mercredi 7 décembre 2022

Annie Ernaux, Prix Nobel de littérature 2022 : son discours

 

Document iconographique du site "Place des Libraires", sur cette page :

https://www.placedeslibraires.fr/agenda-125982/annie-ernaux-prix-nobel-de-litterature-2022/

 

Annie Ernaux va se rendre à Stockolm pour y chercher son Prix Nobel de Littérature remporté le 6 octobre 2022. Un événement exceptionnel, non parce qu'elle est française, mais parce qu'elle est femme... Depuis le début de l'attribution de ce Prix en 1901, seules 16 femmes avant elle ont reçu ce Prix, contre plus d'une centaine d'hommes.

Allez lire le discours qu'elle va prononcer ce 10 décembre devant l'académie suédoise qui gère le Prix. Un exercice de style autant qu'un texte porteur d'une réflexion sur son œuvre.  

https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/12/07/annie-ernaux-j-ecrirai-pour-venger-ma-race-le-discours-de-la-prix-nobel-de-litterature_6153401_3232.html

 

Un autre auteur français avait reçu en son temps le Prix Nobel de Littérature : Albert Camus. Son discours est resté dans les mémoires. A écouter ci-dessous : 

https://www.youtube.com/watch?v=M5QD-32MCv4&t=4s



jeudi 10 novembre 2022

Chronologie des droits de la femme de 1789 à 2020

 

Escargot ci-dessus à retrouver sur cette page :

https://bourgognefranchecomte-fr.cidff.info/nos-services/le-reseau-national-des-cidff/informations-kit/documentation/dates-cles-de-l-evolution-des-droits-des-femmes/p-78

 

Sur la page ci-dessous, très riche, vous trouverez le détail des droits des femmes acquis au fil des années depuis 1789. Cette chronologie est intéressante, pour ce qui nous concerne (l'étude de la Déclaration des droits de la Femme et de la Citoyenne d'Olympe de Gouges), durant les années 1789-1795 : 

 

https://criminocorpus.org/fr/reperes/chronologies/chronologie-des-droits-des-femmes-en-france-de-la-revolution-fra/

 

 

mercredi 2 novembre 2022

Lecture analytique linéaire : l'évasion de Manon Lescaut

 


Introduction :

Après avoir déjà été séparés et réunis plusieurs fois, les deux personnages de Des Grieux et Manon vont ici se retrouver. Suite à leur vol de l’argent et des bijoux de M. de G… M…, les deux amants ont été emprisonnés, Manon à l’Hôpital, et Des Grieux à Saint-Lazare. Des Grieux s’est évadé, en tuant au passage un religieux. Et ici il organise l’évasion de son amante, grâce à l’aide de son nouvel ami M. de T… et en déguisant Manon en homme.

 

Structure du texte (mouvements) :

* 1ère partie : lignes 1 à 10 (« … décemment à la porte. ») : Le travestissement de Manon : la préparation de l’évasion.  

* 2ème partie : lignes 11 à 16 (« Le reste du jour… séparé de Manon ») : L’évasion de Manon de l’Hôpital.

* 3ème partie : lignes 17 à 24 (« Ce transport… ») : Les réticences du cocher : dernier obstacle à la fuite.

 

L’extrait s’organise sur l’organisation de l’évasion, et sur des obstacles à cette évasion. Le suspense est ainsi entretenu jusqu’à la fin de ce passage pour savoir si le plan réussira ou non. Le mouvement général du texte rapproche progressivement les deux amants, dans une liberté retrouvée pour Manon.   

 

Problématique :

* En quoi cet extrait, romanesque, maintient-il le suspense sur l’issue de la réalisation du plan élaboré par Des Grieux (et son ami) ?

 

* En quoi le déguisement est-il mis au service de la tension dramatique de tout ce passage ?


Analyse linéaire :

1ère partie (l. 1-10) :

 

* L’outil principal de l’évasion est le déguisement de Manon en homme : cet aspect est mis en évidence au long de cette première partie :

- champ lexical des vêtements masculins très développé, avec répétition de certains termes : « juste-au-corps » (l. 2, 4), « surtout » (l. 2, 4, 9), « mes poches » (l. 2-3), « une de ses deux vestes » (l. 3-4), « culotte » (l. 5,8), « cette pièce » (l. 6). Cette insistance montre que les vêtements sont l’outil principal de la réussite de la fuite de Manon, et met notamment l’accent sur le fait qu’elle va ressembler ainsi à un homme, masquer son identité féminine qui attirerait l’attention de ceux qui gardent ces lieux destinés à emprisonner des femmes (Hôpital La Salpêtrière).

- à l’inverse, les vêtements féminins, qui ne seront pas visibles par des observateurs extérieurs, et donc ne peuvent jouer un rôle de travestissement, sont vite évacués au début du paragraphe : « du linge » (l. 1) (terme général, imprécis, désignant des sous-vêtements) ; seulement deux vêtements cités (« du linge, des bas » l.1) ; fin de la liste par un « etc. » (l. 2) qui montre que cet aspect ne va pas avoir d’incidence dans la suite du récit et est donc écarté d’emblée par Des Grieux narrateur.

- l’apparence extérieure permet l’efficacité du déguisement :

Ä l’apparence de Des Grieux ou de M. de T… venus voir Manon en journée et qui doivent ensuite ressortir de l’établissement sans que l’on remarque un changement dans leur apparence extérieure. La négation autour du verbe « voir » (« ne laissait rien voir » l. 2) évoque le regard du personnel de la prison, comme le verbe « sortir », employé deux fois (l. 4, 8) : la chambre-cellule de Manon est un lieu privé, caché, alors que passée la porte de ce lieu, les regards extérieurs deviennent un danger potentiel. Dans le premier cas, le danger est écarté, comme l’indique le participe présent « me suffisant » (l. 4) dont le verbe à l’infinitif dépend. Le deuxième emploi est suivi de l’explication (lignes 9-10) de la manière dont Des Grieux pourra être observé sans dommage, et le verbe est répété par son synonyme « passer décemment la porte » (l. 10), où l’adverbe « décemment » renvoie encore au jugement extérieur, moral, sur l’apparence de Des Grieux quand il sera observé.

Le complément circonstanciel de lieu « dans mes poches » (l. 2-3) indique une volonté de dissimuler, ici ce que Des Grieux a apporté pour travestir Manon.

Ä l’apparence que Manon aura au moment où elle sortira de l’Hôpital la nuit venue. Les déterminants possessifs renvoyant aux deux hommes présents indiquent qu’elle se déguise en homme : « une de ses deux vestes » (M. de T…) (l. 3-4) ; « mon juste-au-corps » (Des Grieux) (l. 2). Le pronom « la mienne » est suivi immédiatement du complément d’objet indirect « à Manon » (l. 9), qui montre que l’apparence habituelle de Des Grieux devient celle de Manon. Le groupe nominal « son ajustement » (l. 5) renvoie aussi à une manière de se vêtir qui est pensée, organisée en un but précis, l’évasion. Les verbes et les pronoms personnels qui les accompagnent montrent aussi ce passage, ce mouvement, des vêtements des deux hommes vers Manon : « M. de T… lui laissa » (l. 3) ; « je lui donnai » (l. 4) ; « Je laissai la mienne » (l. 8-9).  

 

* Dès ce moment, les circonstances créent du suspense, et donc une forme de tension. Le plan élaboré par les personnages laisse imaginer au lecteur une certaine suite d’événements. Pour créer une tension dramatique, des obstacles se placent en travers qui laissent le lecteur douter un moment de la réalisation du projet.

Ainsi cette première partie du récit s’organise elle-même en trois étapes, soulignées notamment par le changement de paragraphe :  1ères explications sur la manière dont Manon va être déguisée en homme (l. 1-5), puis obstacle (l. 5-8) de la culotte oubliée (l. 5 : « excepté la culotte que j’avais malheureusement oubliée »), ƒ obstacle pour lequel une solution va être trouvée (l. 8-10). Ce découpage permet de créer une tension narrative, un suspense, et de laisser entendre un moment au lecteur que l’évasion ne va peut-être pas se réaliser. Cela permet de jouer sur les possibles narratifs.

- Étape  : le plan semble bien rôdé, et se dérouler correctement : la phrase qui débute par l’imparfait « j’avais avec moi, pour Manon » (l. 1) explique certains détails du plan (présence de deux verbes à l’imparfait dans cette phrase), et indique donc une préparation en amont, avant d’arriver à l’Hôpital ; l’enchaînement des verbes au passé simple (l. 3 & 4) montre une exécution efficace de la part des personnages ; cette première étape se termine par l’emploi d’une négation forte (« il ne se trouva rien de manque » l. 4-5) qui semble mettre en valeur l’efficience de l’organisation.  

- Étape  : Mais la phrase précédente n’est pas achevée et un élément vient contrecarrer le déroulement de cette chaîne d’événements : la phrase est en deux parties qui s’opposent, la virgule soulignant cette structure. « excepté » introduit cette opposition, et un élément vestimentaire est alors cité, « la culotte » (l. 5), focalisant l’attention du lecteur sur un grain de sable qui risque de faire échouer le plan d’évasion : nous avons vu combien l’attention du lecteur avait été portée sur les vêtements, outils essentiels de la fuite de Manon. Le fait de terminer le paragraphe sur le participe passé « oubliée », puis de démarrer le suivant en reprenant le problème par le groupe nominal de la même famille (« l’oubli » l. 6) accentue encore le suspense, la tension, comme le changement de paragraphe qui, visuellement, laisse le lecteur attendre la suite du récit. La précision apportée par l’adjectif « nécessaire » (l. 6) insiste encore sur le fait que l’absence de culotte risque de tout compromettre, comme le verbe « arrêter » (l. 8) en fin de phrase qui semble mettre en valeur un coup d’arrêt : le lecteur est ainsi placé dans une autre chaîne d’événements, en imagine une autre que celle de l’exécution du plan présenté précédemment. 

Des Grieux va aussi mettre en avant son avis de narrateur (« malheureusement » l. 5) afin de faire prendre en pitié les personnages par le lecteur, comme il met en évidence les sentiments qui étaient les leurs à ce moment (en tant que personnages), afin que le lecteur puisse s’identifier aux personnages et être lui aussi comme angoissé par l’obstacle et donc le risque de voir le plan échouer : le « désespoir » (l. 7) marque une angoisse très forte, l’absence (préfixe négatif « dé ») de projection optimiste vers l’avenir ; ce « désespoir » contraste de plus avec la « bagatelle » (l. 7), le détail infime, placé immédiatement après dans la phrase, marquant la possibilité d’un échec d’autant plus cuisant qu’il serait dû à un petit défaut d’organisation ; le rire des personnages est évacué, s’inscrivant dans une hypothèse impossible que l’emploi du subjonctif met en avant (« eût » l. 6 & 7).

- Étape ƒ : L’adverbe d’opposition « cependant » (l. 8) placé en début de phrase souligne que le risque d’échec va être contrecarré. Autant les personnages semblaient placés dans l’incapacité de continuer à agir, autant ici Des Grieux montre l’inverse : l’expression « je pris mon parti » (l. 8) indique qu’il est de nouveau maître de ses choix et donc de la suite des événements. Le retour du passé simple montre aussi le retour de l’avancée du récit, alors que le récit a fait une pause dans l’étape 2 (avec des verbes au plus-que-parfait, au mode subjonctif ou à l’imparfait). Les explications données (« sortir moi-même sans culotte » l. 8, « à l’aide de quelques épingles » l. 9) indiquent que l’obstacle est levé, que le plan initial est remis en route.

 

* Outre le suspense, ce passage crée une tension par d’autres moyens : le récit se veut haletant, par un rythme rapide, quand les actions s’enchaînent :

- emploi de phrases courtes : phrases simples l. 1 & 3 & 9 ; ou en deux propositions grammaticales assez courtes l. 4, 8.

- usage répété de verbes au passé simple (« retournâmes », fûmes », « laissa », « donnai », « trouva », « pris », « laissai », « mis »), qui indiquent des actions ponctuelles, qui font avancer le récit.

- ellipses narratives ou sommaires (= résumés d’actions) pour se focaliser sur les moments les plus importants : pas de narration précise de l’entrée dans l’Hôpital jusqu’à la chambre de Manon ; l. 10-11 pas de narration de la sortie de l’Hôpital des deux hommes ; et dans la partie 2, résumé de toute la journée en une courte phrase « le reste du jour » (l. 11).

- la négation restrictive qui encadre le groupe nominal temporel « un moment » (« nous ne fûmes qu’un moment » l. 3) souligne d’emblée combien les personnages agissent vite et donc de manière organisée et déterminée.


2ème partie (l. 11 à 16) :

 

* Ici encore, l’objectif est de permettre au lecteur de vivre par procuration les événements, de s’identifier aux personnages, notamment à Des Grieux. Plusieurs moyens le permettent :

- Le narrateur donne des précisions spatio-temporelles ou de circonstances pour que le lecteur puisse imaginer la scène de la sortie de Manon de l’Hôpital : utilisation d’une proposition participiale pour indiquer le moment où se déclenche la suite du plan (« la nuit étant venue » l. 11) ; précision de l’emplacement du carrosse sur place (« un peu au-dessous de la porte de l’Hôpital » l. 12) ; précision, détail, une fois encore donné par une proposition participiale sur l’organisation (« notre portière étant ouverte » l. 13).

- Le rythme reste rapide, pour montrer à la fois que les événements s’enchaînent vite, au vu du danger, et selon le plan établi, ce qui poursuit la tension initiée dans la partie 1 : négation liée à l’adverbe de temps « pas longtemps » (l. 12-13) pour montrer une attente courte, qui contraste avec la « longueur insupportable » (l. 11) de la journée avant l’évasion ; autre indication temporelle par le complément circonstanciel de temps « à l’instant » (l. 14) ; phrases courtes (l. 11, 15), ou en deux propositions grammaticales assez courtes (l. 11-12, 12-13, 13-14, 14-15) qui donnent un rythme élevé, et offrent l’illusion d’une suite d’actions enchaînées rapidement.

- L’emploi fréquent, ici encore, de verbes au passé simple (« parut », rendîmes », fûmes », « montèrent », « reçus », « demanda », « fus », « fit », « dis ») indique un enchaînement d’actions de premier plan, qui affichent une avancée dans le récit.

- Une fois encore, Des Grieux narrateur offre au lecteur certaines de ses émotions ou sentiments : le verbe « me parut » et l’adjectif « insupportable » (l. 11) soulignent la douleur de l’attente ; l’adjectif « chère » (l. 14) rappelle son amour pour Manon ; il indique aussi que Manon a eu peur, par le verbe à l’imparfait de description « tremblait » (l. 14) ; les hyperboles dans ses paroles au style direct indiquent aussi son amour (« au bout du monde » ; « ne jamais être séparé » l. 15-16).

 

* La libération de Manon est représentée, puisqu’il s’agit du moment précis où celle-ci se produit.

- Tout d’abord le motif de la porte apparaît, déjà évoqué dans la partie 1 (l. 10), mais qui concernait alors Des Grieux (tout en montrant ainsi aussi que libérer Manon, c’est aussi se libérer lui-même en la retrouvant) : « la porte de l’Hôpital » (l. 12) est citée, et liée dans cette phrase au carrosse qui, en tant que mode de transport, est l’outil de la fin de la fuite, de la libération de Manon ; « notre portière étant ouverte » (l. 13), même s’il ne s’agit pas de la porte de la prison, évoque aussi la fuite et la liberté.

- Ensuite, les verbes de mouvement montrent aussi cette libération, alors que la prison est synonyme d’immobilisme : deux occurrences du verbe « toucher » apparaissent, d’abord énoncée par le cocher (l. 15) (qui représente aussi par sa fonction le déplacement), puis reprise immédiatement après, au style direct (donc de manière encore plus visible), par Des Grieux (« touche » l. 15) ; l’autre impératif utilisé par Des Grieux dans la même phrase est « mène-moi » (l. 16) qui rappelle aussi le mouvement d’éloignement de la prison, la projection vers un autre espace que celui de l’Hôpital, espace indéfini (« quelque part » l. 16), mais caractérisé par le fait d’être avec Manon (proposition subordonnée relative, débutant par le pronom relatif de lieu « où » : « où je ne puisse jamais être séparé de Manon » l. 16) ; et le « bout du monde » (l. 16) s’oppose fortement avec l’univers restreint de la chambre carcérale de Manon, élargissant l’espace à la planète entière ; le verbe « montèrent » (l. 14) indique encore la fuite, puisqu’il s’agit d’être dans le carrosse qui les éloignera de la prison.

On peut noter au passage que les paroles de Des Grieux semblent annoncer la suite du roman, quand les deux amants se retrouveront sur le continent américain, bien loin de la vieille Europe.  

 

* Lié à la libération de Manon, le rapprochement des deux amants qui étaient séparés depuis leur emprisonnement se fait progressivement au long de cette partie du texte. Les verbes de mouvements ou les indications spatiales permettent de représenter ce rapprochement : le verbe de mouvement « nous nous rendîmes » (l. 11-12) l’indique, d’autant qu’il est complété par une indication spatiale qui se termine par le nom du lieu où se trouve Manon, « l’Hôpital » (l. 11) ; le verbe de mouvement « montèrent » (l. 14) montre une proximité encore plus grande de Manon avec Des Grieux ; auparavant, le rapprochement des deux amants était visuel, ce qu’indique les verbes « voir paraître » (l. 13). Puis le rapprochement se termine bien entendu par un contact physique, souligné par le complément circonstanciel de lieu « dans les bras » (l. 14), lui-même précédé par le verbe « reçus » (l. 14) qui indique aussi cette proximité physique des deux personnages.

 

* Si Manon apparaît ici comme un personnage fragile par la comparaison à la « feuille » (l. 15), petit élément végétal, Des Grieux semble acteur de cette libération, de leur existence, mais cela n’est qu’une illusion. Sa force apparaît par l’emploi des deux verbes à l’impératif, rapportés de plus au style direct, ce qui fait entendre en quelque sorte la voix du personnage au moment des faits : « Touche », « mène-moi » (l. 15 & 16). Il donne des ordres au cocher, veut le faire agir dans le sens qu’il souhaite. Mais cette apparence est contredite par le début du paragraphe suivant, par les hyperboles et l’imprécision spatiale qui reflètent plutôt son bonheur de retrouver son amante, et par la fin de son propos qui dévoile l’identité féminine de la nouvelle venue (Manon est un prénom uniquement féminin), qui tranche bien entendu avec le soin apporté à la déguiser en homme. Des Grieux se montre ici imprudent.

 

3ème partie (lignes 17 à 24) :

 

* Une nouvelle fois, un obstacle se place en travers de l’accomplissement du projet de fuite, et une nouvelle fois Des Grieux en est le responsable. Après avoir oublié la culotte, il énonce au cocher l’identité de celle qui vient d’entrer dans le carrosse, brisant ainsi l’illusion masculine créée par le déguisement. La tension dramatique est relancée après le soulagement de la partie 2 qui montrait une réalisation sans encombre du plan, et le bonheur des personnages auxquels le lecteur pouvait s’identifier. Comment cette tension est-elle mise en valeur ?

- des groupes nominaux péjoratifs qualifient de manière négative la situation : « fâcheux embarras » (l. 17) & « mauvaise affaire » (l. 19) et soulignent combien le moment est critique et peut aboutir à l’échec de l’évasion (s’enfuir à pied ne serait pas assez rapide et les laisserait à découvert) : « nous étions trop près de l’Hôpital pour ne pas filer doux » (l. 23), explique clairement Des Grieux à Renoncour, mais aussi au lecteur, rappelant par ces références spatiales le danger que représente le lieu de la prison de Manon.

- Durant les lignes 17 à 21, une nouvelle pause dans l’enchaînement des événements apparaît, comme aux lignes 5 à 8 : si des verbes au passé simple parsèment les lignes 17-19, ils concernent les réflexions des personnages (Des Grieux : « dont je ne fus pas le maître » l. 17 et le cocher : « le cocher fit réflexion » l. 18), et leur prise de parole (verbes de parole : « dis » l. 18 ; « répondit » l. 19). Ensuite, l’imparfait s’impose, parce qu’il s’agit de paroles rapportées au style indirect, mais qui expriment aussi des réalités et non des faits (triple emploi du verbe « être » à l’imparfait l. 20, 21, 22) : le récit n’avance plus, s’enlise. Le danger que quelqu’un s’aperçoive de la disparition de Manon et sorte dans la rue s’accentue aux yeux du lecteur.

 

* Comme dans la 2ème partie, les possibles narratifs se modifient et suivent trois étapes :

 Le paragraphe des lignes 11 à 16 va dans le sens du plan, des personnages principaux. L’avancée rapide des événements (voir plus haut) souligne cette chaîne narrative.

Puis vient l’obstacle du dévoilement de l’identité de Manon au cocher et sa réticence à les transporter (lignes 17 à 22). De nouveau, un autre déroulement narratif se dessine, différent de celui prévu et espéré : le plan peut échouer, Manon peut être reprise, et il lui sera sans doute alors très difficile de sortir de l’Hôpital. C’est ce qu’indique le « fâcheux embarras » (l. 17). Le verbe « faillit » nuance toutefois car Des Grieux narrateur indique de suite que le problème a été résolu, mais le lecteur ne sait pas encore comment, ce qui est aussi encore un moyen de susciter l’envie de poursuivre la lecture pour connaître le moyen employé pour se sortir d’embarras. Dans la portion de phrase des lignes 18-19, on observe une opposition entre la proposition subordonnée circonstancielle de temps « lorsque je lui dis ensuite le nom de la rue où nous voulions être conduits » et la proposition principale et une autre subordonnée « il me répondit que… affaire » : la volonté, le souhait des deux amants (verbe « voulions »), leur direction (« la rue », « être conduits »), qui correspondent au plan initial, à la chaîne d’événements d’abord envisagée, sont contrecarrés par la crainte du cocher (« craignais »), et le subjonctif « engageasse » qui renvoie leur transport par le carrosse dans l’irréel, l’hypothétique. La négation ligne 21 « il n’était pas d’humeur » montre que la volonté du cocher s’oppose à celle des deux amants, en soulignant son avis : le chemin que les deux amants veulent suivre peut engager sa propre « perte », donc il bloque cette issue narrative.  

ƒ Enfin la solution de l’argent promis au cocher débloque la situation (lignes 22-23). Des Grieux comprend la motivation réelle du cocher, l’argent, comme le souligne le lexique : « payer », « plus cher », « louis d’or », « gagner » (l. 22-23). Les paroles de Des Grieux sont de nouveau rapportées au style direct aux lignes 23-24, faisant écho à la fois aux paroles du cocher (l. 19-21) qu’elles vont désamorcer, et à ses propres paroles (l. 15-16) qui ont créé le problème : Des Grieux résout le problème, l’obstacle, qu’il a lui-même généré. L’écho aux paroles des lignes 15-16 est aussi tangible par le même emploi de l’impératif (« Tais-toi »), qui montre que Des Grieux reprend la main, impose de nouveau sa volonté, et s’oppose au contenu des paroles du cocher puisque le verbe « taire » se rapporte justement au fait de stopper les mots de l’autre. La dernière phrase du passage montre un retour au plan de départ, à la chaîne d’événements prévue, en l’accentuant même : il ne s’agit plus de faire disparaître l’Hôpital en s’en éloignant, mais en le brûlant (c’est évidemment une plaisanterie de Des Grieux, que l’emploi du conditionnel « m’aurait aidé » range dans la catégorie de l’irréel). L’aide apportée par le cocher à Des Grieux est mise en valeur par le verbe et le lien entre les deux pronoms personnels : « il m’aurait aidé ».   

 

* Des Grieux semble ne plus être maître de la situation pendant un moment (étape ) :

- Il qualifie de « transport » (l. 17) sa réaction précédente, notant ainsi une forme d’enthousiasme et de manque de maîtrise de ses sentiments, ce que la proposition subordonnée relative qui qualifie ce transport indique expressément : « dont je ne fus pas le maître » (l. 17). Il est à noter que le groupe nominal « ce transport » est sujet du verbe « faillit de m’attirer », où Des Grieux est en position de pronom complément (« m’ »), jouet de ce sentiment et des conséquences, comme à la ligne 22 (« me faire payer »). L’« envie » (l. 22) du cocher, donc sa volonté, son choix, domine celle de Des Grieux.

- Ensuite, c’est le cocher qui s’exprime. La parole est une forme de pouvoir, que Des Grieux perd sur plusieurs lignes (l. 18 à 21). Le cocher livre sa pensée (« fit réflexion » l. 18), mais aussi ses sentiments, les imposant à Des Grieux (« craignait » l. 19, « n’était pas d’humeur » l. 21).

- Le cocher confirme que le déguisement de Manon, principal outil de l’évasion, n’existe plus : le verbe « voir » renforcé par l’adverbe « bien » (« il voyait bien » l. 20) renvoie aux apparences ; le cocher remplace la désignation/description de « ce beau jeune homme » par une autre, un autre groupe nominal, « une fille » (l. 20), montrant qu’il a bien compris. Il a aussi compris ce qui est en train de se dérouler, puisqu’il l’énonce par la proposition subordonnée relative : « que j’enlevais de l’Hôpital » (l. 20-21), dévoilant le secret.

 

* On notera des interventions de Des Grieux en tant que narrateur dans son récit, outre le fait qu’il l’organise pour recréer la tension vécue au moment des faits. Cela crée une certaine distance vis-à-vis des faits, notamment au moment où la tension retombe puisque le lecteur comprend que les personnages vont réussir à s’enfuir. Ainsi dans cette dernière partie, il use de l’humour (qui est une forme de mise à distance) : « la délicatesse de ce coquin » (l. 22) le montre, puisque le terme « délicatesse » est ironique, la pression que le cocher met sur Des Grieux dans un tel moment de danger ne relève pas d’une délicatesse de caractère, au contraire, cela démontre une forme de cynisme, presque de violence. Le nom « coquin » conserve ici son sens ancien de gueux, personnage infâme, et n’est donc pas spécialement ironique. Le choix du cocher de parler d’« amour » (l. 21) à l’égard de Des Grieux est aussi amusant, puisqu’il ne peut s’agit de ce sentiment entre les deux hommes, et que l’amour qui existe dans ce carrosse est représenté par Des Grieux et Manon. La dernière phrase aussi relève d’une forme d’ironie, par l’exagération (brûler est pire que s’en éloigner ; l’adverbe « même » souligne cette hyperbole) : on ne voit pas ce que les personnages auraient à gagner à brûler l’Hôpital, bâtiment et institution imposants. Nous avons aussi déjà indiqué que le choix du verbe « faillit » (l. 17) indique d’emblée au lecteur que cet obstacle n’en restera pas longtemps un. Il anticipe sur la suite, comme il le fait à d’autres moments de son récit, montrant qu’il maîtrise l’art de raconter.

 

Conclusion :

* Des Grieux démontre qu’il maîtrise l’art du récit, reconstituant cet épisode de son passé afin de le faire revivre à son interlocuteur, Renoncour, mais aussi au lecteur. Il varie le rythme de la narration, livre ses sentiments, rappelle les obstacles à cette péripétie de sa vie, et suscite ainsi l’intérêt pour un passage romanesque de ses aventures en compagnie de Manon.

 

* Le romanesque de ce passage est aussi dû à un outil traditionnel du récit mettant en scène des revirements de situation, des rebondissements, pour créer notamment du suspense : le déguisement permet de masquer une identité mais peut toujours être démasqué. Des Grieux lui-même masque le fait qu’il n’est pas complètement vêtu. Les personnages sortent ainsi des règles qu’on leur impose et retrouvent une liberté de mouvement, retrouvent une capacité à se construire un avenir commun.

 

* Les deux amants ne sont réunis que pour un temps, puisque Manon va trahir encore une fois Des Grieux en suivant un nouvel amant, ce qui les mènera de nouveau à l’emprisonnement. Donc cet épisode se reproduit plus tard. Des Grieux sortira de prison grâce à son père, mais Manon connaîtra ensuite la déportation vers le continent américain.