dimanche 28 mars 2021

L'Être et le Paraître dans La Princesse de Clèves (Mme de Lafayette) et L'Elégance du hérisson (Muriel Barbery) : comparaison

 



 

Comment les deux romans montrent-ils au lecteur le contraste qui existe entre l’apparence que les personnages doivent offrir à la société et la réalité de ce qu’ils sont ?

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Analyse du sujet :

* Le sujet est basé sur une opposition (« contraste »).

 

* Elle oppose l’individualité et la collectivité, ce qui relève des traits de caractérisation d’une personne, donc intérieurs, intimes, et l’être social.

 

* Elle oppose également « l’apparence » et la « réalité » des personnages. On suppose donc qu’il n’y a pas forcément adéquation entre les deux. Un personnage peut être une forme de reflet de personne humaine, et l’on sait que « le monde entier est un théâtre » (Shakespeare). L’image d’un personnage aux yeux de personnes extérieures ne sera pas la réalité de ce que la personne est, de ce qu’elle vit. Un personnage peut donc se construire une image sociale, prendre un masque aux yeux des autres.

Le roman a ceci d’intéressant pour le lecteur qu’il permet l’accès aux deux pans d’un personnage, à la fois  son image sociale et à son intimité (point de vue omniscient, ou interne).

 

* Cette opposition suppose que ce contraste n’est pas forcément bien vécu par un personnage. « doivent » indique une obligation de la société à offrir une certaine image, un manque de liberté par conséquent. La société devient alors un poids, impose une voie à suivre.

 

Pistes de réflexion :

 

* Les choix de narration : Dans les deux romans, le lecteur accède aux deux faces des personnages, la Princesse d’une part, Renée et Paloma d’autre part.

Le jeu du point de vue omniscient, qui épouse parfois les flux de pensée de la Princesse, permet de contraster avec le regard de la Cour qui s’impose souvent à elle.

Ex. « L’on ne peut exprimer la douleur qu’elle sentit de connaître […] l’intérêt qu’elle prenait à M. de Nemours ; elle n’avait pas encore osé se l’avouer à elle-même. Elle vit alors que les sentiments qu’elle avait pour lui étaient ceux que M. de Clèves lui avait tant demandés ; elle trouva combien il était honteux de les avoir pour un autre que pour un mari qui les méritait. » (vers la fin du tome Ier)

Dans le roman de Barbery, le double point de vue interne, de deux personnages qui s’emparent successivement de la narration, permet au lecteur de croiser deux intimités. Les deux personnages ont ceci en commun que leur image extérieure est guidée, imposée par leur statut : la concierge se doit d’être soumise, inculte, et même revêche, quand Paloma se doit d’être brillante, pour correspondre au milieu de la haute bourgeoisie qui est le sien.

Ex. Renée : « Dans l’imaginaire collectif, le couple de concierges, duo fusionnel composé d’entités tellement insignifiantes que seule leur union révèle, possède presque à coup sûr un caniche. […] Aussi le couple de concierges, métaphorisé par son chien totémique, semble-t-il privé de ces passions que sont l’amour et le désir et, comme le totem lui-même, voué à demeurer laid, bête, soumis et vantard. […] Non seulement nous ne possédâmes jamais de caniche mais je crois pouvoir dire que notre mariage fut une réussite. » (« Camélias », chapitre 3)

Ex. Paloma : « Parmi les personnes que ma famille fréquente, toutes ont suivi la même voie : une jeunesse à essayer de rentabiliser son intelligence, à presser comme un citron le filon des études et à s’assurer une position d’élite et puis toute une vie à se demander avec ahurissement pourquoi de tels espoirs ont débouché sur une existence aussi vaine. […] depuis très longtemps, je sais que la destination finale, c’est le bocal à poissons. […] ce qui est certain, c’est que dans le bocal je n’irai pas. » (« Pensée profonde n° 1 »)  

 

* Le regard : Le sens de la vue est présent dans les deux romans. Il permet d’offrir le regard extérieur sur le personnage, quand celui-ci est en représentation, en face d’autres personnages. La vue, les yeux symbolisent donc, portent donc le regard social, au sens du jugement porté sur l’autre. La vue met en avant une habitude sociale universelle : regarder l’autre, c’est le juger, l’enfermer dans une définition simpliste, souvent négative d’ailleurs. Le regard devient donc aussi ce poids social qui pèse sur l’individu, l’empêche de s’épanouir, d’être heureux.

Ex. La Princesse de Clèves : « Il parut alors une beauté à la cour, qui attira les yeux de tout le monde, et l’on doit croire que c’était une beauté parfaite, car elle donna de l’admiration […] » ( (tome Ier) ;

« Elle voyait M. de Nemours chez Mme la Dauphine ; elle le voyait chez M. de Clèves, où il venait souvent avec d’autres personnes de son âge, afin de ne pas se faire remarquer ; mais elle ne le voyait plus qu’avec un trouble dont il s’apercevait aisément. Quelque application qu’elle eût à éviter ses regards et à lui parler moins qu’à un autre, il lui échappait de certaines choses qui partaient d’un premier mouvement, qui faisaient juger à ce prince qu’il ne lui était pas indifférent. » (tome IIè)

 

Ex. L’Elégance du hérisson : Renée : « J’ai endossé mon habit de concierge semi-débile. Il s’agit là d’un nouveau résident que la force de l’habitude ne contraint pas encore à la certitude de mon ineptie et avec lequel je dois faire des efforts pédagogiques spéciaux. […] M. Quelque Chose ne montre aucune impatience et attend poliment en me regardant avec un joli sourire. […] Et pourtant, voici la tragédie : j’ai sursauté au pallier à ça au moment même où M. Quelque Chose sursautait aussi, tandis que nos regards se croisaient. […] M. Quelque Chose me regarde avec un œil tout différent. Un œil à l’affût. » (« De la grammaire » chapitre 1).  

 

* Les lieux : Ils peuvent aussi symboliser les moments où le personnage doit jouer le jeu social, se construit une image, et à l’inverse les moments où le personnage peut redevenir aussi lui-même.

Pour la Princesse, Coulommiers est une retraite hors de la Cour, loin de Paris et du Louvre où elle est attendue, où on vient la visiter chez elle.

Ex. « Quand M. de Clèves fut revenu, elle lui dit qu’elle voulait aller à la campagne, qu’elle se trouvait mal, et qu’elle avait besoin de prendre l’air. M. de Clèves, à qui elle paraissait d’une beauté qui ne lui persuadait pas que ses maux fussent considérables, se moqua d’abord de la proposition de ce voyage et lui répondit qu’elle oubliait que les noces des princesses et le tournoi s’allaient faire, et qu’elle n’avait pas trop de temps pour se préparer à y paraître avec la même magnificence que les autres femmes. » (tome IIIè)

Alors qu’ils se trouvent à Coulommiers, de Nemours assiste à cette conversation entre les deux époux : « M. de Clèves disait à sa femme : « Mais pourquoi ne voulez-vous point revenir à Paris ? Qui vous peut retenir à la campagne ? Vous avez depuis quelque temps un goût pour la solitude qui m’étonne […].

- Je n’ai rien de fâcheux dans l’esprit, répondit-elle, avec un air embarrassé, mais le tumulte de la cour est si grand, et il y a toujours un si grand monde chez vous qu’il est impossible que le corps et l’esprit ne se lassent, et que l’on ne cherche du repos. » (tome IIIè)

René a construit son logement en deux parties, l’une visible aux yeux des visiteurs, et qui donne l’image d’une concierge modeste, peu cultivée, l’autre où elle peut lire, regarder les films qu’elle souhaite.

Ex. « Un carillon relié à un mécanisme infrarouge m’avertit désormais des passages dans le hall, rendant inutile tout bouton requérant que les passants y sonnent pour que je puisse connaître leur présence, bien que je sois fort éloignée d’eux. Car en ces occasions, je me tiens dans la pièce du fond, celle où je passe le plus clair de mes heures de loisir et où, protégée des bruits et des odeurs que ma condition m’impose, je peux vivre selon mon cœur […]. Ainsi les résidents traversant le hall entendaient les sons étouffés par quoi on reconnaît qu’une télévision est en marche et, en manque d’imagination, formaient l’image de la concierge vautrée devant le récepteur. » (« Marx », chapitre 2)

 

* Le jeu social : Comme l’indique Shakespeare, chacun.e est un acteur/une actrice devant les autres. Cela suppose donc de construire une image de soi, qui ne correspond pas forcément à la réalité de la personne. Dans les deux romans, le lecteur comprend cette construction, par le contraste entre l’être qu’il voit en privé, et celui qui apparaît dans le champ social. Il existe également des moments où la personne en charge de la narration montre que le personnage se crée une image. Celle-ci passe par exemple par l’apparence vestimentaire et physique. Le jeu d’acteur passe également par le langage, qui n’est pas naturel, est contrôlé, vise à tromper sur la réalité du personnage.

Il est à noter que parfois le personnage ne parvient pas à contrôler son image jusqu’au bout, que la réalité de son intériorité apparait, qu’il se trahit en quelque sorte. Le personnage se sent alors en danger. Le masque est en effet une protection contre les dangers du regard des autres, mais protège aussi contre soi-même dans le cas de la Princesse. 

Ex. La Princesse de Clèves : « Quelque triste que fût Mme de Clèves, elle ne laissa pas de paraître aux yeux de tout le monde, et surtout aux yeux de M. de Nemours, d’une beauté incomparable. » (tome IIIè) ;

« Mme de Clèves, sachant qu’elle était obligée d’y être [à la Cour, qui s’inquiète de l’accident du roi Henri II au tournoi], qu’elle y verrait M. de Nemours, qu’elle ne pourrait cacher à son mari l’embarras que lui causait cette vue, connaissant aussi que la seule présence de ce prince le justifiait à ses yeux, et détruisait toutes ses résolutions, prit le parti de feindre d’être malade. La cour était trop occupée pour avoir de l’attention à sa conduite et pour démêler si son mal était faux ou véritable. » (fin du tome IIIè)

 

Ex. L’Elégance du hérisson : Renée : « - Marx change totalement ma vision du monde, m’a déclaré ce matin le petit Pallières qui ne m’adresse d’ordinaire jamais la parole. […]

Que peuvent comprendre les masses laborieuses à l’œuvre de Marx ? La lecture en est ardue, la langue soutenue, la prose subtile, la thèse complexe. Et c’est alors que je manque de me trahir stupidement.

- Devriez lire l’Idéologie allemande, je lui dis […].

Mais Antoine Pallières, dont la répugnante et embryonnaire moustache n’emporte avec elle rien de félin, me regarde, incertain de mes paroles étranges. Comme toujours, je suis sauvée par l’incapacité qu’ont les êtres à croire à ce qui fait exploser les cadres de leurs petites habitudes mentales. » (« Marx », chapitre 1)

 

* Des personnages rebelles : Les trois personnages ne se laissent pas imposer les règles sociales. Ils tranchent donc avec ce que la société attend d’eux. D’abord, ce n’est pas forcément visible : le lecteur s’en rend compte puisqu’il peut comparer le regard des autres, le comportement des autres sur le personnage en question avec ce que le personnage ressent, pense : le point de vue interne permet cette confrontation. Puis le personnage dévie par son comportement des attentes sociales, et même de l’image dans laquelle il est enfermé.  

Ex. La Princesse de Clèves : réaction de son époux à son aveu : « La confiance et la sincérité que vous avez pour moi sont d’un prix infini. […] Vous me rendez malheureux par la plus grande marque de fidélité que jamais une femme ait donnée à son mari. » (tome IIIè)

L’incompréhension de Nemours face à l’attitude de la Princesse (il s’interroge lui-même mais ne s’adresse pas à la Princesse ici) : « Pouvez-vous avoir regardé [mon portrait] avec tant de douceur, et m’avoir fui moi-même si cruellement ? Que craignez-vous ? Pourquoi mon amour vous est-il si redoutable ? Vous m’aimez, vous me le cachez inutilement ; vous-même m’en avez donné des marques involontaires. » (tome IVè)

 

Ex. L’Elégance du hérisson : « - On ne s’ennuie pas avec vous, est la première chose que me dit M. Ozu une fois la cuisine réintégrée […]. Vous êtes une personne peu ordinaire, ajoute-t-il […].

- Au contraire, réponds-je, je crois être une personne très ordinaire. Je suis concierge. Ma vie est d’une banalité exemplaire.

- Une concierge qui lit Tolstoï et écoute du Mozart, dit-il. Je ne savais pas que ce fût dans les pratiques de votre corporation. » (« Pluie d’été », chapitre 15)  

 

On peut toutefois se demander si les personnages ne doivent pas parfois lutter d’abord contre eux-mêmes, avant de combattre le jugement des autres. La Princesse lutte contre sa passion intérieure, qu’elle juge contraire à sa morale. Sa vertu ne peut se concilier avec un amour contraire à la fidélité due à son époux, mais qui la mettrait aussi en danger si une liaison avec Nemours venait à être connue de la Cour. Elle préfère donc la tranquillité à un bonheur hypothétique en s’éloignant de celui qu’elle aime.

Ex. La Princesse de Clèves : La Princesse à Nemours lors de leur dernier entretien : « Je sais bien qu’il n’y a rien de plus difficile que ce que j’entreprends, répliqua Mme de Clèves, je me défie de mes forces, au milieu de mes raisons. […] quoique je me défie de moi-même, je crois que je vaincrai jamais mes scrupules, et je n’espère pas aussi de surmonter l’inclination que j’ai pour vous. Elle me rendra malheureuse, et je me priverai de votre vue, quelque violence qu’il m’en coûte. » (tome IVè)

Ex. L’Elégance du hérisson : Renée vient de raconter la vie de sa sœur à Paloma : « je réalise que je suis assise dans ma cuisine, à Paris, dans cet autre monde au sein duquel j’ai creusé ma petite niche invisible et auquel j’ai pris soin de ne jamais me mêler, et que je pleure à chaudes larmes […] et je réalise aussi que j’ai tout dit, tout raconté : Lisette, ma mère, la pluie, la beauté profanée et, au bout du compte, la main de fer du destin, qui donne aux mort-nés des mères mortes d’avoir voulu renaître […].

- Madame Michel, me répond [Paloma], vous savez, vous me redonnez de l’espoir.

- De l’espoir ? dis-je en reniflant pathétiquement.

- Oui, dit-elle, il semble qu’il soit possible de changer de destin. » (« Paloma », chapitre 12).

Lire aussi la « Pensée profonde n°15 » qui montre que Paloma a bien saisi pourquoi Mme Michel s’interdit une relation avec Kakuro Ozu.

 

* Des personnages solitaires : Le souci des personnages qui ne souhaitent pas révéler aux yeux du monde la réalité de ce qu’ils sont est qu’ils se retrouvent souvent sans aide extérieure, car celle-ci représente un danger pour leur couverture, l’image qu’ils se sont construite. La Princesse se retrouve ainsi bien seule, son époux à qui elle se confie est reconnaissant de cette sincérité mais est emporté par la jalousie.

Ex. La Princesse de Clèves : « Ce prince [le duc de Nemours] connut bientôt que Mme de Clèves n’avait pas voulu hasarder qu’il essayât encore de la voir : toutes les portes étaient fermées. […] Mme de Clèves, s’étant doutée que M. de Nemours pourrait revenir, était demeurée dans sa chambre. » (tome IVè)

 

Ex. L’Elégance du hérisson : « Que moi, Renée, cinquante-quatre ans, concierge et autodidacte, je sois, en dépit de ma claustration dans une loge conforme, en dépit d’un isolement qui aurait dû me protéger des tares de la masse, en dépit, encore, de cette quarantaine honteuse ignorante des évolutions du vaste monde en laquelle je suis confinée, que moi, Renée, je sois le témoin de la même transformation qui agite les élites actuelles[…]. » (« Camélias », chapitre 9)  

 

* Une manière de critiquer le poids de la société sur les individus : Dans les deux romans, outre l’intrigue ainsi guidée par ce contraste entre intimité et regard social, les autrices pointent du doigt la pression sociale qui s’impose à chacun dans le champ social. Le regard social enferme les personnages dans des rôles imposés, ne leur permet pas de s’épanouir comme ils le souhaitent. Cette mise en scène peut revêtir une fonction critique : le lecteur comprend que Mme de Lafayette dénonce le poids de la Cour, de l’hypocrisie de celle-ci. La Cour défend en apparence une certaine vertu, mais incite à prendre un amant. La Princesse se trouve incapable de lutter contre ce poids, ce qui explique en partie son choix de s’éloigner de ce milieu qu’elle juge délétère.

Ex. La Princesse de Clèves : Mme de Chartres à sa fille : « Si vous jugez sur les apparences en ce lieu-ci, répondit Mme de Chartres, vous serez souvent trompée : ce qui paraît n’est presque jamais la vérité. »

L’aveu de la Princesse à son époux devient un sujet de discussion à la Cour, et va ensuite peser sur les relations internes au couple, l’un et l’autre s’accusant d’avoir évoqué cet aveu, alors que Nemours, caché et présent, comme représentant la Cour, est à l’origine de cette fuite.

Quand la Cour s’aperçoit que Nemours est amoureux, sans savoir de qui, la Princesse se trouve à plusieurs reprises embarrassée quand il en est question à la Cour.

 

Ex. L’Elégance du hérisson : Paloma : « Parmi les personnes que ma famille fréquente, toutes ont suivi la même voie : une jeunesse à essayer de rentabiliser son intelligence, à presser comme un citron le filon des études et à s’assurer une position d’élite […]. » « Même pour une personne aussi intelligente que moi, aussi douée pour les études, aussi différente des autres et aussi supérieure à la plupart, la vie est déjà toute tracée et c’est triste à pleurer. » (« Pensée profonde n°1 »)

 

La Princesse de Clèves : des citations à connaître

 


Vous trouverez sur la page suivante une liste de citations extraites de La Princesse de Clèves

Cette liste est trop longue pour que toutes soient retenues mais permet de mémoriser quand même certains passages qui pourraient servir dans le cadre d'une dissertation.  

http://bonnespioches.unblog.fr/2011/04/08/la-princesse-de-cleves-madame-de-lafayette/

 

 

vendredi 5 mars 2021