jeudi 22 septembre 2022

Lecture analytique linéaire : la harangue du vieillard (Supplément au voyage de Bougainville) de Diderot

 



 

Introduction :

- Diderot, philosophe des Lumières, a lu le Voyage autour du monde de l’explorateur Bougainville paru en 1771. Il écrit un faux supplément, s’attachant particulièrement au passage de l’explorateur dans l’île de Tahiti (Océan pacifique).

- C’est l’occasion pour lui de placer le lecteur dans une position inversée, celle des Tahitiens. La comparaison des cultures tahitienne et européenne permet notamment une critique de la colonisation, de l’idée d’une culture européenne seule considérée comme légitime.

- Ici, au moment du départ de l’île de Bougainville et ses marins, qui ont longuement séjourné chez eux, un vieillard (image de sagesse) interpelle violemment Bougainville pour le critiquer, et donc pour critiquer l’attitude des Européens colonisateurs.

Problématiques possibles :

*Comment Diderot, en donnant la parole à un Tahitien, défend-il l’égalité des populations européennes et extra-européennes ?

* En quoi ce discours est-il une critique virulente de la colonisation européenne et donc du pouvoir des colonisateurs sur les populations d’autres parties du monde ?

 

Plan de l’extrait (mouvements) :

1- l. 1-2 (« … rive ») : ordre du vieillard à Bougainville et ses marins de quitter Tahiti

2- l. 2-8 (« nous sommes innocents… votre sang ») : 1ère explication sur l’ordre donné : B. et ses marins ont perturbé l’innocence des Tahitiens et leur capacité à tout partager

3- l. 8- 16 (« Nous sommes libres… et mourir ? ») :  2ème explication sur l’ordre donné : B. et ses marins ont porté atteinte à la liberté dans laquelle vivaient les Tahitiens

4- l. 16-20 (« Celui dont tu veux… image en toi ») : Les Tahitiens et les Européens sont égaux et doivent donc respecter l’autre

 

Analyse linéaire :

 

1- l. 1-2 (« … rive ») :

* Le vieillard impose son autorité à Bougainville :

- Ordre ferme : utilisation de l’impératif (« écarte »), à la 2ème personne du singulier, ce qui montre une volonté de se mettre à égalité avec lui, d’éviter le vouvoiement de respect. Noter aussi l’adverbe qui suit le verbe, « promptement », et qui renvoie à la rapidité du mouvement indiqué par le verbe « écarter » : l’adverbe indique donc que le vieillard souhaite que le départ des Européens soit rapide. apostrophe (= interpellation) initiale (« et toi ») qui, par l’emploi du pronom, cherche à attirer l’attention de son interlocuteur, mais se fait aussi accusatoire.

- Volonté du vieillard de montrer son peu de respect pour les Français : l’apposition au pronom « toi » du groupe nominal « chef des brigands qui t’obéissent » définit, caractérise Bougainville aux yeux du vieillard. Le 1er terme (« chef ») fait écho au dernier (« t’obéissent ») et souligne l’autorité de Bougainville : le vieillard explique pourquoi il s’adresse à lui particulièrement ; il est responsable des agissements de son équipage. Cela prépare aussi la réflexion sur le pouvoir de Bougainville et ses marins sur le territoire tahitien, qui suivra.  Ensuite, au milieu du groupe nominal apparait le complément du nom « des brigands » qui dévalorise l’autorité supposée de Bougainville, puisqu’il ne règne que sur des voleurs, des personnages qui ne respectent pas les règles de vie sociale, ou même la morale. Peu glorieux !

- Le vieillard prend la parole et ne compte pas laisser un dialogue s’instaurer. La prise de parole est une manière de reprendre l’autorité, de s’imposer sur Bougainville. Le verbe de parole « s’adressant à Bougainville » l’indique. Le fait que tout le passage soit ensuite au style direct, sans dialogue (échange de paroles), montre aussi cette autorité par la parole. Le vieillard règle ses comptes avec ceux qui ont été accueillis aimablement sur leur territoire.

* Le vieillard souligne combien il souhaite que les marins s’éloignent d’eux, mettent une distance entre eux : le verbe « écarte » l’indique, mais aussi le parallèle entre les deux groupes nominaux « ton vaisseau » et « notre rive », qui sont mis en parallèle par les déterminants possessifs. Ce parallèle oppose donc le navire, qui renvoie au voyage, au mouvement, au passage, et le rivage, élément du paysage, qui est intangible, appartient aux Tahitiens qui habitent cette île.

 

2- l. 2-8 (« nous sommes innocents… votre sang ») :

La violence de l’ordre initial demande explication, ce que le vieillard va fournir, par un discours construit, qui liste ses récriminations, au nom de son peuple. Les deux points qui séparent les parties 1 et 2 (l. 2) annoncent qu’il va se justifier.

* Le vieillard défend le mode de vie des Tahitiens, qui est présenté sous un jour très positif :

Ä Ainsi, il rappelle le mythe du bon sauvage, qui suppose une forme de pureté originelle, que les Européens auraient perdue au fil de leur histoire : ainsi il définit les Tahitiens comme « innocents » (l. 2), par l’emploi du présent de vérité générale et descriptif « sommes » (l. 2). Cet adjectif fait ensuite écho au nom « nature » (l. 3), la nature s’opposant à une forme de civilisation, dans le sens d’une organisation sociale élaborée, éloignée du « pur instinct » (l. 3) : l’instinct s’oppose à la rationalité, à ce qui est choisi, élaboré par l’être humain, puisqu’il existe en soi chez chacun. L’adjectif « pur » (l. 3) est mélioratif, renforce le sens du nom « instinct » et laisse entendre, comme Jean-Jacques Rousseau, que l’être humain s’est dépravé au fil du temps, en s’éloignant de son premier rapport à la nature environnante et à sa nature humaine originelle.

Ä Cette manière de vivre des Tahitiens est donc valorisée, comme plus morale que celle des Européens. Et elle l’est d’autant plus qu’elle rejoint une autre notion essentielle au XVIIIè siècle pour les Philosophes des Lumières, celle du bonheur : le but de ces penseurs est de faire évoluer la société vers ce qui permettra à l’ensemble de la population d’être heureuse. Il est donc logique ici qu’après la définition des Tahitiens comme « innocents », ils soient, toujours par le biais du même verbe être au présent « sommes » (l. 2) (qui crée ainsi un parallèle entre innocence et bonheur) définis comme « heureux » (l. 3), que le possessif du groupe nominal « notre bonheur » (l. 3) répète.

Ä Il montre que la propriété individuelle n’existe pas à Tahiti : « Ici, tout est à tous » (l. 4). La proximité sonore des pronoms superpose leur sens, accentuant l’idée d’un partage intégral des biens dans la communauté. L’adverbe de lieu qui débute la phrase semble opposer Tahiti à un ailleurs, implicite, celui de l’Europe, bien entendu, représentée sur place par Bougainville. Le verbe « être » (« est »), au présent, indique encore une fois une réalité, une vérité intangible (présent de description et de vérité générale).

Cette propriété s’étend (ce qui peut nous choquer aujourd’hui) aux femmes : « nos filles et nos femmes nous sont communes » (l. 5). Le présent du verbe « sont » rejoint la valeur de celui de la ligne 4. L’adjectif « communes », souligné ensuite par le verbe « as partagé » (l. 5-6) et la préposition « avec » (l. 6), indique encore une fois l’absence de propriété individuelle des Tahitiens, ici sur des membres de la communauté féminins. Le pluriel « tous » se retrouve aussi dans les déterminants possessifs pluriels donc collectifs « nos » (l. 5) et dans le pronom « nous » (l. 6) : cela montre l’égalité de tous les individus de ce peuple, qui ne peut être supérieur aux autres par ce qu’il possèderait.  

* À l’inverse, le vieillard, par des oppositions, montre le caractère destructeur de la présence de Bougainville et de son équipage à Tahiti :

Ä La structure grammaticale de ce passage est basée sur des oppositions nettes : les points-virgules, la conjonction de coordination « et », au milieu de certaines phrases (l. 3 X 2,et l. 4, 6, 8), montrent une construction en deux parties qui opposent d’une part les caractéristiques positives des Tahitiens, leur passé et leur présent, et ce qui s’est passé (qui est négatif) au sein de leur population au cours de la présence des Français. Les pronoms permettent encore cette opposition : « nous »« tu ». Les Tahitiens vivaient dans le bonheur et paisiblement avant l’arrivée des Européens, et Bougainville a perturbé le mode de vie des locaux. Cette opposition est évidemment accusatrice des méfaits culturels de Bougainville sur place, mais plus largement c’est aussi une manière de valoriser la culture tahitienne, de faire en sorte que les lecteurs européens de Diderot comprennent les défauts de certains points de leur propre culture, leur mode de vie.

Ä Un certain nombre de termes montrent l’avis critique du vieillard sur les agissements des marins européens sur place. Il utilise des termes qui sont ici, dans le contexte, péjoratifs :

- « effacer » (l. 4) s’oppose à des termes se rapportant à l’identité profonde des Tahitiens : le COD « son caractère » (l. 4), et le groupe nominal « nos âmes » (l. 4).

- « prêché » (l. 4) renvoie au discours religieux, à une parole qui veut s’imposer de manière autoritaire, sans passer par le raisonnement. L’expression qui suit « je ne sais » (l. 4) montre, par la négation, le refus du vieillard de comprendre l’idée de propriété individuelle. Les pronoms possessifs « tien » et « mien » (l.5) illustrent la propriété individuelle prônée par Bougainville, et ces 1ère et 2ème personnes du singulier contrastent évidemment avec les termes totalisants « tout » et « tous » (l. 4).   

Ä D’autres termes sont encore plus péjoratifs, se rapportant à des formes de violence, que le lecteur de Diderot ne peut que réprouver, et qui contraste avec l’innocence évoquée à la ligne 2.

- « fureurs » (l. 6) évoque, au pluriel, ce qui en renforce le sens (laissant imaginer des scènes qui se sont répétées), une attitude colérique, où les femmes se sont opposées à d’autres femmes, pour obtenir les faveurs d’un homme descendu du navire de Bougainville. Le sens ancien du nom renvoie à un dérèglement de caractère, à des personnes qui ne se contrôlent plus et usent de violence. La présence des marins a apporté des dissensions dans une communauté qui vivait en harmonie.

- La violence indiquée par « fureurs » se répète, soulignant combien le vieillard est outré par ce qui s’est passé dans sa communauté, et combien les dommages de la présence des Européens sont grands, destructeurs d’une harmonie initiale : dans son vieux sens, « fureurs » fait penser à la folie -> « folles » (l. 7).

- À l’harmonie a succédé un autre sentiment négatif : « se haïr » (l. 7).

- Dans une forme de gradation, après la haine apparaissent des références à des violences physiques extrêmes, qui évoquent la mort, et qui ne peuvent qu’horrifier le lecteur de Diderot : « égorgés » (l. 8) ; « teintes de votre sang » (l. 8). Cette dernière expression souligne l’influence des marins sur les femmes car c’est le sang des visiteurs (déterminant possessif « votre ») qui a modifié l’apparence des femmes tahitiennes (« teintes » : participe passé au féminin pluriel les décrivant). Cela résonne comme une accusation sur la responsabilité de Bougainville. 

* Le vieillard accuse donc Bougainville d’être responsable d’avoir mis en danger leur culture :

Ä Les phrases construites sur des oppositions le montrent, soulignant les changements opérés depuis que les marins sont arrivés sur place

Ä Plusieurs verbes soulignent ces évolutions, indiquant encore  que les Européens sont à l’origine de la création de tensions dans la communauté :

- « tu es venu » (l. 6) = verbe de mouvement, qui est suivi du pronom « elles » (l. 6), montrant l’action de Bougainville sur les Tahitiennes. Il faut noter que les phrases suivantes sont implicitement des conséquences de ce verbe de mouvement qui rappelle l’arrivée de Bougainville sur l’île : sa venue a entraîné ce que les femmes « sont devenues » (l. 6-7), et ce qu’elles « ont commencé » (l. 7) à faire, ou leur retour dans la communauté, mais changées (« revenues… »). On note l’usage du passé composé, qui indique des événements, des actions : c’est Bougainville qui est à l’origine de tout ce qui suit, de tout ce qui s’est passé, et il en est donc jugé coupable par le vieillard.    

- « elles sont devenues » (l. 6-7) où les femmes sont placées dans une position passive, de soumission à ce que Bougainville a apporté, ce que la présence ensuite du complément circonstanciel de lieu « dans tes bras » (l. 7) (noter le possessif « tes ») renforce encore ;

- Le parallèle effectué (l. 6-7) par la double utilisation du verbe « devenir » (« elles sont devenues » / « tu es devenu ») et par le double complément circonstanciel de lieu (« dans tes bras » / « entre les leurs ») souligne aussi les échanges entre les marins et les femmes, et la violence désormais omniprésente ;

- « elles ont commencé » (l. 7) : le verbe indique bien, par le passé composé et le sens du verbe, un état nouveau (comme l’indiquait aussi l’adjectif « inconnues » l. 6). On aurait pu imaginer que l’arrivée des Français entraîne une opposition entre Tahitiens et Français, mais c’est entre Tahitiennes que les tensions sont nées, montrant une destruction du lien social qui les unissait auparavant. 

Ä La succession dans ce passage (l. 5-8) de propositions grammaticales souvent assez courtes indique que l’arrivée des Français a entraîné de manière soudaine, rapide, les changements indiqués. Elle peut aussi renforcer le sentiment de la colère du vieillard.

 

3- l. 8- 16 (« Nous sommes libres… et mourir ? ») : 

 

* Annonce de la 2ème phase de l’argumentation, la colonisation imposée au peuple tahitien par les Français.

Le lien avec le passage précédent s’effectue grâce à la structure binaire identique :

Ä La phrase est en deux parties séparées par un point-virgule

Ä Opposition des pronoms personnels sujets : « Nous… » / « tu »

Ä Et bien entendu opposition de l’adjectif « libres » et du nom « esclavage »

Ä Le passage se fait aussi par le changement temporel : présent de vérité générale, descriptif (« sommes » = un état durable) -> « futur esclavage ». Le passé composé (« tu as enfoui »), là encore, rappelle que le passage de Bougainville, sujet de ce verbe, a provoqué un changement dans la société tahitienne.

 

* Le vieillard remet en question la légitimité de la prise de pouvoir des Français sur l’île :

Ä Usage de questions rhétoriques, l. 10 & l. 12 (X 2 questions) & l. 14 & l. 15-16 : elles permettent de mettre en doute les arguments de Bougainville pour imposer son pouvoir, arguments qui sont en fait ceux des puissances colonisatrices du XVIIIè siècle (France, Royaume-Uni, Espagne, Portugal). La forme interrogative, qui en plus n’attend pas de réponses, souligne qu’il n’est pas d’accord et que les affirmations implicites (celles des colonisateurs) ne sont pas des vérités, peuvent être questionnées.

Ä Usage de phrases exclamatives (l. 12, 15) : comme par ailleurs les phrases interrogatives, elles soulignent l’indignation du vieillard. Diderot fait partager les sentiments du vieillard à ses lecteurs, permettant ainsi une forme d’identification des lecteurs à cet étranger, cet homme différent et pourtant si proche d’eux par son comportement.

 

* Le vieillard argumente en montrant qu’Européens et Tahitiens sont égaux par leur humanité, et que, par conséquent, les Français ne peuvent imposer leur autorité à d’autres peuples comme le sien.

Il se montre fin rhétoricien et use de plusieurs techniques argumentatives :

Ä confrontation entre une vérité affirmée par une phrase déclarative et une phrase interrogative ensuite :

- « Tu n’es ni un dieu, ni un démon » (déclarative sous forme négative l. 9-10), et phrase interrogative qui suit : « qui es-tu donc pour faire des esclaves ? » (l. 10). La contradiction est évidente : seules les divinités, positives ou négatives, possèdent une autorité supérieure sur les êtres humains. Bougainville n’en est pas une (la double négation « ni… ni… » le souligne) donc il ne possède pas cette autorité. Le verbe « être » sous forme interrogative (« es-tu »), appuyé par la conjonction « donc » renvoie à l’identité de Bougainville, qui n’est pas un dieu. On notera aussi le contraste entre le singulier « tu » et le pluriel « des esclaves », qui souligne encore le peu de légitimité de l’autorité d’un seul être humain sur un groupe, un peuple. C’est le 1er argument développé par le vieillard.  

- Même procédé que ci-dessus plus loin : phrase déclarative rapportant les propos des Français (« ce pays est à nous » l. 12) / double phrase interrogative, avec notamment l’adverbe interrogatif « pourquoi » qui renvoie à la justification logique d’une telle affirmation.

Ä Autre procédé : une image concrète : « parce que tu y as mis le pied ? » -> il ramène la colonisation à ce qu’elle est de manière prosaïque, concrète, c’est-à-dire fouler le pied d’une nouvelle contrée. Il met ainsi brutalement en évidence que marcher quelque part ne donne pas d’emblée le droit de s’approprier ce lieu. La propriété individuelle ne fonctionne pas ainsi. Le vieillard rappelle pourtant que c’est ce que les Européens ont fait.

- Dans les lignes 11-14, il offre donc ici un deuxième argument, qui s’ajoute donc à celui des lignes 9-10 pour déconstruire le droit à la colonisation des Européens, ici dénoncé par Diderot. La simple énonciation par un groupe de voyageurs qu’ils possèdent une terre, simplement parce qu’ils y ont débarqué, ne tient pas dans le cadre d’une réflexion rationnelle. De plus l’emploi de références juridiques (« le titre » l. 9 ; l’acte d’écriture l. 11 & 13 qui suppose une parole plus durable, un engagement, un contrat) donne encore une autre tonalité à cet argument, montrant que juridiquement, la propriété individuelle ne suit pas cette règle. Le lecteur européen ne peut que s’en apercevoir.

Ä 3ème et 4ème procédés : il renverse d’une part le point de vue (3è procédé), demandant à Bougainville, donc aux lecteurs européens de Diderot, d’imaginer une scène similaire mais inversée. Il crée un parallèle entre ce que les Français ont fait, et qui a été rappelé un peu plus haut et cette hypothèse, dont il montre qu’elle serait identique. Il raconte en quelque sorte cette scène, la fait imaginer (4è procédé) :

- La proposition subordonnée d’hypothèse débutant par « si » (l. 13) est placée en évidence en tête de phrase, et énonce l’arrivée de Tahitiens en France (verbe de mouvement « débarquait » l. 13 ; lieu indiqué : « vos côtes », rappel d’un autre possessif l. 2, « notre rive »), et est suivie d’une deuxième subordonnée hypothétique qui suit la même chronologie des faits rappelée plus tôt.

- Le parallèle est établi par la reprise d’événements similaires entre ce que les Européens ont fait à Tahiti et ce que les Tahitiens pourraient faire s’ils arrivaient en France : « ce qu’ils ont écrit sur cette lame de métal » (l. 11-12) / « qu’il gravât sur une de vos pierres ou sur l’écorce d’un de vos arbres » (l. 13-14) ; « ce pays est à nous » (l. 12) / « ce pays appartient aux habitants de Tahiti » (l.13-14). On remarque aussi des termes similaires (écrire/graver ; « ce pays » ; « est à »/« appartient aux »).

Ä La conclusion de ces hypothèses est offerte sous forme d’un autre procédé rhétorique habituel, une question rhétorique, car elle est évidente, ne nécessite pas d’être formulée : « qu’en penserais-tu ? » Elle forme une apostrophe, une interpellation directe de Bougainville, mais aussi des lecteurs européens qui se sentent ainsi concernés car représentés par le marin. 

 

* Le vieillard met aussi en parallèle, à égalité, la liberté de Bougainville et celle des Tahitiens :

Ä Encore une fois, il compare les deux situations, européenne et tahitienne :

- par l’emploi des désignations des personnages : « tu » sujet des verbes, et « nous » pronom personnel complément donc victime ligne 15 / « le Tahitien » sujet acteur de son existence ligne 16

- par l’opposition d’une négation et d’une affirmation : « tu n’es pas » / « tu veux » (l. 15), qui met en miroir les deux termes « esclave » & « asservir » : dans le 1er cas, Bougainville refuse l’esclavage pour lui, mais il l’impose dans le 2ème cas à d’autres êtres humains. Leur égalité en tant qu’êtres humains rend absurde ce que souhaite faire Bougainville.

- par le rapprochement de deux attitudes quasi identiques qui montrent combien Bougainville (et donc les Français) et les Tahitiens réagissent de la même manière face à la servitude : « tu souffrirais la mort » (l. 15) / « défendre sa liberté et mourir » (l. 16). Dans les deux cas, il y a résistance (les verbes « souffrir » & « défendre ») et possibilité d’une extrémité atroce, mourir pour ne pas être opprimé (« la mort » / « mourir », mots de la même famille). La mise en écho de deux déclarations rapproche encore les deux peuples : l’affirmation « nous sommes libres » (l. 8-9) & la négation « tu n’es pas esclave » (l. 15) (même verbe « être », même emploi du présent de vérité, même sens).  

 

4- l. 16-20 (« Celui dont tu veux… image en toi ») :

On remarque que ce passage est la suite directe de ce qui a précédé, par la mise en parallèle des deux peuples : l’égalité, la fraternité dont il est question ici découle de ce qui a été énoncé plus haut.

 

* Le vieillard met en évidence l’égalité et la proximité des deux peuples, tahitien et français :

Ä utilisation de termes qui se rapportent aux liens familiaux, pour signifier que tous les êtres humains, et donc les Tahitiens et les Européens, sont proches (même sang, proximité de sentiments) : (« frère » = comme de la même famille, égalité ; « deux enfants » (l. 17) = égalité, proximité, image de l’innocence, donc éloignée des tensions.

Ä le vieillard fait des constatations, énonce ce qu’il présente comme des vérités indiscutables : usage de phrases déclaratives (« le Tahitien est ton frère » ; « vous êtes deux enfants de la nature ») où le verbe d’état « être » est conjugué au présent de vérité générale.

Ä Le pluriel de la phrase ligne 17 unit encore plus les deux populations : pronom personnel pluriel « vous » + groupe nominal réunissant les deux populations en une seule désignation : « deux enfants ».

Ä mise en relation du pronom personnel « nous », du déterminant possessif « notre », et du pronom personnel « toi » (l. 20), par le biais du groupe nominal « notre image », où « en toi » est complément du nom, donc associé à la communauté des Tahitiens. L’image est ce qui renvoie à l’apparence extérieure, mais aussi à l’identité profonde : le Tahitien note que le respect de sa communauté envers le Français s’explique par le fait qu’ils se sont reconnus en lui, en tant qu’êtres humains de part et d’autre.

Ä Ici, Diderot rappelle l’universalité de l’espèce humaine qui appelle donc un respect égal de tous sur la planète : « notre image en toi » ; « deux enfants de la nature » -> rappel de ce qui unit les êtres humains, leur identité, offerte dès la naissance par la « nature », la biologie. Gouges utilise aussi ce terme, dans le même sens.

 

* Le vieillard oppose le regard et le comportement de Bougainville  et des Tahitiens, et critique donc les Français :

 Ä opposition du regard de Bougainville sur les Tahitiens :

- « comme de la brute » l. 17 = vision occidentale sur d’autres peuples, jugés sauvages, moins civilisés) à celui inverse des Tahitiens : « ton frère ». Le parallélisme est souligné par la construction grammaticale de cette phrase : « tu » sujet de « veux » = Bougainville acteur du kidnapping (« t’emparer ») fg « le Tahitien » sujet de « est », avec reprise de la désignation (« celui » = « le Tahitien »).

- le « droit » (terme juridique) est appliqué dans un double sens : « tu sur lui » / « il » « sur toi » (l. 17-18) : la mise en parallèle par la construction en chiasme de la phrase montre une égalité des droits de chacun, l’impossibilité que l’une des parties impose son autorité à l’autre.

Ä dénonciation de la violence des Français & valorisation du pacifisme des Tahitiens :

- « t’emparer » (l. 16) = comme d’un objet (déconsidération, violence physique).

- insertion dans des phrases interrogatives d’actions violentes, irrespectueuses, dont on pourrait supposer que les Français les ont commises sur les Tahitiens : « jetés sur toi » (l. 18) (violence physique) ; « pillé ton vaisseau » (l. 19) (atteinte aux biens, vol) ; « saisi » (violence physique) ; « exposé aux flèches » (violence avec armes) ; « ennemis » (l. 19) (rivalité, comme sur un champ de bataille) ; « travail de nos animaux » (l. 20) (déconsidération, animalisation). Le vieillard liste, par ses questions, des attitudes précises : elles renvoient toutes à une manière de considérer l’Autre comme inférieur, comme une proie, comme un bien que l’on peut s’accaparer.

- la réaction du lecteur ne peut être que celle du respect vis-à-vis de ce que les Tahitiens n’ont pas fait subir aux marins, puisque les questions rhétoriques appellent toutes une réponse négative. Cela dresse un tableau encore une fois élogieux des Tahitiens, accueillants et pacifiques.    

 

Conclusion :

 

* Diderot offre un plaidoyer pour le respect de toutes les cultures. Sa stratégie est de laisser la parole à un représentant d’un peuple qui a rencontré les Français, inversant ainsi le regard des lecteurs européens. De plus, il donne ainsi une image élogieuse des Tahitiens et démontre qu’ils sont les égaux des Français, qu’ils sont des êtres humains à part entière : le vieillard n’est pas moins intelligent que Bougainville, au contraire puisqu’il lui démontre qu’il a tort. De plus, les Tahitiens ne sont pas agressifs mais accueillants envers les voyageurs venus d’ailleurs, à qui ils partagent tout, comme s’ils étaient des membres de leur famille.  

* Le vieillard apparaît comme quelqu’un qui sait argumenter. Cela renvoie à la « raison », que les philosophes des Lumières ont mis en avant pour justifier toute réflexion (à l’inverse des vérités assénées sans raisonnement par exemple par l’Eglise). Gouges rappelle aussi que la « raison » doit être la base de défense des réformes sociales.

* La parole donnée à un représentant des Tahitiens n’en a que plus de valeur puisqu’elle émane de ceux qui subissent l’oppression, comme un témoignage en direct (paroles rapportées au style direct) aux lecteurs français. Gouges se fait porte-parole des femmes : elle parle en leur nom, défend leur identité, leurs droits.  

* Diderot répond encore aux arguments d’Olympe de Gouges par cette mise en scène de Tahitiens : elle s’est opposée à l’esclavage dans les Antilles, et a réclamé une égalité de tous, un respect de chaque être humain, qu’il soit originaire d’une autre partie de la planète, ou qu’il soit une femme.