lui faisait voir » (l. 14) + deux propositions subordonnées (l. 15-16) ; « mais elle lui faisait voir aussi » (l. 16-17) + proposition subordonnée (l. 17-19).

 

* Mme de Chartres souhaite que les principes enseignés soient pleinement acceptés par sa fille, et non une contrainte ou un enseignement extérieur auquel sa fille ne souscrirait pas.

- ceci est indiqué d’emblée, avant même de détailler les principes et le contenu de l’éducation reçue par la Princesse : « donner de la vertu et à la lui rendre aimable » (l. 9) : la reprise par les pronoms « la lui » ajoute, précise le contenu moral reçu. En effet, le but est donc que la Princesse soit d’accord avec les principes de vertu enseignés, ce que l’adjectif « aimable » suggère (le terme est de la même famille que le verbe « aimer »). Le verbe « rendre » suppose une présentation particulière des principes moraux enseignés, afin qu’ils ne paraissent pas trop abrupts, durs à être acceptés.

- cette manière de procéder et cet objectif est reprise ensuite : « la persuader » (l. 12) suppose une argumentation, et non des principes imposés et appris par cœur sans discussion. Le verbe « persuader » indique aussi que Mme de Chartres joue non seulement sur la raison, mais aussi sur les sentiments, l’argumentation sans émotion pouvant se révéler parfois sèche et indigeste. La répétition de « faire voir » montre encore qu’il ne s’agit pas d’en rester à quelques phrases générales, mais qu’elle passe du temps à donner des explications précises, développées, à sa fille.

 

* L’image des hommes et de l’amour proposée par Mme de Chartres est peu reluisante :

- elle oppose le caractère « agréable » (l. 12) (= plaisir, terme mélioratif) et son caractère « dangereux » (l. 13) (conséquences possibles désastreuses, terme péjoratif), le balancement se faisant par les verbes qui se répondent l’un à l’autre (« montrait » -> « persuader »).

- les « hommes » (l. 13) sont considérés dans leur totalité par ce pluriel. Il ne semble donc pas y avoir d’exception. L’énumération de groupes nominaux (« le peu de sincérité des hommes, leurs tromperies et leur infidélité » l. 13-14) met en valeur combien Mme de Chartres pense que sa fille soit s’en méfier. Le pluriel de « tromperies », comme les singuliers à valeur universelle (« le peu de sincérité » ; « leur infidélité ») a le même effet : donner à sa fille une image négative et repoussante des hommes afin de protéger sa fille.

- pour que sa fille comprenne, elle lui énonce les conséquences d’un engagement irréfléchi avec un homme : « les malheurs domestiques » (l. 14). Ici encore, le pluriel laisse entendre à la jeune princesse que le risque est grand et peut se répéter, peut être durable. « plongent » suppose une immersion totale, donc une noyade possible, en suivant la métaphore suggérée par le terme.

 

* Par contre, la femme « honnête » est mise en valeur :

- le terme « honnête » est à comprendre dans le sens du respect des règles de vertu : pas de relation fugace et rapidement consentie avec un homme ; fidélité à l’époux une fois mariée. Cela peut aussi faire penser à « l’honnête homme » du XVIIè siècle, qui se maîtrise en permanence, ne se laisse pas aller à ses sentiments, est un être de raison.

- la vertu est liée par Mme de Chartres aux termes mélioratifs « éclat » et « élévation », puisque « la vertu » est sujet du verbe et les deux autres noms en sont compléments. Ces deux noms suggèrent une attention au regard social porté sur la femme : l’éclat suppose la lumière, ce qui est visible, et admiré ; l’élévation est l’image positive renvoyée aux autres. Le poids des conventions, du regard de la cour est ici rappelé implicitement. C’est aussi pour Mme de Chartres un moyen de persuader sa fille se suivre ses préceptes, en montrant les conséquences positives d’une attitude prude, ce qui s’oppose aux conséquences négatives de la dépravation (selon les principes moraux de l’époque) qui mènent aux « malheurs ».

 

* Mme de Chartres ne propose pas vraiment le bonheur à sa fille, mais l’absence de souffrances :

- l’opposition est encore une fois un moyen pour Mme de Chartres de convaincre sa fille : après l’énumération des conséquences négatives d’engagements auprès des hommes, elle enchaîne après un point-virgule et l’emploi de la conjonction de coordination « et » (l. 14), appuyée par le connecteur logique « d’un autre côté » (l. 15), avec le terme de « tranquillité » (l. 15). Ce nom est important (il répond à « malheurs ») : plus que le bonheur, il faut viser le repos de l’âme, l’absence de souffrances, ce que la Princesse fera en se retirant de la cour.  

- elle utilise malgré tout le terme de « bonheur » (l. 19), lié au groupe nominal « une femme » qui montre encore une volonté de généraliser. Mais on aura compris qu’ici, le bonheur n’est pas celui d’une passion amoureuse débordante et dévorante.

- la fin du paragraphe résonne comme l’objectif final des discours de Mme de Chartres à sa fille : « ce qui seul » (l. 18) marque un caractère exclusif, la seule issue possible pour l’union d’un homme et d’une femme. Il est à noter que cette proposition précède l’énoncé de la vérité finale (« aimer son mari et […] en être aimée » (l. 19), comme pour la faire attendre un peu, et pour la mettre en valeur en fin de paragraphe et en fin d’explications des principes de Mme de Chartres. Le choix du présent de vérité générale « est » (l. 19) souligne encore que ceci est la conclusion de Mme de Chartres : la fidélité à l’époux, l’amour mutuel (donc en dehors de relations extraconjugales) est ce qui apporte le bonheur. Il va donc falloir que la princesse, arrivant à la cour, et qui va être très courtisée (ce que le paragraphe suivant va confirmer), se montre méfiante et passe du temps à bien choisir son époux. La répétition du verbe « aimer » montre bien que Mme de Chartres envisage la relation amoureuse par les deux époux, et non seulement par la femme. Les termes précédents de « grand soin » et « s’attacher » (l. 18) indiquent toutefois que le rôle de l’épouse est de faire des efforts pour se faire aimer, pour éviter que le mari n'ait la tentation d’entamer une relation en dehors du mariage : c’est une vision propre au XVIIè siècle (et aux siècles qui suivent…).

 

3) l. 20-27 : suite du portrait social et physique :

 

* Le changement de paragraphe souligne la fin du portrait mené par l’éducation reçue. On remarque alors le retour aux informations données au début de l’extrait : répétition du nom « héritière » (l. 20 ; l. 4) ; même superlatif intégrant l’ensemble du royaume (et donc hyperbolique) (« un des grands partis qu’il y eût en France » l. 20 ; « une des plus grandes héritières de France » l. 4) ; même évocation de l’arrivée à « la cour » (l. 1 & l. 23) ; même évocation de la beauté de la princesse (l. 1, 2 ; l. 24).

 

* De nouveau, le narrateur insiste sur le statut social élevé de la Princesse, qui la distingue même du reste des jeunes filles de la Cour :

- La désignation en tête de paragraphe (« cette héritière » l.20), qui fait le lien avec ce qui a précédé par le déterminant démonstratif « cette », semble la réduire à n’être que la représentante de sa famille, d’une lignée. Par l’emploi du verbe « être » (« était » l. 20), on constate un état qui est le sien, et qui est précisé dans la suite de la phrase, où le nom « partis » rappelle encore son statut social, par le lien du mariage (arrangé) qu’il suppose.

- L’adjectif « glorieuse » (l. 22) qui qualifie sa mère, la décrit également, comme cela a été le cas dans la 1ère partie du texte : cette partie de la phrase lie d’ailleurs grammaticalement son sujet, « Madame de Chartres » et le complément de l’attribut, « sa fille ». Il se rapporte encore à ce statut social très élevé, la Princesse appartenant aux principales familles nobles du royaume de France.

- Les refus de mariages par Mme de Chartres sont expliqués : la négation forte « ne trouvait rien » (l. 22), associée à l’adjectif « digne », insiste sur le fait que la Princesse est en droit de se marier avec un homme qui appartient aussi à la très haute noblesse.

 

* L’arrivée de la Princesse s’explique par le fait qu’elle est en âge de se marier.

- L’insistance dans le passage sur l’éducation sur les rapports aux hommes, et encore plus la fin du paragraphe précédent évoquant « une femme » et « son mari » (l. 19) annonçait ce qui attend Mlle de Chartres dès son arrivée à la cour.

- Le pluriel, en fin de phrase (donc mis en valeur), de « plusieurs mariages » (l. 21) indique expressément que l’arrivée à la cour est liée à cette recherche de mari.

- Le fait de noter, en écho au début du texte, la réaction d’un homme, le « vidame », qui vient vers elle (verbe de mouvement « alla au-devant d’elle » l. 23-24), souligne encore ce moment de son existence.

 

* La Princesse est donc soumise. Son destin est déjà tracé : sa mère décide pour elle, comme les règles sociales, qui la destinent au mariage.

- La mère est sujet des verbes aux lignes 21-22 (« Mme de Chartres […] ne trouvait » ; « elle voulut »), quand la Princesse subit, est en position de complément, ou est sous les regards de la cour : « la mener » (noter le pronom COD, et le verbe qui rappelle ce qu’un berger fait avec son troupeau) ; « rien digne de sa fille » / « « la grande beauté de mademoiselle de Chartres » / « lui » (elle est en position de complément grammatical).

- L’opposition entre la jeunesse et les mariages mise en avant après le point-virgule (l. 20) par la conjonction « quoique », qui introduit une proposition subordonnée placée avant la proposition principale (donc ainsi mise en valeur), souligne encore que la Princesse ne décide pas de son existence puisqu’il est implicitement noté que son âge devrait la préserver de ce mariage à ce moment de son existence.

 

* Le regard superficiel de la cour est encore rappelé, puisque l’on évoque ici seulement d’une part son statut social (voir plus haut ce qui en a été dit) et sa beauté physique :

- les seules indications de description du personnage se rapportent à son physique : « la grande beauté de mademoiselle de Chartres » (l. 24) ; « la blancheur de son teint » (l. 25) ; « ses cheveux blonds » (l. 25) ; « ses traits » (l. 26) ; « son visage » (l. 26). Son caractère, sa personnalité ne sont pas évoqués.

- Le regard extérieur est, comme au début du texte, mis en scène par l’intervention du vidame : « fut surpris » (X 2, l. 24 : expression de sa pensée devant la princesse, cette pensée étant liée à la beauté de la jeune femme).

- « éclat » (l. 25) et le verbe « voir » (l. 26) se rapportent encore à la vue, donc  de ceux qui l’observent.  

 

* La description de la Princesse ne l’individualise pas vraiment. Son portrait est un cliché, celui de la Princesse, qui semble issue des contes de fées de Charles Perrault (même s’il n’éditera son recueil que bien après 1678, date de parution de La Princesse de Clèves). Elle n’a pas de défauts et surpasse toutes les autres femmes, comme le début du texte l’avait déjà indiqué :

- Son statut est exceptionnel : hyperbole de la ligne 20 ; opposition des lignes 20-21 qui indique son succès auprès des hommes.

- Sa beauté est exceptionnelle : « grande beauté » (l. 24), renforcée par le commentaire du narrateur : « avec raison » (l ; 24-25) ; hyperbole « que l’on n’a jamais vu qu’à elle » (l. 25-26). La fin de l’extrait élargit les qualificatifs élogieux du visage à l’ensemble de « sa personne » (l. 26), qui possèdent donc de la « grâce » et du « charme » (l. 27). Ces deux derniers noms sont précédés de « pleins de », qui insistent encore sur le fait qu’elle dépasse les codes habituels de la beauté féminine.  

- Sa beauté correspond aux codes de la beauté féminine de l’époque et de cette catégorie sociale : traits réguliers ; blancheur de peau ; cheveux blonds. Il est difficile pour le lecteur d’imaginer précisément la princesse, puisqu’elle ne possède rien de particulier, qui la distingue des princesses parfaites des contes. Il ne s’agit pas de mener un portrait qui permette au lecteur de s’imaginer précisément le personnage, mais d’insister encore et toujours sur le caractère parfait de cette princesse, tant du point de vue physique, que du point de vue moral (ce que le passage sur son éducation a indiqué) : d’emblée, dès son entrée dans le roman et à la cour, la princesse n’est pas comme les autres jeunes femmes de la cour.

 

Conclusion :

* Ce portrait correspond aux attentes du lecteur quand un nouveau personnage apparaît : nous apprenons l’origine de la Princesse, revenons en arrière dans le temps pour mieux la connaître avant son arrivée. Elle est aussi décrite tant physiquement que moralement.

* Toutefois, l’ensemble de cette présentation vise à distinguer de suite la Princesse des autres personnages de la cour, dont il a été question longuement dans les pages précédentes. Sa beauté, son rang social la distinguent des autres car elle les surpasse. Mais surtout, la partie centrale du portrait, qui semble s’éloigner des intentions habituelles d’un portrait romanesque, permet de dresser un portrait moral de celle-ci, qui montre une vertu exceptionnelle.

* Ceci prépare en fait la suite des événements : elle ne pourra jamais s’intégrer correctement à la cour, lieu où les apparences sont prépondérantes et où la vertu n’est que passagère.   

mercredi 9 décembre 2020

Que retenir du groupement de textes complémentaires aux séquences 1 et 2 ?

 

Claude Levi-Strauss


Les textes du groupement : extraits de Tristes (Ovide) ; d'Histoire comique des États et Empires du soleil (Bergerac) ; de Micromégas (Voltaire) ; de Le Voyage en Orient (Nerval) ; de Race et Histoire (Levi-Strauss) ; de Nord perdu (Houston)

 

Le regard éloigné suppose la rencontre avec l’altérité, des êtres différents, une culture différente, des lieux différents. Le plus souvent, cela passe par des déplacements permettant au voyageur d'être confronté à l'altérité, à ce qui est différent de lui, peu importe l'objet de cette différence.

 

1) Les voyages sont différents selon les auteurs, si l'on se place dans une perspective européenne ou terrestre :

a) Voyages réels :

- Des Européens vers d'autres contrées terrestres : Ovide vers les confins de l’empire romain ; Nerval au Caire ; Levi-Strauss vers des contrées diverses (son travail d’ethnologue l’a mené entre autres au Brésil).

- Des représentants de populations extra-européennes vers l'Europe, la France en l’occurrence : Nancy Houston.

 

b) Voyages fictionnels :

- Un Européen vers une contrée extra-terrestre : le narrateur inventé par Bergerac se retrouve sur le soleil. La différence entre les personnages est représentée par la rencontre entre un être humain et des personnages animaux mais personnifiés.

- Un extra-terrestre vers notre planète : Micromégas vient de la planète Sirius et converse avec des humains. La différence entre les personnages vient de leur taille.  

 

2) Les textes permettent donc de rendre compte du vécu plus ou moins positif de celui/celle qui est confronté(e) à des contrées et des populations étrangères :

 

a) Les attitudes face à l’altérité peuvent varier selon les situations :

- Le voyageur peut être simplement surpris, étonné, par ce qu'il découvre. L'étonnement peut aussi marquer une absence de compréhension : le narrateur de Cyrano de Bergerac se trompe sur l’identité du roi, interprétant en se basant sur ce qu’il connaît, sa propre culture.

- Le voyageur reste lui-même, se coupe de l'environnement dans lequel il se déplace ou ne parvient pas à créer des relations avec les personnes qui l'environnent : Ovide se sent en « exil » (l. 2) dans un monde « sinistre » (l. 9) où le temps est autre que celui de Rome, comme s’il voulait insister sur le fait qu’il se trouve hors de son propre monde (l. 3-4) ; l'Anglais de Nerval garde ses gants, son bâton, afin de ne pas entrer en contact avec le climat, le sol et les habitants égyptiens.  

- Au contraire, l’ouverture d’esprit peut permettre des rencontres profitables : Micromégas sait remettre en question son opinion première en raisonnant. Il se rend compte « qu’il ne faut juger de rien sur sa grandeur apparente » (l. 1-2), dépasser les impressions premières laissées par un regard rapide et extérieur. Il dialogue avec les hommes, échange donc avec eux. Le personnage voyageur des États et Empires du soleil discute, pose des questions, s’intéresse au peuple rencontré, à ses mœurs.

 

b) Regards négatifs devant l’altérité :

- Le voyageur a l'impression d'être confronté à un mur, les différences créant un fossé entre lui et les personnes rencontrées : Houston (barrière de la langue : « la langue. Mur opaque. Êtres impénétrables » l. 11-12 ; « on est vite repéré » l. 15 ; « on n'est pas d'ici » l. 16 ; « les gens ricanent, vous regardent de travers » l. 19 ; ). Elle insiste sur le fait que la rencontre avec l'étranger est angoissante, crée de la détresse. Ovide découvre qu’au milieu d’étrangers, il est lui-même un barbare, qu’il ne peut communiquer que par signes avec ceux qui ne maîtrisent pas le latin.

 

- Plus encore, le voyageur peut craindre celui qui ne lui ressemble pas, vouloir le tenir loin de lui. Ovide se sent ainsi menacé par les populations non romaines, qu’ils voient comme des voleurs, des « ennemis » (l. 14) agressifs. Les murailles représentent comme cette frontière dont il souhaite qu’elle le protège de cette altérité menaçante (l. 12-13). Il ajoute que les « barbares » sont même au milieu d’eux : il ne peut regarder ces populations différentes de la culture de Rome qu’il connaît sans les voir comme effrayantes (l. 23).

  

- Le voyageur peut jeter un regard dédaigneux sur les populations rencontrées : l’Anglais de Nerval considère les Egyptiens comme inférieurs, qu’il faut tenir éloigné par un bâton, comme un animal ; Ovide est horrifié par l’apparence extérieure des « barbares » (vêtements de peau ; cheveux longs). Les serveurs parisiens cités par Houston se moquent du manque de maîtrise de la langue française de l’étrangère car pour eux il est normal de la parler correctement. Ils voient leur culture comme incontournable, comme une évidence puisqu’ils ont toujours baigné dans cet univers. C’est ce que Levi-Strauss souligne, montrant que qualifier l’autre de sauvage ou de barbare est le rejeter « hors de la culture, dans la nature ».

 

3) Les textes montrent donc le profit ou l’absence de profit pour les personnes concernées de la rencontre des cultures différentes :

a) Il peut vouloir perdre ses repères : Nerval évite d'être recommandé quand il arrive dans un pays pour ne pas être aidé dans sa découverte de cette nouvelle contrée. Même si Houston évoque l'angoisse que peut constituer le voyage, use parfois de termes moins péjoratifs : « déstabilisant » ; « déboussolant » (l. 5).

 

b) Le manque d’ouverture d’esprit ne permettra pas parfois aux personnes qui se rencontrent de tirer profit de cette confrontation : c’est le cas d’Ovide, imbu de son identité romaine, qui ne peut aller vers des populations qu’il considère comme inférieures ; l’Anglais du texte de Nerval est aussi dans la position du colonisateur qui l’empêche de regarder sans préjugés les populations locales ; même les serveurs parisiens semblent ne pas pouvoir se mettre à la place de Nancy Houston, comme si leur langue, leur ville s’imposaient. Quand on considère que sa propre culture s’impose parce qu’elle serait supérieure, le regard sur l’autre est biaisé : Levi-Strauss note que la différence peut être vite classée dans la qualification de « sauvage », donc de peu civilisé, de peu humain en quelque sorte.

 

c) D’autres en profitent pour s’instruire, découvrir d’autres mœurs, élargir leur compréhension du monde et des êtres humains : Le narrateur de Bergerac cherche à comprendre, et surtout laisse longuement la parole à la pie, montrant que sa parole a plus d’importance que celle de l’être humain. Par le contraste que Nerval offre entre sa manière de voyager et celle de l'Anglais caricaturé, il met en avant sa manière de penser la rencontre avec l'étranger, curieuse, ouverte, tournée vers l'autre, dans l'échange.

 

4) Il est à noter que Voltaire, Houston ou Levi-Strauss proposent des regards inversés pour les lecteurs européens : ils offrent aux Français un regard sur eux-mêmes par des étrangers :

- Voltaire propose un géant qui est humanisé, qui est un miroir des êtres humains. Mais il ravale aussi les hommes au stade d’« atomes intelligents », soulignant que notre puissance d’êtres humains n’est pas si grande que cela. Les philosophes qui répondent à Micromégas lui expliquent aussi que des guerres opposent les êtres humains pour des motifs futiles, surtout quand ils sont vus depuis l’œil du géant.

- Houston note combien les Parisiens sont peu courtois accueillants vis-à-vis des étrangers, de ceux qui ne manient pas bien leur langue. Elle souligne que ceux-ci considèrent que leur langue est comme naturelle, acquise, et qu'ils ne comprennent pas comment on peut parler une autre langue que la leur. Elle dénonce une forme de culture auto-centrée.

 

 

En conclusion...

 

* Les textes permettent de réfléchir à la fois sur l'attitude du voyageur, et sur l'accueil par les populations locales de celui-ci, entre ouverture des uns et des autres, et peur de la différence ou repli sur soi.

* Ils remettent en cause les opinions admises sur le voyage souvent envisagé comme extraordinaire, positif. Ils montrent que le voyage peut être aussi source d'angoisse, ou être motivé par des préoccupations qui ne concernent que le voyageur. Ce dernier peut aller au bout du monde mais ne pas entrer réellement en relation avec les populations rencontrées.