jeudi 5 décembre 2019

Quels passages lire et relire dans La Princesse de Clèves ?



Première partie :

* L’incipit (« La magnificence et la galanterie… d’un mérite extraordinaire »)

* L’arrivée de la Princesse à la Cour (1er texte étudié en lecture analytique)

* La description de la Cour (« Mme de Chartres, qui avait eu tant d’application pour inspirer la vertu à sa fille, ne discontinua pas de prendre les mêmes soins dans un lieu où ils étaient si nécessaires et où il y avait tant d’exemples si dangereux… dans des choses où l’on était souvent embarrassée quand on était jeune. »)

* 1ère rencontre entre la Princesse et Nemours (2è texte étudié en lecture analytique), et les suites immédiates de cette rencontre («  La Reine les interrompit pour faire continuer le bal… ce qui paraît n’est presque jamais la vérité. »)

* Le refus de la Princesse d’aller au bal du maréchal de Saint-André pour ne pas voir Nemours, et l’aveu à elle-même de son amour pour lui (« Mme de Chartres combattit quelques temps l’opinion de sa fille… à conter à Mme de Chartres ce qu’elle ne lui avait point dit encore. »)

* La mort de Mme de Chartres, dernier dialogue entre la Princesse et sa mère (« Lorsqu’elle revint chez sa mère, elle sut qu’elle était beaucoup plus mal qu’elle ne l’avait laissée… de tout ce que je viens de vous dire. »)

Deuxième partie :

* L’histoire de Mme de Tournon (début de la 2ème partie du roman)

* Le vol du portrait de la Princesse par Nemours (« Il y avait longtemps que M. de Nemours souhaitait d’avoir le portrait de Mme de Clèves… retomba dans l’embarras de ne savoir quel parti prendre. »)

* Mme de Clèves montre involontairement ses sentiments pour Nemours lorsqu’il est blessé (« Peu de jours avant l’arrivée du duc d’Albe… elle était mêlée de quelque sorte de douceur. »)

* La réécriture commune de la lettre du Vidame et la jalousie de la Princesse (« Mme de Clèves se retrouva dans un nouvel embarras… ce qui était arrivé de la fausse lettre du vidame. »)

Troisième partie :

* L’aveu de sa passion par la Princesse à son mari (« Vous ne me dites rien, reprit-il… Lorsque ce prince fut parti »)

* L’évocation de l’aveu à la Cour devant la Princesse et Nemours (« Le voilà lui-même, et je veux lui demander ce qui en est… elle s’en alla chez elle. »)

* Les réactions de M. de Clèves, de Mme de Clèves, du duc de Nemours après la scène de la discussion à la Cour sur l’aveu (« Il est aisé de s’imaginer en quel état ils passèrent la nuit… M. de Nemours fut longtemps à s’affliger et à penser les mêmes choses. »)

* Le jour du tournoi et la mort du roi (« Enfin le jour du tournoi arriva. » " fin de la troisième partie)

Quatrième partie :

* La retraite de la Princesse à Coulommiers (« Mme de Martigues vint à Coulommiers… de s’y promener seule une partie de la nuit. »)

* Nemours à Coulommiers observe la Princesse, sait qu’elle pense à lui. Ses réflexions et sa 2ème tentative de la voir (« Le gentilhomme qui était très capable… la conduite qu’elle avait eue jusqu’alors. »)

* Le dernier dialogue entre les époux de Clèves avant sa mort de M. de Clèves (« Vous versez bien des pleurs… et pour M. de Nemours ne se peut représenter. »)

* Les réflexions de Mme de Clèves, entre passion et raison (« S’il eût su ce qu’il évitait… dans le même jardin où elle l’avait trouvé. »)

* Le dialogue entre Nemours et la Princesse, chez le Vidame (« L’on ne peut exprimer ce que sentirent M. de Nemours et Mme de Clèves… Elle sortit en disant ces paroles »)

* L’excipit (« Cette vue si longue et si prochaine de la mort... » " fin du roman)

Lecture analytique (complément) : la première rencontre de la Princesse et de Nemours


Pour compléter la lecture linéaire de cet extrait de La Princesse de Clèves, vous pouvez vous reporter à cette page qui propose un excellent commentaire de ce passage, mais sous forme de commentaire écrit, organisé selon des axes de lecture (et non linéaire) :


Lecture analytique linéaire : la première rencontre de la Princesse et du duc


Problématique : Comment cette rencontre est-elle placée sous le signe du sublime, mais contient-elle aussi des ferments de l’avenir des deux personnages ?

Étude linéaire :
* Plan divisé en trois parties :
1) Lignes 1 à 4 : Mise en situation ; explications par un retour en arrière
2) a) Lignes 4 à 15-16 : Le point de vue de la Princesse de Clèves : vers le 1er regard porté sur Nemours
b) Lignes 16-17 à 21 : la réaction de Nemours et la danse ensemble
NB. Les deux parties ci-dessus font partie d’un seul mouvement : le rapprochement des deux personnages vers leur réunion dans la danse
3) Lignes 22 à 31 : Le dialogue entre les deux personnages, guidé par le roi et les reines

* Partie 1 (lignes 1 à 4) :
- Emploi de verbes au plus-que-parfait de l’indicatif (« avait ouï » ; « avait dépeint » ; « avait parlé » ; « avait donné ») : retour en arrière dans un récit au passé ; explications du moment où le récit est parvenu de la vie des personnages. Explication ici du fait que la Princesse connaît déjà un peu Nemours, mais ne l’a encore jamais vu. Manière aussi de guider le récit, et donc la Princesse vers Nemours, comme si le récit lui-même ne lui laissait aucun choix, ou que les circonstances, le hasard devaient la guider vers cet homme (comme une fatalité tragique).
- Mise en relation des deux personnages dès cette 1ère phrase du paragraphe : « Mme de Clèves » sujet du verbe / « de ce prince » COI du verbe « parler » ; plus proche par les deux pronoms « le lui » (l. 2), « lui en » (l. 2).
- Point de vue de la Princesse mis en avant : les sens de l’ouïe et de la vue sont cités (« ouï » + « parlé », « voir » + « dépeint ») ; des sentiments, la curiosité, puis l’impatience sont aussi mis en avant. Noter que la curiosité est une manière de montrer que la Princesse se met en mouvement vers le Prince de Nemours, que l’impatience est une gradation (mouvement plus rapide, désir plus fort), la phrase se terminant par « voir » qui souligne ce mouvement, et annonce ce qui va suivre (elle va le voir effectivement).
- Rôle majeur de la reine dauphine dans la rencontre entre les deux personnages : si le début de la phrase dit que toute la Cour est responsable du fait qu’elle connaît déjà un peu Nemours (« à tout le monde »), la suite souligne le rôle de la dauphine : mise en évidence après la pause marquée par le point-virgule + conjonction « et » renforcée par l’adverbe « surtout » d’accentuation, avant de citer « madame la dauphine » qui lui propose un portrait visuel (« dépeint »), répète le portrait (« tant de fois »). La structure même de cette partie de la phrase montre que la « curiosité » et « l’impatience » de la Princesse est la conséquence de cette attitude de la dauphine (« d’une sorte…. qu’elle lui avait donné » : la proposition subordonnée circonstancielle de conséquence souligne ce rôle de la dauphine sur les réactions de la princesse).
Noter que cette subordonnée et le verbe « donner » montrent que la Princesse subit cette action de la dauphine.

* Partie 2 (lignes 4 à 21) :  
a) Lignes 4 à 15-16 :
- Récit focalisé ici sur la Princesse : elle est sujet des verbes, c’est elle qui agit (verbes au passé simple, actions de 1er plan : « passa » l. 4, « arriva » l. 6, « acheva » l. 9, « se tourna » l. 10 ; + quelques verbes à l’imparfait « dansait » l. 7, « cherchait » l. 9) ; c’est son regard que l’on suit (« cherchait des yeux » l. 9, « vit » l. 10), ou ses pensées « crut »
On peut même penser que la manière de vivre l’arrivée de Nemours est vécue par elle, en point de vue interne (même suspense pour le lecteur que pour elle) : « comme elle dansait avec M. de Guise, il se fit un assez grand bruit » = lien entre la proposition subordonnée antéposée et la proposition principale qui la suit, entre ce que fait la princesse et ce nouvel événement. Utilisation du pronom « il » impersonnel, qui n’indique pas l’origine de ce bruit (la Princesse ne peut savoir ce qui se passe puisqu’elle danse, est occupée). « quelqu’un » (l. 8) + « à qui » (l. 8) : désignations du nouvel arrivant par des pronoms qui permettent de ne pas le nommer = la Princesse ne sait de qui il s’agit, et ainsi le lecteur ne le sait pas non plus (forme de suspense). Même technique plus loin par des désignations imprécises : pronom démonstratif « celui qui arrivait » (l. 10) ; GN « un homme » (l. 11).
L’organisation spatiale montre aussi que le récit se situe sur la piste de danse (« le bal commença » + « elle dansait » + « acheva de danser » + « cherchait quelqu’un qu’elle avait dessein de prendre » CC lieu « vers la porte de la salle » + « qui passait par-dessus quelques sièges pour arriver où l’on dansait » (noter cette dernière proposition subordonnée relative qui montre que les deux personnages se rejoignent, par la répétition du verbe « danser » précédemment utilisé pour la Princesse). Autre élément qui montre une focalisation interne : « celui qui arrivait » se transforme en « un homme » puis en « M. de Nemours », suivant la découverte progressive par la Princesse du nouvel arrivant (les verbes « se tourna » et « vit » montrent le déplacement et le regard de la Princesse pour être dans l’axe de Nemours, et ce n’est qu’à ce moment qu’il est nommé, y compris pour le lecteur).
Le point de vue interne se poursuit avec la réaction de la Princesse à la vue de Nemours : « surprise » (l. 13).
- La rencontre semble guidée par les sens de la Princesse, mais aussi ensuite de Nemours : ouïe « assez grand bruit » (l. 7) ; vue « cherchait des yeux » (l. 9), « vit » (l. 10), « vu » (l. 13), « l’air brillant » (l. 14), « voir » (l. 15). La vue vient préciser ce que l’ouïe a juste perçu. La vue est aussi le 1er rapport direct entre les deux personnages, leur 1re mise en relation. Le verbe « voir » s’applique d’ailleurs d’abord à la Princesse, puis au duc.
- L’apparence extérieure revêt une importance capitale ici (à lier à la vue, développée ci-dessus) : les deux personnages sont qualifiés très positivement par leur apparence, ce qui crée encore une fois un lien entre eux, comme s’ils étaient destinés à se rencontrer. Ainsi, le verbe « (se) parer » les décrit l’un et l’autre (l. 5 & 14), repris, pour la princesse par le nom de la même famille « parure » (l. 6).
- Qu’est-ce qui provoque leur rencontre ? Le roi a une responsabilité indéniable : au début de la phrase qui indiquait un « dessein » personnel de la princesse, donc un choix, répond, par une proposition simplement juxtaposée, l’ordre du roi (que le verbe « cria » semble rendre plus pressant, au-delà du statut de ce personnage) : noter la répétition du verbe « prendre » qui souligne l’inversion, le passage du choix personnel à l’acte imposé.
Par ailleurs, le récit semble montrer qu’ils ne pouvaient que se rencontrer et être attirés l’un par l’autre (une forme de destin ?) : mêmes termes ou termes au sens approchant utilisés pour l’un et pour l’autre (« se parer » l. 5 & 14 ; « tout le jour » l. 4 & « le soin qu’il avait pris » l. 14 ; « sa beauté » l. 6 & « l’air brillant » l. 14 ; « surprise », l. 13, de la Princesse et « grand étonnement », l. 16, de Nemours, avec une phrase construite sur un parallélisme : « il était difficile » / « mais il était difficile aussi » + « de le voir » & « de voir Mme de Clèves »  qui souligne cette réciprocité des regards de l’un sur l’autre et leur même réaction à la vue de l’autre) ; mêmes regards de la Cour portés vers eux (« on admira » l. 6 & réactions à la porte à l’arrivée de Nemours « à qui on faisait place » l. 7). Le fait que Nemours enjambe des sièges montre qu’aucun obstacle ne saurait se mettre entre lui et elle. Les propositions grammaticales introduites par le pronom indéfini « il » (« il était difficile ») soulignent aussi que chacun des deux personnages ne peut qu’admirer la beauté de l’autre, n’est pas maître de sa réaction qui est présentée comme inéluctable quand on les regarde ou l’un ou l’autre. La vue, le regard porté sur l’autre (le verbe « voir » suit « il était difficile » dans les deux cas), entraîne vers l’admiration et une première forme d’attirance.

b) Lignes 16-17 à 21 :
- À partir des lignes 15-16, et jusqu’à la ligne 19, par la phrase construite sur un parallélisme, mais mettant en place une inversion, le récit se focalise sur Nemours : expression des sentiments du personnage (« grand étonnement » l. 16, souligné ensuite dans le paragraphe suivant par « tellement surpris » l. 17, les deux expressions mettant en valeur la profondeur de ce sentiment, par l’adjectif épithète « grand » et la conjonction de subordination « tellement que » ; « marques de son admiration » l. 18-19) ; regard porté sur la Princesse (« voir Mme de Clèves » l. 15)
- La beauté de la Princesse est encore une fois soulignée : outre la réaction de Nemours exprimée par hyperboles et son incapacité à masquer son admiration, dans un lieu où il faut savoir maîtriser son apparence tant physique que morale, on note la répétition du groupe nominal « sa beauté » (l. 17). Nemours a donc la même réaction que tous (pronom personnel indéfini « on » l. 6 avant la première occurrence du GN). Il ne distingue donc pas de la foule de ce point de vue. Il s’en distingue par la réaction de la Princesses à son égard, et par l’admiration qu’il suscite lui aussi à la Cour.
- Le mouvement de rapprochement des deux personnages se poursuit. Nemours est attiré vers la Princesse, sans pouvoir semble-t-il contrôler ce mouvement : l’emploi de la voie passive (« il fut tellement surpris » l. 17) souligne qu’il ne contrôle pas sa réaction ; la négation qui entoure le verbe « pouvoir » l. 18 montre encore qu’il perd ses moyens face à la Princesse. Noter d’ailleurs qu’entre la conjonction de subordination « que » l. 17 et la proposition subordonnée qu’elle débute, entre virgules, le narrateur introduit deux subordonnées circonstancielles de temps où la princesse est présente (« lorsqu’il fut proche d’elle, et qu’elle lui fit la révérence ») : c’est une manière de souligner encore que la proximité de la princesse lui ôte toute possibilité de contrôler ses propres réactions.
Physiquement, les deux personnages sont désormais côte à côte : « proche d’elle » ; « ils commencèrent à danser ». Ils entrent en relation l’un avec l’autre, autrement que par le seul regard porté sur l’autre : « elle lui fit la révérence » (noter la proximité des deux pronoms qui les désignent l’un et l’autre : « elle lui »). Les pronoms changent : chacun était désigné différemment (« il », « elle » l. 18 par exemple) ; ils sont rassemblés dans un seul pronom personnel, « ils » (l. 19, 20, 21, 22, 23) ou « les » (l. 21) ou « leur » (l. 22). Notons encore que la fin de la danse est marquée par l’adverbe « ensemble » (l. 21). Tout ceci souligne encore une fois que ce rapprochement était comme inévitable, et prépare la suite du récit où ils seront tournés l’un vers l’autre, attachés par une passion amoureuse réciproque.
- Le regard de la Cour reste présent au long de cet extrait. Le poids de la vie publique sur les personnages est indéniable : la Princesse passe « tout le jour » à se préparer « pour se trouver au bal et au festin royal » (l. 5) et Nemours a aussi pis « soin » de « se parer » pour ce jour des fiançailles royales au Louvre (l. 4-5 ; le fait de citer la cérémonie au début de l’extrait rappelle l’aspect public de ce bal) ; répétition des termes qui rappellent que les deux personnages ne sont pas seuls, sont entourés (pronom personnel indéfini « on » l. 6, 8, 12 ; citation de certains personnages publics connus, comme De Guise l. 7, le roi l. 10, « le roi et les reines » l. 20 ; rappel du lieu qui est ce soir-là bondé : « au bal » l. 5, « au Louvre » l. 6, « la salle » l. 8, 19) ; réactions de la Cour face aux deux personnages (« on admira » l. 6 ; « assez grand bruit » l. 7 ; étonnement l. 12-16, dans les propositions introduites par « il était difficile » qui s’appliquent aux deux personnages, mais aussi plus largement à tout le monde par leur caractère impersonnel ; « un murmure de louanges » l. 19-20 ; « trouvèrent quelque chose de singulier » l. 21).
Le fait de passer de la réaction de toute la salle (l. 19-20) à celle du roi et des reines (l. 20) prépare la fin de l’extrait où ils vont provoquer le dialogue entre les deux personnages principaux.

* Partie 3 (lignes 22 à 31) :
- Les deux personnages ne sont pas maîtres d’eux-mêmes, sont comme guidés par la Cour, représentée ici par le roi et les reines. « Ils les appelèrent » (l. 22) : « ils » sujet du verbe et « les » COD du verbe. « sans leur donner le loisir de parler à personne » : proposition qui débute par la préposition négative « sans », où l’emploi de « personne » marque aussi une privation, une négation, et où les deux personnages sont encore désignés par un pronom complément (« leur »), ce qui souligne leur absence de liberté d’agir dans ce monde de la Cour. Dans la suite de la phrase, lignes 23-24, ils sont encore désignés par le pronom « leur », ou apparaissent dans des propositions subordonnées (« s’ils n’avaient pas bien envie de savoir qui ils étaient », « et s’ils ne s’en doutaient pas ») à la proposition principale dont le sujet du verbe est « ils » (= roi et reines) : autre marque du fait qu’ils ne sont pas ici libres de leurs mouvements.
Dans le dialogue qui suit, la situation est la même. D’une part le dialogue a été initié par le roi et les reines (« leur demandèrent » l. 23 + deux propositions subordonnées interrogatives indirectes introduites par « si »). D’autre part, Nemours et la Princesse ne s’adressent pas directement l’un à l’autre, mais par l’intermédiaire de la reine : « Madame » l. 25 & l. 30 (= la reine dans les deux cas) ; deux interventions au style direct de la reine intercalées entre les interventions de Nemours d’abord, de la Princesse ensuite.
Nemours délègue à la reine le soin de le présenter (« je voudrais bien que Votre Majesté eût la bonté de lui apprendre mon nom »), il ne le fait donc pas lui-même.
La reine semble penser à la place de la Princesse : « Vous devinez fort bien » (la forme affirmative remplace la forme négative utilisée par la princesse dans sa réplique, et l’adverbe « bien » accentue le fait que la reine se met à la place de la princesse).
- Suite du rapprochement des deux personnages : ils discutent (dialogue, avec paroles rapportées au style direct), lignes 25. Même début de réplique pour les deux personnages, qui nomment leur interlocutrice (« madame »), même si c’est par respect pour son statut royal ; même proposition incise placée au début de la réplique (« dit M. de Nemours » / « reprit Mme de Clèves ») ; même usage du verbe « deviner » (l. 26 & 31). Nemours nomme et donc inclut le nom de la Princesse à ses propres paroles (l. 26), ce qui confirme qu’il l’a reconnue. On sait depuis la ligne 11 que la Princesse l’a aussi reconnu. D’ailleurs, Nemours utilise le verbe « reconnaître » l. 27, quand la reine utilise celui de « connaissez », de la même famille : et l’on sait qu’elle dit ce que la Princesse n’a pas voulu avouer, qu’elle parle en quelque sorte à sa place. Nemours se cite lui-même et évoque la princesse dans une même phrase, comme s’ils s’incluaient tous deux dans un même ensemble, en alternant les désignations de l’un et de l’autre : « je » l. 25, « Mme de Clèves » l. 26, « je »/« j’ » l. 26, « la » l. 27, « je » l. 27, « lui » l. 27.
La reine elle-même évoque leur rapprochement, dans une phrase qui se présente presque sous forme de chiasme : « elle le sait aussi bien que vous savez le sien » (l. 29) (« elle » " « vous » ; « le » " « le sien » + répétition du verbe « savoir »).
Ils se sont reconnus sans avoir été présentés et même sans s’être jamais vus : cela semble indiquer qu’ils étaient comme faits l’un pour l’autre, destinés l’un à l’autre : « vous le connaissez sans l’avoir jamais vu » ; « je n’ai pas d’incertitude » ; « les raisons […] que j’ai pour la reconnaître » ; « les voir danser ensemble sans se connaître ». Le terme « singulier » utilisé ligne 21 souligne le caractère exceptionnel, presque invraisemblable aux yeux de la Cour, de cette union si naturelle dès le départ.
- La réticence de la Princesse dès le début montre qu’elle résiste aussi bien à la pression de la reine (donc de la Cour, qui les regarde) d’avouer qu’elle a reconnu Nemours qu’au fait de montrer (pour les autres, mais aussi à elle-même) qu’elle a un penchant pour Nemours dès cette première rencontre. « qui paraissait un peu embarrassée » : le narrateur souligne qu’elle perd ses moyens, ne maîtrise plus complètement ses émotions. Sa négation (« je ne devine pas si bien que vous pensez ») est un refus de répondre, alors que Nemours l’a fait en la nommant dans sa réplique (« Mme de Clèves »). Peut-être est-ce aussi une manière de montrer qu’elle ne veut pas jouer le jeu de la Cour, se voir imposer un discours, ce que « à ne pas vouloir avouer » semble confirmer (emploi du verbe « vouloir » = choix personnel, liberté affirmée).
En conclusion :
- Le caractère exceptionnel de cette rencontre est souligné de différentes manières : cadre hors normes (fiançailles de la fille du roi Henri II, Claude de France avec le duc de Lorraine ; palais royal des Valois, le Louvre) ; temps passé par les personnages à « se parer » ; arrivée fracassante de chacun des deux personnages, admirés par la Cour ; guidage des deux personnages l’un vers l’autre grâce au récit et à d’autres personnages ; réaction de grande surprise de chacun des personnages et réunion comme fusionnelle des deux personnages.  
- D’une certaine manière, la suite de la relation entre les deux personnages est comme déjà en germe ici : l’ambiguïté et la difficulté à venir de cette relation sont comme déjà annoncés : difficulté de la princesse à s’avouer son amour ; refus par la Princesse d’accepter de tromper son époux ; impossibilité d’afficher cette passion en public.
- Le lien entre passion et regard est déjà souligné ici : voir l’autre, c’est l’aimer, succomber à sa passion, ne pas la maîtriser.    
- Le poids des conventions sociales, de la Cour qui s’impose aux personnages est aussi bien développé ici.

jeudi 28 novembre 2019

Lecture analytique (non linéaire) : l'arrivée de la Princesse à la Cour


NB. Il ne s'agit pas d'une lecture linéaire, mais organisée comme pour un commentaire écrit. Si j'ai le temps, je réorganiserai cette étude de manière linéaire, en suivant les trois parties que nous avons définies pour ce texte. 

 

Introduction :

Le roman de Mme de Lafayette s’ouvre sur un tableau de la cour de France dans les dernières années du règne de Henri II. C’est dans un cortège d’êtres d’exception, décrits de manière superlative et abstraite, que paraît tout à coup l’héroïne, Mlle de Chartres, future princesse de Clèves. Personnage de fiction, elle est encore plus extraordinaire que les plus prestigieuses dames de la cour et sa vraisemblance se trouve garantie par le cadre historique du roman.
Cependant, si ce portrait est, comme les autres, placé sous le signe de l’excellence et de l’abstraction, il s’en distingue sur un point : la place essentielle faite à l’éducation qu’a reçu la jeune fille. C’est le passage central du texte, qui donne à cette présentation une importance décisive pour la suite.

  1. L’art du portrait
  2. Les conseils d’une mère
  3. Une présentation sous-jacente de la Cour


I. L’art du portrait
C’est avec élégance que Mme de Lafayette introduit la belle héroïne de son roman.
A. L’effet d’attente
Mme de Lafayette ne livre pas d’emblée le nom de l’héroïne. C’est au contraire par une sorte d’énigme que débute le portrait, l’apparition d’une inconnue dans le microcosme de la cour : Il parut alors une beauté à la cour qui attira… marque un effet de rupture dû à l’irruption de la fiction dans la chronologie. Tous les regards se portent vers cette beauté parfaite qui, surpassant toutes les autres, suscite leur admiration.
Le récit marque alors un temps d’arrêt. En revenant sur le passé de la jeune fille mystérieuse, l’auteur donne les éléments de résolution de l’énigme : on apprend qu’elle était de la même maison que le vidame de Chartres, dont il a été question au début du roman, et son nom est révélé par celui de sa mère, Mme de Chartres.
La fin du texte renvoie au début, et l’image, un instant interrompue, de l’entrée de Mlle de Chartres dans ce lieu où les regards jouent un rôle essentiel, revient au premier plan : Lorsqu’elle arriva, le vidame alla au devant d’elle.
B. Une beauté idéalisée
La première désignation de l’héroïne est une métonymie : une beauté, reprise par une beauté parfaite et la grande beauté. Elle est l’incarnation de la beauté.
Sa description physique demeure très vague. On évoque seulement la blancheur de son teint, ses cheveux blonds, la régularité de ses traits. On insiste également sur sa jeunesse dans sa seizième année. Il n’y a donc aucun élément vraiment pittoresque dans la présentation qui est faite de l’héroïne. C’est une description stéréotypée.
Mme de Lafayette, bien loin de tendre vers le réalisme, se plaît au contraire à accumuler les termes abstraits qui favorisent les interprétations les plus subjectives. Elle préfère suggérer ce qui émane de la jeune fille : l’éclat, la grâce, les charmes. Ces concepts malaisés à définir créent un halo de connotations positives qui font rêver le lecteur.
L’absence de description précise va de pair avec une idéalisation du personnage, à travers divers procédés :
  • La narratrice suggère d’abord l’intensité de sa beauté par les effets qu’elle provoque sur son entourage : elle attira les yeux de tout le monde, elle donna de l’admiration, le vidame fut surpris de la grande beauté… Le narrateur rapporte l’admiration dont elle fait l’objet : l’on doit croire que c’était une beauté parfaite, puisqu’elle donna de l’admiration dans un lieu où l’on était si accoutumé à voir de belles personnes, grâce à un champ lexical de la vue : parut, yeux, voir.
  • Les procédés hyperboliques sont nombreux.Mlle de Chartres est présentée dans une sorte de surenchère, comme surpassant tous les autres membres d’une cour qui, elle-même, est exceptionnelle. Les superlatifs sont nombreux : tout, parfaite, une des plus grandes, extraordinaires, extrême, un des grands partis, extrêmement, la grande beauté, que l’on n’a jamais vu qu’à elle, tous.
Le caractère exceptionnel du personnage concerne aussi son statut social : une des plus grandes héritières de France, un des grands partis qu’il y eut en France. L’idéalisation touche également sa mère, dont le bien, la vertu et le mérite étaient extraordinaires.
Sa singularité vient enfin de l’éducation qu’elle a reçue.
  • Mme de Lafayette n’insiste pas sur la formation intellectuelle de son héroïne. Tout est dit en une formule qui met sur le même plan les facultés mentales et les dispositions physiques : sa mère travailla […] à cultiver son esprit et sa beauté.
Ainsi, cette description présente à la fois les traits précieux, par son aspect hyperbolique, et classiques, par son abstraction et son art de la suggestion (métonymie, usage de l’impersonnel : il parut, on dut croire).


II. Une éducation originale
Centre du portrait, important en nombre de lignes : éducation de la Princesse : donc appartient à son portrait.

A. Une mère soucieuse de l’éducation de sa fille :
  • Une éducation hors la Cour.
  • Une éducation sans cesse reprise : cf. utilisation des imparfaits d’habitude : elle faisait, elle lui montrait, elle lui faisait voir aussi. Mme de Chartres, qui fonde son éducation sur la parole, sait qu’il n’y a pas d’éducation sans imprégnation.
  • Mme de Lafayette intervient également dans ce discours moraliste par un jugement critique : la plupart des mères s’imaginent qu’il suffit…. Il n’y a donc pas d’éducation sans franchise.
  • Mme de Lafayette donne la parole à Mme de Chartres : programme éducatif présenté d’abord sous forme de discours narrativisé puis indirect (cf. proposition indépendante Mme de Chartres avait une opinion opposée + 3 propositions principales et subordonnées. Début du discours indirect : elle lui faisait voir + PS1 quelle tranquillité… + PS2 combien la vertu ; puis une autre principale mais elle lui faisait voir aussi + PS1 combien il était difficile (+ 2 PS relatives).
Ainsi, caractère vivant d’une conversation.
  • Dans ce passage : sujets des verbes = Mme de Chartres + paroles de la princesse non citées : une mère directrice de conscience, qui guide.
B. Une éducation originale :
Une éducation définie surtout par oppositions :
- Opposition à la Cour : Une éducation en opposition à celle communément admise pour les jeunes filles nobles de haute lignée : début du passage concernant les principes éducatifs : verbe critique « s’imaginent » + phrase suivante : elleavait une opinion opposée. Autre opposition : « ne parler jamais » ≠ « contait » ; « faisait des peintures » : Verbes de paroles en opposition.
« ne… jamais » ≠ elle parle « souvent » à sa fille de l’amour.
- Opposition à la passion amoureuse :
→ Discours sur l’amour de Mme de Chartres bâtis sur l’opposition entre les attraits et les dangers de l’amour : d’un côté ce qu’il y a de plus agréable, de l’autre ce qu’elle lui en apprenait de dangereux.
→ Essentiel du discours : montrer le désordre qui suit la passion (plusieurs lignes) alors qu’elle en dépeint les charmes plus succinctement. 
→ Antithèse entre l’amour et la vertu dans deux tableaux fortement contrastés : amour, les engagements, n’amènent que les malheurs domestiques ≠ la vertu apporte tranquillité, éclat, et élévation. Les deux derniers termes sont propres à séduire une âme d’élite. 
→ « Mais elle lui faisait voir… » : conjonction de coordination appuyant opposition entre « tranquillité », « éclat », « élévation » et « difficile », « défiance de soi ». Reprise de la « vertu », pour souligner qu’elle est un objectif mais difficile à atteindre et à garder.
- Opposition aux hommes : elle lui contait le peu de la sincérité des hommes, leurs tromperies et leur infidélité. Accumulation de termes très négatifs, ou dans des noms à valeur généralisante, universelle, ou dans un pluriel.

Une éducation forte :
- Termes« peintures » ; « montrait » ; « faisait voir » (X2) : très visuel : audacieuse franchise + ce lexique de la vue rend concret cet enseignement. Rapports entre la mère et la fille fondés sur la confiance réciproque. Mme de Chartres veut persuader et non contraindre.
- Une intériorisation des principes par la Princesse : elle lui enseigne la vertu et veille à la lui rendre aimable.
- Noter qu’elle lui précise la difficulté de cette morale :elle lui faisait voir aussi combien il était difficile de conserver cette vertu, que par une extrêmedéfiance de soi-même.

III- Une peinture sous-jacente de la Cour

A. Un monde d’apparences
  • Phrase du début du passage orientée sur la vue et les regards portés sur la Princesse : « parut » ; « attira les yeux » ; « donna de l’admiration » ; « voir de belles personnes » : 4 expressions dans une seule et même phrase ! Le vidame de Chartres s’intéresse à elle à cause de sa beauté.
  • 2è phrase : présentation par le rang : toujours cette apparence, ce jugement de la Cour. Reprise en fin de portrait : « héritière » ; « un des grands partis » ; sa mère « extrêmement glorieuse » : toujours cette définition par rapport à ses origines. Tout est focalisé, pour la Cour, sur la famille à laquelle elle appartient, et qui fait d’elle un bon parti : on lui propose plusieurs mariages, forcément arrangés puisqu’elle apparaît tout juste.
  • Cela s’oppose d’autant plus au long propos éducatif et moral porté par Mme de Chartres au centre du passage.
B. Un monde dangereux
  • Une peinture de la Cour sous-jacente : lieuqui peut être très agréable mais aussi très dangereux pour une jeune personne.
→ La Princesse en a été absente, pour la préserver de ce milieu : « elle avait passé plusieurs années sans revenir à la cour » + juste après « Pendant son absence », lié à la fille, Mlle de Chartres.
→ Critique de la société où la jeune fille va pénétrer : elle lui contait le peu de la sincérité des hommes, leur tromperie et leur infidélité. Les termes sont catégoriques et la peinture sans indulgence.
→ Dans ce monde cruel où règne l’apparence, le sort de la femme ne peut être que de souffrir. Seul refuge : l’amour conjugal, qu’il faut bien distinguer de la passion : ce qui seul peut faire le bonheur d’une femme […] est d’aimer son mari et d’en être aimée. L’amour se trouve alors paré des charmes de la vertu. C’est le seul salut possible qui allie la tranquillité et la réciprocité : fin du paragraphe, fin du passage sur l’éducation et ses principes par la mère Mme de Chartres.

Conclusion :
  • L’éducation de Mme de Chartres révèle quelques problématiques de son siècle sur l’amour. Faut-il parler d’amour aux jeunes filles ? Un contre-exemple est décrit dans L’école des femmes de Molière : Agnès, tenue à l’écart de tous et de l’amour succombe aux charmes du premier jeune homme qu’elle rencontre, malgré la surveillance sévère d’Arnolphe. L’amour conjugal est-il encore vraiment de l’amour ? Peut-on être heureux dans le mariage ? C’est un sujet dont on débat dans les salons du XVIIème siècle.
  • Même si Mme de La Fayette place son roman au XVIè siècle, il est évident que la peinture de la Cour qu’elle propose ressemble beaucoup à celle de son temps, celle de Louis XIV. Elle critique certains travers de cette société.
  • Un passage qui prépare et justifie la suite du roman : un être d’exception, dont la vertu sera irréductible à la tentation de la passion. Elle ne ressemble pas à la Cour et c’est ce qui va faire sa singularité, et en même temps sa difficulté à supporter ce milieu marqué par ce dont elle a appris à se méfier : la passion. Noter toutefois que l’analyse psychologique est ici absente, que l’on semble rester à l’extérieur du personnage, tant du point de vue du narrateur que de sa mère, Mme De Chartres.