vendredi 24 février 2023

Une dissertation sur Manon Lecaut en vidéo

 L'abbé Prévost lisant Manon Lescaut

 

Pour voir l'analyse de la dissertation, suivez ce lien :

https://www.youtube.com/watch?v=EI_olFumGDs

Lecture analytique linéaire : extrait d'Eldorado de Laurent Gaudé (l'assaut)

 


 

Introduction : Lauréat en 2002 du Prix Goncourt des Lycéens pour La Mort du roi Tsongor ; lauréat en 2004 du Prix Goncourt pour Le Soleil des Scorta. Laurent Gaudé écrit des romans mais aussi des nouvelles, des pièces de théâtre ou des poèmes. Il intègre dans ses œuvres des références historiques ou contemporaines. Son roman Eldorado évoque le parcours souvent tragique des migrants, depuis l’Afrique notamment, jusqu’en Europe. Il alterne le récit de la trajectoire de deux personnages : Salvatore Piracci, commandant de la marine italienne, qui va faire le trajet inverse des migrants, errant vers les côtes nord-africaines, et Soleiman, jeune Soudanais qui progresse depuis son pays d’origine vers ces mêmes côtes nord-africaines, dans l’espoir de rejoindre l’Europe.

Ici, dans cet extrait du chapitre 10 intitulé « L’assaut », nous suivons Soleiman, qui raconte à la 1ère personne sa participation à l’assaut sur les grilles qui entourent l’enceinte de Ceuta, enclave espagnole en terre marocaine, et donc porte d’entrée privilégiée vers le sol européen, « eldorado » rêvé par de nombreux migrants.


Problématiques :

 

- En quoi cet extrait vise-t-il à faire vivre au lecteur la tension de l’assaut mené par tous les migrants, dont Soleiman et Babakar ?

 

- Comment cet extrait met-il en scène le passage des personnages vers une « terre nouvelle » ?

 

- En quoi cet assaut se présente-t-il comme un combat contre des éléments hostiles, sources d’échec et de mort ?  

 

- Comment la force vitale de Soleiman est-elle mise en valeur dans cet extrait ?

 

Structure du texte :

L’ensemble du texte oscille entre des moments où les deux personnages progressent et d’autres où des obstacles les empêchent de poursuivre leur franchissement de la frontière matérialisée par les barbelés.  

 

1- l. 1-6 (« L’assaut a commencé… de l’autre côté ») : Soleiman progresse vers le haut de la barrière et en atteint le sommet.

 

2- l. 6-13 (« C’est alors qu’ils ont commencé… cède sa place ») : Les forces de police espagnoles et marocaines résistent à l’assaut et gênent la progression des assaillants, dont Boubakar. On peut diviser en deux sous-parties ce passage :

a) l’évocation de l’attaque des polices contre les assaillants ;

b) le cas particulier de Boubakar.

 

3- l. 14-23 (« Je ne réfléchis pas… conquérant. ») : Soleiman vient en aide à Boubakar et l’aide à franchir le grillage. Ils parviennent sur le sol, de l’autre côté.

 

Analyse linéaire :

 

1ère partie (l. 1-6) :

* Le lecteur participe à la tension nerveuse du personnage :

- De manière générale, dans tout l’extrait, le choix du présent de narration donne l’illusion au lecteur d’assister aux événements, d’être comme présent aux événements successifs, de vivre chaque nouveau geste en même temps que le personnage.

- L’emploi du passé composé dans la première phrase de l’extrait (« L’assaut a commencé » l. 1) contraste avec ces présents de l’indicatif. Ce passé composé exprime une action ponctuelle, donne l’impression de démarrer le récit en cours de route, comme si l’assaut avait déjà commencé, puisqu’on remonte par le passé en arrière par rapport aux présents employés par ailleurs. Ce choix permet encore une fois de plonger d’emblée le lecteur dans la tension de cet assaut collectif.

- Le choix de la 1ère personne du singulier permet aussi au lecteur de s’identifier directement au personnage-narrateur, à ce qu’il vit et ressent à chaque instant de cet assaut. Ou alors, on peut s’imaginer que le personnage nous raconte comme « en direct » ce qu’il est en train de vivre : nous apparaissons aussi comme des interlocuteurs privilégiés de la scène.

- La parataxe (absence de mots de liaison, connecteurs logiques ou temporels, entre les phrases ou propositions grammaticales), comme le fait que les phrases et propositions grammaticales sont très souvent courtes, permettent aussi de créer un rythme haché, de donner un sentiment d’urgence, d’enchaînement rapide des événements, des gestes, des prises de décision, sentiment que le lecteur peut parfaitement ressentir, à l’image des personnages.  

* Le début de l’extrait souligne que Soleiman progresse rapidement vers le sommet :

- Les verbes de mouvement s’enchaînent : « monte » (l. 1) ; « franchir » (l. 2) ; « passer » (l. 3 & 5) ; « descendre » (l. 5). On peut noter aussi que les verbes « monte » et « descendre » s’opposent, et laissent imaginer ce passage d’un côté à l’autre du grillage. De la même manière, l’enchaînement des indications spatiales permettent au lecteur de comprendre la progression du personnage vers le haut de la barrière : « presque un mètre » (l. 2) ; « en haut » (l. 5) ; « de l’autre côté » (l. 6).

- La rapidité de cette ascension est soulignée de diverses manières : par le complément circonstanciel de manière « à toute vitesse » qui complète le verbe de mouvement « monte » (l. 1) ; les phrases qui sont souvent courtes, qui tiennent en quelques syllabes et créent une forme de tension en d’enchaînement rapide des mouvements du personnage et de ses pensées ; la parataxe montre aussi que le personnage-narrateur n’a pas le temps de réfléchir, enchaîne rapidement chaque geste, chaque décision, mais montre aussi la rapidité de ses gestes (exemple : il ne raconte pas sa progression entre le haut de l’échelle et le sommet du grillage, se focalisant sur les mouvements d’oscillation du grillage et sur ses bras et doigts, avant de constater grâce au verbe « être » qu’il est « en haut » l. 5) ; la négation restrictive « ne me reste plus qu’à » (l. 5) montre combien Soleiman est sur le point de réussir son projet qui est de passer de l’autre côté du grillage, ce qui laisse le lecteur imaginer cette suite heureuse pour lui.   

- Le personnage démontre une grande détermination, une volonté tenace de réussir. Le fait de monter « à toute vitesse » (l. 1) souligne sa détermination. Deux phrases courtes expriment ce qu’il pense à cet instant : « je veux passer » (l. 3), où le verbe de volonté est affiché ; « je dois tenir » (l. 3-4), où le verbe « devoir » souligne une obligation qui s’impose à lui, mais dont on peut penser qu’il se la donne à lui-même. Le verbe « je m’agrippe » (l. 2) souligne encore cette force physique qui lui est nécessaire pour lutter contre les mouvements du grillage qui peuvent le faire tomber. À la blessure de ses doigts répond sa réflexion, mise en valeur dans une phrase différente, courte : « Cela n’a pas d’importance » (l. 3), où le pronom « cela » renvoie aux doigts qui saignent et où la négation semble comme effacer la blessure, par la seule force de l’esprit du personnage. 

 

* À l’inverse, le narrateur souligne les freins à sa progression :

- Les éléments matériels semblent résister à la possibilité du personnage de franchir l’obstacle de la barrière. Ainsi, « l’échelle est trop courte » (l. 1-2) : l’adverbe « trop » montre l’appréciation négative de la situation par Soleiman ; l’échelle qui permet de monter le bloque avant le sommet. Le fil du grillage le blesse : « au fil qui me fait saigner les mains » (l. 2-3) ; on note que le « fil » est sujet de la proposition subordonnée relative, et agit donc sur le corps de Soleiman, comme pour le freiner dans sa progression. La barrière elle-même semble presque vivante car le narrateur en souligne les mouvements : « elle est secouée » ; « mouvements incessants » ; « elle se tord » (l. 4). La barrière gêne évidemment Soleiman dans son ascension, et souligne le danger de tomber du grillage. 

- Son propre corps paraît aussi le gêner dans son ascension, puisqu’il fatigue. Soleiman se focalise sur plusieurs parties de son corps, pour montrer que celui-ci peut aussi le faire retomber : « le souffle court » (l. 3) montre un corps qui souffre, une respiration difficile ; les « mains » (l. 2-3) qui saignent et le font souffrir peuvent limiter sa capacité à accrocher le grillage ; « les bras me tirent » (l. 3) ajoutent la fatigue qui pourrait entraîner encore une fois une chute s’il se tient mal au grillage.

 

2ème partie (l. 6-13) :

N.B. Cette 2ème partie de l’extrait participe du suspense, en créant une forme de pause dans l’ascension, qui s’arrête en raison de Boubakar qui est gêné dans sa progression. Ce dernier avait indiqué à Soleiman que c’était chacun pour soi et que Soleiman ne devait pas s’occuper de lui. Pourtant Soleiman va aller aider son camarade d’exil.

Dans le roman, ce geste est important : Soleiman a bénéficié de l’aide notamment financière de Boubakar pour monter sur des camions vers l’Algérie, donc il lui rend service ici en retour ; par ailleurs, Soleiman a agressé et volé un petit commerçant qui voyageait sur le même camion qu’eux afin de payer la suite de leur périple vers le Maroc, et il se rachète en quelque sorte moralement ici en ne s’enfermant pas dans un égoïsme inhumain. 

 

* La rupture entre les parties 1 et 2 est souligné par l’emploi du connecteur temporel « C’est alors » (l. 6) en tête de phrase, qui souligne que la suite des événements ne va pas poursuivre de suite la progression de Soleiman vers l’autre côté de la frontière. 

 

* Le lecteur comprend qu’il s’agit d’une véritable bataille, d’un combat :

- Un lexique du combat, presque militaire ou guerrier, est employé ici. Déjà à la ligne 1, le nom « assaut » y renvoyait. La désignation des participants aux deux camps peut aussi renvoyer au combat : les « assaillants » (l. 7, 12) ; la « police » l. 8 est une représentation de la force publique. Le verbe « tirer » (l. 6) laisse entendre aussi l’affrontement entre deux parties adverses, comme les « coups de feu » (l. 10). Les assaillants sont pris « à revers » (l. 8), comme dans le cadre d’une stratégie militaire sur un champ de bataille, et les migrants se retrouvent d’ailleurs « coincés » (l. 9). Des armes de combat, plus ou moins dangereuses, sont évoquées : les « grenades lacrymogènes » (l. 6, où le mot « grenade » peut aussi renvoyer à une arme de guerre) ; les « coups de feu » (l. 10) évoquent des armes visant cette fois à tuer. L’emploi des « véhicules » (l. 8), même si le terme est imprécis, peut encore renvoyer à des véhicules de combat.

- On note une opposition entre les premières personnes (singulier et pluriel : « je » l. 7, 10 « j’ » l. 10 ; « nous » l. 8, 9) et certains emplois de la troisième personne (« ils » l. 6 ; « les véhicules de la police marocaine » l. 8 ; « les Marocains » l. 9), qui montrent deux camps qui se font face.

- La mort (réelle ou possible) est suggérée de différentes manières. Les migrants « suffoquent » (l. 7), peinent donc à respirer ; on sait que les lacrymogènes ne tuent pas, mais la respiration est synonyme de vie, comme la difficulté à respirer suggère implicitement la mort. « des corps tombent » (l. 10) : la désignation des migrants par le terme de « corps » laisse entendre qu’ils sont peut-être morts. Même Boubakar « ne bouge plus » (l. 12) : la négation autour du verbe de mouvement le place dans une position inverse à celle de Souleiman précédemment, qui démontrait une force de vie par ses mouvements rapides ; et le fait qu’il puisse « tomber » (l. 13) de haut renforce ce danger qu’il encourt.

 

* Soleiman narrateur dramatise ce moment afin de faire ressentir au lecteur l’horreur de ce que les migrants vivent :

- La violence de l’affrontement est évoquée, où les migrants de manière générale, ou Boubakar plus particulièrement, sont placés dans une situation de danger, de risque accru, de victimes. La désignation imprécise des migrants par l’expression « dans le tas indistinct des assaillants » (l. 6-7) (noter surtout le nom singulier « tas » et l’adjectif épithète qui le précise « indistinct ») semble adopter le point de vue des policiers espagnols, pour qui ces migrants sont à peine humains, point de vue que le lecteur ne peut adopter. Le fait que les véhicules de la police arrivent « en trombe » (l. 8) (complément circonstanciel de manière) montre la détermination des policiers à lutter contre l’assaut en cours. Et assez rapidement, deux lignes plus bas (ligne 10), les policiers tirent : ils n’ont pas tardé ni hésité à tirer directement sur les migrants, ce qui ne peut que provoquer l’indignation du lecteur.

- Le point de vue interne de Soleiman, qui exprime ses sensations visuelles et auditives, permet aussi au lecteur d’imaginer la scène et de ressentir l’effroi des migrants qui sont chassés comme des bandits ou une armée ennemie. Soleiman est un témoin privilégié de la scène car il est en hauteur, et comme un peu détaché de ce qui se produit car il ne trouve pas dans la masse des migrants placée plus bas que lui sur le grillage. De plus, il ne se borne pas à exprimer ce qu’il voit mais il met en avant ce qu’il entend, manière de plonger encore plus le lecteur dans la scène : « j’entends les cris » (l. 7) ; « j’entends des coups de feu » (l. 10) ; « hurler » (l. 13). Cette ambiance de chaos, très sonore, amplifie le danger vécu par ces personnages. La vue est bien entendu sollicitée

- Soleiman souligne une progression vers le « pire ». Il fait ainsi progressivement monter la tension, le danger encouru par les personnages. Ainsi, après les tirs de lacrymogène, il annonce « pire » (l. 8) que ces tirs : le comparatif laisse imaginer, sans le dire de suite, une montée vers une violence plus extrême. La conjonction de coordination « mais » (l. 9) annonçait cette progression, par opposition avec ce qui précède, pourtant déjà très violent. Et effectivement, les migrants sont pris en étau entre les deux polices espagnole et marocaine, « coincés » (l. 9) ; l’adverbe temporel « maintenant » (l. 9) souligne cette progression à la fois temporelle et vers un danger accru pour les assaillants. Puis la violence monte d’un cran, passant des lacrymogènes aux balles réelles, et peut-être aux morts (l. 10).

- La situation particulière de Boubakar évoquée à partir de la ligne 10 renforce encore la tension, et la progression vers le pire. En effet, le regard (de Soleiman, et donc du lecteur) se focalise sur un personnage individualisé, auquel il est possible, plus qu’à une foule, de s’identifier : il est nommé (« Boubakar », l. 11), et sa situation sur le grillage est décrite (compléments circonstanciels de lieu : « sur une échelle », « à quelques mètres de moi », « à mi-chemin » l. 11, « sous lui » l. 13 ; COI « aux barbelés » l. 12). Son immobilité est indiquée par les verbes : négation « ne bouge plus » (l. 12) (donc il a avancé avant mais est à présent bloqué : autre progression vers le pire) ; « accroché » (l. 12), donc comme emprisonné ; autre négation autour du verbe d’action « parvenir », « ne parvient pas » (l. 12). Dans ces conditions, ne plus bouger est dramatique, car cela signifie l’échec du passage de la frontière, voire la mort sous les balles. Mais ici aussi, au-delà de l’immobilité, la suite montre que la situation de Boubakar est encore pire qu’indiquée jusque là : à la ligne 13, le narrateur évoque une suite possible d’événements, le fait que Boubakar se fasse « agripper » par d’autres migrants, et puisse « tomber ». Le danger devient extrême. 

- Il faut noter que la dramatisation passe aussi par le registre tragique : cette progression vers la mort possible le montre, comme le fait que les personnages ne sont pas libres, ne disposent pas de choix. La formule impersonnelle « il faut » (l. 9) liée au mouvement ascendant (« monter » l. 9) indique la seule issue possible, ce que souligne la phrase négative suivante : « il n’y a plus d’autre solution » (l. 9-10). Le fait que les personnages soient « coincés » (l. 9), que Boubakar soit prisonnier des « barbelés » (l. 12 : ce type de fil, avec des épines, vise à empêcher toute progression, toute intrusion) et puisse être la victime des autres migrants (ils sont sujets du verbe « vouloir » l. 13) afin qu’il « cède sa place » (l. 13) qu’il a pourtant gagnée par lui-même, construit aussi le tragique de la situation des personnages à ce moment.

 

3ème partie (l. 14-23) :

* L’action reprend, après la pause qui concernait la situation de Boubakar, grâce à Soleiman qui relance leur mouvement vers l’autre côté de la frontière. Comme dans le reste du texte, le but est de créer du suspense, de générer une tension permanente chez le lecteur, qui ne sait mais quelle sera l’issue de cet assaut.

- Les verbes d’action, souvent liés au mouvement, l’indiquent, s’opposant à l’immobilité précédente de Boubakar : « je descends » (l. 14) ; « arrache » (l. 15) ; « se dépêcher » (l. 16) ; « il reprend » (l. 16) ; « je fais passer » (l. 19) ; « nous descendons » (l. 20).

- Le récit s’accélère, comme dans la partie 1 : la négation « je ne réfléchis pas » (l. 14) annonce le changement d’attitude de Soleiman, qui était placé auparavant dans la situation d’un observateur passif, et ici ne prend pas le temps d’évaluer son environnement. Immédiatement après vient le verbe de mouvement « je descends » (l. 14). Le complément circonstanciel de temps « en quelques secondes » (l. 14), mis en valeur en tête de phrase, affiche aussi cette accélération des événements, du rythme des mouvements de Soleiman. Le verbe « arrache » (l. 15) suppose une action rapide, violente, afin de pouvoir repartir au plus vite. Le verbe « se dépêcher » (l. 16), comme l’adverbe « vite » (l. 17) soulignent encore pour le lecteur l’urgence de la situation de ce moment du récit. Cette accélération mène ensuite à la chute de Soleiman de l’autre côté du grillage, autre mouvement rapide, mais involontaire cette fois, comme l’indiquent ces verbes : « tomber » (l. 21), « je chute » (l. 21). Ici aussi la parataxe et les phrases ou propositions grammaticales courtes donnent un effet de rapidité. Et une ellipse temporelle entre « Il reprend son ascension » et « nous sommes tous les deux au sommet » (l. 16-17) offre également cet effet d’accélération des actions des personnages.      

- On peut noter que dans un premier temps, seul Soleiman agit. Boubakar reste encore un temps immobile : le verbe « Il me regarde » (l. 15) place le personnage dans une position de spectateur, passif. Et le verbe est en plus répété dans la phrase suivante, qui contient une comparaison (« comme un chien regarde » l. 15). Cette comparaison déshumanise Boubakar, réduit à un animal qui ne réfléchit pas, ne comprend pas qu’il peut de nouveau progresser, qui reste dans une attitude contemplative (l’admiration de la lune). Le regard de Boubakar transforme pendant quelques instants Soleiman en un corps céleste lointain, sans lien avec la situation.

 

* Au long de l’extrait, et particulièrement dans ce passage, la progression de libération vers l’autre côté de la frontière se développe par le biais d’une opposition symbolique entre le sol et l’aérien. Certains verbes, mais ici surtout des indications spatiales, développent cette image. Dans la partie 2 notamment, le fait que Boubakar soit « à mi-chemin entre la terre et le sommet » (l. 11) symbolise ce qu’ils souhaitent quitter, le sol marocain, et ce qui va les libérer, le sommet du grillage. Le mouvement ascensionnel, d’élévation, renvoie donc ici à une forme de libération, quand le sol renvoie à l’emprisonnement côté marocain.

- étape 1 : mouvement vers le bas : Au vu de cette symbolique, quand Soleiman indique : « je descends » (l. 14), il se met en danger puisqu’il repart vers le sol marocain. La comparaison « comme un chien regarde la lune » (l. 15-16) transforme Soleiman en un corps céleste : c’est bien par le haut qu’ils vont se libérer.

- étape 2 : mouvement vers le haut : Après avoir libéré Boubakar, c’est aussi lui qui reprend le mouvement vers le haut : verbe d’action à la 3ème personne « il reprend » (l. 16) + COD « son ascension » (l. 16). Et le terme de « sommet » (l. 17) est repris, les concernant alors tous les deux (« nous sommes tous les deux » l. 16). Au complément circonstanciel de lieu « au sommet » (l. 17) s’oppose encore une fois celui de « à terre » (l. 17-18), montrant que les deux hommes s’extraient d’une partie du reste des migrants qui sont encore prisonniers de leur terre d’origine.

- étape 3 : nouveau mouvement vers le bas : Dans la suite du passage, la symbolique s’inverse, puisqu’il s’agit de rejoindre la terre promise, en quelque sorte : les indicateurs spatiaux « au-dessus » (l. 19) et « de l’autre côté » (l. 20) initient ce renversement. Et même si la chute est rude, le lecteur passe rapidement d’une première désignation négative (« l’impact dur du sol » l. 21 : noter les termes ici péjoratifs d’« impact » et « dur », ainsi que la dénomination neutre de « sol ») à une désignation méliorative (« cette terre nouvelle » l. 22, où l’adjectif « nouvelle » renvoie au changement attendu depuis longtemps par Soleiman, et où le terme de « terre » renvoie à un territoire, un lieu de vie). La conjonction de coordination « mais » (l. 22) souligne aussi l’opposition entre la faiblesse physique ressentie (« je suis fatigué » l. 22) et ce que lui offre le fait de penser avoir réussi à rejoindre son « eldorado » : « une force de conquérant » (l. 22-23) : l’opposition est renforcée par cette hyperbole, puisque Soleiman se compare à un personnage qui s’impose sur un territoire autre que le sien, par l’emploi du terme de « conquérant ».

 

* La violence de la scène et les risques encourus sont ici encore rappelés, alimentant aussi l’incertitude du lecteur sur ce qui va se dérouler après :

- Le comportement inhabituel des personnages souligne la violence qui se déchaîne : Soleiman « hurle » en s’adressant à Boubakar montre que la situation est tendue, rappelant d’ailleurs les hurlements de ceux qui, ligne 13, voulaient déstabiliser Boubakar. La « panique » des migrants restés plus bas rend compte de leur sentiment à ce stade, alimentant la tension de l’ensemble de la scène aux yeux du lecteur.

- La violence physique est manifeste : aux « coups des Marocains » (l. 18), à la violence de la police marocaine, répond immédiatement dans la même phrase celle des migrants : « en maltraitant » (l. 18). Tout le monde se retrouve en quelque sorte à égalité dans ce moment, forces de l’ordre comme migrants.

- Les verbes « échapper » (l. 18) ou « sauver » (l. 19) soulignent combien les migrants sont en danger, de blessures graves voire de mort. Les références à la mort se poursuivent en effet : « sauver sa vie » (l. 19), suivi immédiatement dans la phrase suivante de « la jambe morte de Boubakar » ; ce contraste entre le nom « vie » et l’adjectif « morte » laisse entendre que la vie de ces migrants, et de nos deux personnages, est fragile, peut s’arrêter d’un moment à l’autre.

- L’affaiblissement de Soleiman quand il redescend de l’autre côté de la barrière peut aussi renvoyer à ce risque de se tuer : il insiste comme dans la partie 1 sur la faiblesse de son corps, et reprend d’ailleurs la même indication « les bras me tirent » (l. 20 ; cf. l. 3) ; la négation « je n’ai plus de force » (l. 20) souligne aussi cet état du personnage, comme la constatation plus loin « je suis fatigué » (l. 22). La douleur physique est indiquée ensuite par le verbe « je sens » (l. 21), avant une indication se rapportant au sens du toucher (« impact dur » l. 21), et la phrase suivante évoque encore deux parties de son corps, les genoux et le ventre, placés dans une situation inhabituelle, donc douloureuse (« qui me rentrent dans le ventre » l. 21).  

 

- Il faut noter que l’attitude de Soleiman (et de Boubakar) s’oppose à celle des autres migrants : le pronom indéfini « chacun » (l. 19) noie tous les migrants dans un anonymat, mais aussi montre que dans ces conditions, c’est l’individualisme, l’égoïsme, qui prédomine : « sa vie » (l. 19) est au singulier. Cette attitude s’oppose à celle de Soleiman et de Boubakar qui se sauvent ensemble, sont solidaires : Soleiman redescend chercher Boubakar ; l’emploi du pronom « nous » aux lignes 16 et 20 souligne leur communauté d’efforts. C’est peut-être une manière d’indiquer que c’est leur union qui les sauve, quand d’autres échouent en ne se préoccupant que de leur sort individuel.  

 

Conclusion :

* Dans la suite de l’extrait, la tension remonte d’un cran car les deux personnages s’aperçoivent qu’ils sont coincés dans un couloir entre deux grillages, et qu’il va leur falloir franchir la 2ème barrière avant d’être officiellement en terre espagnole. C’est encore leur solidarité et un peu de chance qui va leur permettre de se glisser dans une brèche sous ce 2ème grillage. Gaudé continue donc à alterner les moments d’espoir et ceux où la réussite de ce passage semble compromise : ainsi il use de techniques propres au romanesque, afin que le lecteur comprenne la difficulté à la fois physique et la tension nerveuse vécue par l’ensemble de ces migrants qui ne souhaitent que vivre mieux en allant en Europe.

 

* Gaudé alterne entre des moments où il évoque l’ensemble des migrants et d’autres où il s’attache à deux personnages en particulier : cela permet de toucher le lecteur, mais aussi de montrer que les deux personnages renvoient à la situation générale des migrants. Ceci souligne la visée critique, dénonciatrice du roman, et de cet extrait en particulier. Le lecteur est touché, horrifié, par le sort des migrants, qui peuvent mourir simplement pour avoir voulu atteindre un territoire où ils pourront vivre mieux.

 

* Plusieurs écrivains se sont emparés ces dernières années de la question des migrants et des souffrances vécues sur leurs longs parcours depuis l’Afrique ou le Moyen-Orient, passant par la fiction romanesque pour faire éprouver aux lecteurs les parcours de tous ces migrants de la misère. Il en est ainsi de Louis-Philippe Dalembert, écrivain haïtien francophone contemporain, dans Mur Méditerranée, qui offre le portrait de trois femmes de conditions et d’origines différentes (Nigéria, Érythrée et Syrie) qui s’embarquent sur un bateau pour aller des côtes libyennes vers Lampedusa. Marie Darrieussecq, autrice française contemporaine, fait se rencontrer, dans La Mer à l’envers, Rose, embarquée sur un bateau de croisière en Méditerranée, et Youssef qui fait partie de migrants sauvés et accueillis sur le navire où elle se trouve. On peut aussi citer le récit d’Eric-Emmanuel Schmitt, auteur français contemporain qui, dans Ulysse from Bagdad, imagine le parcours d’un jeune Irakien, qui, tel Ulysse, se lance dans une odyssée migratoire vers l’Europe.