vendredi 28 mai 2021

Réviser "La Princesse de Clèves" en écoutant France Culture


 

En ligne sur la radio France Culture, une demi-heure consacrée à La Princesse de Clèves. Il n'y a pas tout ce qu'il faut savoir, mais c'est un bon moyen de remobiliser certaines notions essentielles de ce roman. Pour écouter, c'est par ici :

https://www.franceculture.fr/emissions/ecoutez-revisez/la-princesse-de-cleves-les-conventions-avant-les-emotions

jeudi 20 mai 2021

Lecture analytique linéaire : Les Fausses Confidences, acte III, scène 12 (extrait)

 


 

Pour situer le texte :

 

La lettre écrite par Dorante a été comme prévu interceptée par Marton dans les mains d’Arlequin. Elle a été lue en présence de tout le monde (hors valets) et affiché aux yeux de tous l’amour de Dorante pour Araminte. Cette dernière est perturbée par cet aveu public qui la met dans une situation compliquée. La pression sociale devient plus forte : Mme Argante et le Comte soulignent combien il est malvenu qu’un employé puisse avoir de tels sentiments pour celle qui l’emploie. Pourtant, elle n’a pas cédé pour l’instant à sa mère ou au Comte et a simplement exprimé sa colère auprès de Dubois qui s’en satisfait car il sait qu’Araminte est prête de céder aux avances de Dorante. Au début de cette scène 12, elle souligne à Dorante qu’elle ne peut que le renvoyer, tout en montrant toute son émotion.

 

Aspects majeurs du texte :

 

* Scène capitale dans la pièce : c’est le moment des aveux mutuels, surtout celui d’Araminte, directement face à Dorante. C’est donc l’aboutissement du stratagème évoqué en début de pièce, et une fin heureuse. Le stratagème a réussi.

 

* Les mensonges sont évacués : il s’agit d’une scène de vérité, de dévoilement, par la parole, de sincérité, pour les deux protagonistes. Araminte n’aime pas Dorante uniquement pour son apparence, mais pour son caractère, pour la sincérité de son amour. On peut imaginer que réside là en quelque sorte l’un des messages de Marivaux dans sa pièce. 

 

* Les sentiments, l’amour, sont présents au long de l’extrait, mais aussi un certain nombre d’émotions : surprises ; peur de perdre Araminte, pour Dorante.

 

* La progression du texte est surtout guidée par le personnage d’Araminte, de la découverte à elle-même de son amour pour Dorante, à un aveu plus prononcé de cet amour. Pour Dorante, il s’agit d’aller au bout de sa sincérité, de son honnêteté. 

 

Questions problématiques possibles:

* En quoi cette scène est-elle celle de la vérité commune entre les deux personnages ?

* En quoi cette scène constitue-t-elle le dénouement de la pièce et du stratagème de dorante et Dubois ? 

* Comment cette scène montre-t-elle des personnages qui expose leurs sentiments, tout en conservant une certaine maîtrise d'eux-mêmes ?  

 

Découpage du texte (plan) :

 

1- Lignes 1 à 9 : L’aveu d’Araminte à Dorante ; Dorante surpris, heureux, mais encore sur ses gardes (explications qu’il va faire).

 

2- Lignes 10 à 18 : Dorante dévoile la vérité du stratagème, veut être sincère jusqu’au bout.

 

3- Lignes 19 à 25 : Araminte choisit d’accepter l’amour de Dorante et de passer outre les mensonges liés au stratagème.

 

Analyse linéaire :

 

Partie 1 :

 

* Lignes 1-3 :

- Dorante exprime ouvertement à Araminte ses sentiments : il exprime une douleur réelle face au renvoi par Araminte qu’elle a annoncée auparavant : multiplication des phrases exclamatives ; interjection de début de réplique (« ah ! ») ; longue phrase entrecoupée par des points-virgules qui montre une certaine émotion, l’incapacité à dérouler autre chose que des propositions grammaticales courtes et simples ; fin de la réplique sur le nom « douleur » ainsi mis en valeur et qui nomme la souffrance à la fois physique et morale de Dorante en cet instant. L’impératif associé à une négation forte (« n’ajoutez rien ») résonne comme une supplique d’un homme aux dernières extrémités de la souffrance.

- Ce pathétique est aussi une forme de pression, même involontaire, exercée par Dorante sur Araminte. L’enchaînement des trois propositions grammaticales séparées par des points-virgules offre une proximité de sens entre elles. Cette proximité est aussi exprimée par le fait que les deux premiers verbes évoquent le futur : futur immédiat exprimé par le verbe « aller » suivi du verbe « éloigné » (« je vais être éloigné ») ; futur antérieur (« vous serez vengée »). Le spectateur fait donc le lien entre les deux propositions grammaticales : la vengeance d’Araminte sur Dorante sera permise par l’éloignement qu’elle a décidé. Le choix du verbe « venger » qui suppose un sentiment de haine exacerbé doit provoquer Araminte qui n’est pas animée par ce sentiment : elle ne peut que réagir. L’insistance sur la souffrance de Dorante doit aussi la toucher car on sait au vu de tout ce qui a précédé dans la pièce qu’elle n’est pas indifférente à Dorante.

 

- Araminte exprime aussi ses sentiments dans sa réplique : emploi d’une phrase exclamative ; fin de la réplique par un aveu et l’emploi du verbe « aimer », dont elle est sujet et Dorante complément d’objet direct, même si elle atténue cet aveu (« je vous aime » l. 3). Sa première phrase est courte, presque incomplète grammaticalement (la phrase signifie : vous voudriez que je vous donne mon portrait), suggérant encore une émotion forte qui la fait réagir vivement.

 

- Ce moment de la pièce est celui du dévoilement de la vérité, de paroles de vraies confidences. Notons toutefois qu’Araminte fait cet aveu de manière atténuée, dans le cadre d’une figure de style, la litote (elle masque en partie cet aveu) ou la prétérition (elle dit sans le dire) : il apparaît dans une phrase interrogative, derrière un verbe au conditionnel (« serait »), comme pour donner une image hypothétique à l’amour qui est rejeté dans une proposition subordonnée conjonctive complétive (« que je vous aime »). Pourquoi cette atténuation ? Cela permet de dire la vérité (par la parole : elle l’aime [notez l’emploi du verbe « avouer », verbe de parole, qui souligne le sens des paroles de la proposition subordonnée] + par le geste envisagé : si elle lui rend le portrait, elle lui montre, ainsi qu’aux autres de la maisonnée, qu’elle l’aime), mais comme elle ne veut pas se l’avouer à elle-même, l’aveu sort dans cette phrase à l’apparence argumentative. Ici Araminte se dit autant à elle-même qu’elle aime Dorante (c’est « la surprise de l’amour », titre d’une autre pièce de Marivaux), qu’elle le lui dit. Il faut qu’elle accepte de laisser de côté ses réticences sociales ou familiales pour passer ce cap.

 

- Un lien existe entre les deux personnages, malgré la séparation dont il est question. Ici, Araminte interpelle directement Dorante, comme il l’a fait dans sa réplique : apostrophe « Madame » (l. 1) ; pronom personnel « vous » en tête de réplique (l. 3). De la même manière l’emploi répété des pronoms de 1ère et 2ème personnes (et déterminants possessifs) dans chacune des deux répliques les associe l’un à l’autre : « je vais être éloigné de vous » (l. 1) ; « vous donner mon portrait » (l. 3) ; que jevous aime » (l. 3).

 

* Lignes 4-5 :

- Le lien entre les deux personnages est encore perceptible : Dorante reprend les mots d’Araminte (comme elle l’avait fait avec le don du portrait qui correspondait à une réplique prononcée par Dorante avant le début de notre extrait) et poursuit encore son aveu atténué : réemploi du verbe « aimer » ; emploi du conditionnel comme elle (« pourrait » l. 4) ; écho entre les verbes « songez » (l. 3) et « imaginer » (l. 4), qui suggèrent que cet amour n’est qu’une pensée et non une réalité (comme le nom « idée ») ; emploi de phrases exclamatives ; interpellation directe encore une fois (nouvelle apostrophe « Madame ! »).

Cette forme de répétitions, d’échos entre les répliques, permet aussi d’insister auprès du spectateur sur ce qui est en train de se passer, de rendre bien audible cet aveu amoureux.

 

- Dorante et Araminte expriment encore une grande émotion : Dorante emploie deux exclamatives + une interrogative, des phrases courtes (ainsi, il répète seulement la proposition subordonnée, sans la proposition principale : « que vous m’aimez »), comme s’il peinait à déployer un langage élaboré ; Araminte use aussi d’une phrase courte et la didascalie souligne son émotion (adjectif « vif » notamment).

La réplique d’Araminte montre une progression par rapport à celle de la ligne 3 : elle utilise le présentatif « voilà », le présent d’énonciation (« m’arrive »). Elle avoue plus directement son amour, contrant par l’adverbe d’opposition « pourtant » le caractère hypothétique contenu dans la réplique de Dorante (conditionnel « pourrait », interrogation, termes renvoyant à l’amour comme une simple « idée ») : elle montre ainsi que ce n’est pas imaginaire, que c’est réel. Elle reste toutefois encore un peu en retrait puisqu’elle ne nomme pas cet amour, utilisant le pronom imprécis « ce ». Sans doute a-t-elle encore du mal à se le dire ouvertement à elle-même. La didascalie introduit l’adjectif « naïf » qui montre qu’enfin elle ne se cache plus cet amour, qu’elle est dans une forme de vérité, de sincérité, envers elle-même, et envers Dorante qui lui avait déjà avoué son amour pour elle. L’aveu est désormais partagé. 

Notons qu’Araminte montre que l’amour qu’elle porte à Dorante est un mouvement qu’elle ne maîtrise pas : la formule impersonnelle « ce qui m’arrive » la place en fonction de complément, de victime de l’amour, qu’elle vit sans l’avoir choisi, qu’elle ne peut en quelque sorte qu’accepter comme inéluctable.

 

* Lignes 6-7 :

- L’émotion de Dorante est à son comble, a encore progressé (gradation & hyperbole), évoquant sa mort (l. 6), même si cela reste une expression. On se rappelle les termes de Dubois à propos de Dorante qui souffrait de cet amour. Ici, le terme renvoie à cette rhétorique, mais pour s’inverser : l’aveu d’Araminte le remplit évidemment de joie. L’exclamation renforce cette émotion, comme le fait qu’il s’agit d’une phrase courte et simple grammaticalement, et comme la didascalie le suggère (« se jetant à genoux »), qui ajoute un aspect visuel à ce qui est exprimé par les paroles des personnages. Le verbe « se jetant » souligne une forme de brutalité, que c’est soudain, ce qui va encore dans le sens d’une émotion forte. La « joie » qui est la sienne est exprimée par Araminte elle-même dans sa réplique (votre joie » l.7). 

Araminte est aussi au comble de l’émotion : comme Dorante elle parle d’elle-même, exprime à la 1ère personne du singulier ce qu’elle ressent (il disait « je me meurs » l. 6 ; elle dit « je ne sais plus où je suis » l. 7) ; rappelons qu’au théâtre, l’une des manières d’accéder aux émotions des personnages est qu’ils les expriment, les verbalisent. Comme dans sa réplique précédente, Araminte, qui est la maîtresse de cette maison, dont on a compris qu’elle a du caractère (elle n’a pas suivi les ordres de sa mère, n’a pas plié devant le Comte), avoue son égarement : négation forte autour du verbe « sais » (la négation « ne plus » montre un changement ; l’absence de savoir est une marque de faiblesse), précisée par la proposition subordonnée interrogative indirecte « où je suis ».

 

- Araminte semble toutefois conserver son autorité et une maîtrise (même partielle) d’elle-même : Dorante est à genoux, symboliquement en position inférieure de supplication ; elle utilise l’impératif pour lui donner un ordre (« modérez » + « levez », tous deux associés à la 2ème personne du pluriel : conjugaison des deux verbes, déterminant possessif « votre », pronom personnel « vous » l. 7). La modération qu’elle souhaite va à l’encontre de la force des émotions exprimée précédemment, par lui, et par elle-même : elle tente de se reprendre.

Nuance de cette autorité : on peut aussi relever qu’elle souhaite désormais qu’ils soient à égalité, comme deux amants, d’où la demande de se lever, qui inverse la position à genoux adoptée par Dorante. Il va d’ailleurs suivre sa demande, comme l’indique la didascalie de la réplique de Dorante juste après (« se lève »). Elle le nomme (fin de sa réplique l. 7), exprimant aussi une forme de proximité avec lui.

 

* Lignes 8-9 :

- Dorante est toujours sous le coup de l’émotion, exprime ses sentiments : adverbe de la didascalie (« tendrement ») ; « cette joie » (l. 8), reprise trois fois par le pronom « la »/« l’ » (l. 8 & 9). De nouveau il utilise des propositions grammaticales courtes, simples grammaticalement (sujet-verbe), enchaînées sans connecteurs (sauf « mais »), ce qui donne un caractère haché, presque haletant à cette réplique. Le verbe « me transporte » insiste de manière hyperbolique sur la force de ce bonheur.

- Si Araminte a voulu se reprendre, a repris ses distances vis-à-vis de l’émotion de cette scène d’aveu, Dorante nuance aussi ce bonheur. Il prend aussi ses distances, car il lui reste à poursuivre de son côté l’exposition de la vérité : la fin de la réplique le met en évidence par le verbe « instruire », qui renvoie à un savoir qui doit être mis au jour, qui doit être révélé. La parole se fait ici porteuse de la vérité, afin que l’amour soit sincère, plein. Il joue un peu du suspense dans sa réplique puisque ce verbe n’arrive qu’en fin de réplique. Le suspense est aussi relancé puisque le spectateur ne sait pas encore comment l’action va se terminer. Auparavant, la répétition de la négation, encadrant le verbe « mériter », laisse entendre que le dénouement attendu par les spectateurs n’est pas encore complet. Le mérite suppose aussi des qualités personnelles, que Dorante semble dire ne pas posséder. L’amour dans cette pièce de Marivaux (comme dans d’autres de cet auteur) ne doit pas être lié à des contingences sociales, mais doit être sincère. Dorante recule donc le moment où il pourra vivre avec Araminte cet amour mutuel : peut-être qu’avec ce dernier aveu, elle ne voudra pas de lui (il nous le laisse imaginer grâce au présent à valeur de futur proche : « vous allez », et le verbe au sens négatif « ôter »). Mais il ne peut faire autrement, soumis à une forme de principe moral d’honnêteté vis-à-vis d’elle, ce que l’emploi du verbe « falloir », dans une formule impersonnelle, souligne : cette obligation est supérieure, s’impose à Dorante. L’opposition indiquée par la conjonction de coordination « mais », renforcée par « n’importe », souligne que l’issue négative suggérée juste avant (« vous allez me l’ôter ») ne peut être un frein à la vérité. La vérité est supérieure à la perte possible de son amour. Cela donne au passage l’image d’un Dorante exceptionnellement honnête (ce qu’Araminte dira d’ailleurs plus loin).

 

Partie 2 :

 

* Ligne 10 :

- Araminte livre un peu de ses émotions, ce que le participe passé « étonnée » souligne, comme l’emploi de l’exclamative et de l’interrogative. Les phrases courtes (un seul mot même pour « comment ! ») montrent aussi cette émotion. Elle craint que l’amour qui se dessine entre eux ne soit déjà compromis, puisque Dorante a annoncé un aveu qui répond au sien qu’elle vient de faire.

- Araminte est en partie soumise à Dorante dans ce moment : elle n’a plus la maîtrise de la parole. La réplique courte, les phrases courtes, la forme interrogative le suggèrent.

 

* Lignes 11 à 18 :

- On sent qu’on approche de la fin : Dorante semble faire une forme de bilan : « tout » (l. 11) + passé composé du verbe « se passer » / « tous les incidents » (l. 12) + verbe « arriver » = l’ensemble des événements retracés dans la pièce.

- Dorante semble se reprendre, et démontre une certaine maîtrise de l’art oratoire : Sa réplique est longue, les phrases aussi le sont. Il joue sur le rythme de ses phrases en utilisant un rythme binaire ou ternaire, qui crée une forme de balancement (« que ma passion… et que le portrait... » l. 11-12 ; « qui savait mon amour, qui m’en plaint, qui … m’a … forcé de consentir » l. 13-14 ; « mon respect, mon amour et mon caractère » l. 15). Il emploie encore des parallélismes de construction : « tout ce qui s’est passé » (l. 11) / « tous les incidents qui sont arrivés » (l. 12) ; « j’aime encore mieux… / j’aime mieux… » (l. 16-17), ou des comparaisons (« mieux... que... » X 2 l. 16-17).

Le spectateur peut ainsi se demander si Dorante ne révèle pas ici une face cachée de lui-même : est-il aussi émotif qu’il l’a laissé paraître à de nombreuses reprises dans la pièce ? Ou a-t-il été, comme Dubois, un stratège hors pair, qui se maîtrise et maîtrise ainsi les autres (ici Araminte) ? Une forme d’ambiguïté s’installe ainsi.

- L’objectif de Dorante est d’imposer encore une fois l’idée qu’il est sincère et honnête, de faire preuve de vérité auprès d’Araminte. Négation forte : « il n’y a rien » (l. 11), qui renvoie au pronom « tout » (l. 11) juste avant, et à l’adectif indéfini « tous » (l. 12) qui suit : tous ces termes globalisent aussi, et donc insistent sur le fait que le commentaire de Dorante ne cache rien, doit faire apparaître toute la vérité. La négation « ne... rien » encadre l’adjectif « vrai » (l. 11) qui est ainsi mis en valeur, comme un cri de sincérité de Dorante au début de sa réplique. Le portrait est une forme d’allégorie de l’amour sincère que Dorante éprouve pour Araminte : le portrait existe, est concret, palpable. Le fait de lier grammaticalement la passion et le portrait (deux propositions subordonnées introduites par « que », liées par la conjonction « et », et qui complètent « vrai ») renforce encore l’effet de réalité de la passion éprouvée.

Dorante multiplie et oppose les termes qui se rapportent au secret d’une part, à la vérité d’autre part, afin de souligner auprès d’Araminte combien il veut qu’elle soit au courant de tout à son propos et des faits passés. Ainsi, le fait de dévoiler l’existence d’une « industrie », d’un « stratagème » ou d’un « artifice » (mots synonymes aux lignes 12, 14 & 17) est une manière d’insister sur le fait que son aveu vise à révéler toute la vérité à Araminte. De la même manière la négation qui encadre le verbe « permettent » (l. 16) introduit un complément d’objet indirect qui indique qu’il rejette le fait de « [lui] cacher » (l. 16) des secrets. Autre verbe qui indique aussi qu’il rejette tout mensonge : « avoir trompé » (l. 17) est intégré dans un comparatif (« j’aime mieux… que… » l. 17), où il privilégie l’éventuelle « haine » d’Araminte au « remords » (l. 17) de l’avoir trompé : le comparatif met face à face de manière assez frappante ce qu’il préfère et ce qu’il rejette. C’était déjà le cas dans le début de la phrase où apparaissait déjà un comparatif construit également sur « J’aime encore mieux… que… » (l. 16), et où il confronte le regret de la « tendresse » d’Araminte à son égard si elle le renvoie et le fait de profiter d’un « artifice » qui l’aurait trompée.  

- L’autre objectif de Dorante est encore et toujours de démontrer son amour pour Araminte : l’hyperbole « passion […] infinie » (l. 11) insiste sur son sentiment. L’objet qu’est le portait vient encore une fois à titre de preuve de son amour, puisqu’il l’a représentée. Il l’évoque aussi puisqu’il l’a réclamé plus haut, et que ce portrait est le signe visible de cet amour, d’autant qu’Araminte a fait son aveu en se basant sur celui-ci (l. 3) : le portrait représente donc désormais leur amour mutuel. Le déterminant possessif apparu devant « passion » (« ma passion ») réapparaît devant « amour » (« mon amour » l. 13 & l. 15). Pour bien insister, il termine sa réplique par « j’adore » (l. 17), verbe qui suggère effectivement un amour très fort, le verbe étant par ailleurs utilisé pour la vénération à une divinité.

- Dorante se défend en accusant Dubois du stratagème. Il mène donc un aveu qui n’est peut-être pas aussi sincère qu’il le dit, car il a grandement participé au stratagème, même si Dubois en a tiré les ficelles principales. Dorante a ainsi été « forcé » (l. 14). Dans sa réplique, Dorante n’apparaît presque pas en fonction grammaticale de sujet, mais de complément, avant la fin de sa réplique (« m’en plaint » l. 13, « m’a forcé » l. 14, « me faire » l. 14, « me permettent » l. 15-16. Noter aussi qu’il apparaît seulement par ailleurs dans les déterminants possessifs) : il semble ainsi montrer qu’il a subi, qu’il n’est pas responsable du stratagème dont il tient pourtant à rendre compte. Le verbe « partent de » (l. 12) et le groupe nominal « l’industrie d’un domestique » (l. 12-13) mettent en avant Dubois, et le stratagème, à l’initiative de nombreux événements, conséquences de ce stratagème : les propositions subordonnées (« qui savait mon amour » / qui m’en plaint » / qui parle charme… consentir à son stratagème » l. 13-14) indiquent ainsi les conséquences de l’« industrie » de départ. On relève aussi que les deux synonymes, les noms « industrie » et « stratagème », encadrent en partie cette longue phrase, pour insister sur ce plan qui a guidé Araminte vers Dorante. Les propositions subordonnées relatives successives de cette phrase complètent toutes le nom « domestique », manière de montrer combien c’est lui qui a été acteur des événements (« qui savait mon amour » / qui m’en plaint » / qui parle charme… consentir à son stratagème » l. 13-14) et le déterminant possessif « son » devant « stratagème » exonère Dorante et accable Dubois. Le verbe « voulait » (l. 14) est encore une manière de montrer que c’est Dubois qui a pris des décisions seul.

Cet aveu n’accuse cependant pas tant que cela Dubois, puisqu’il a été mené pour des raisons positives : tout ce que Dubois a décidé est en lien avec des sentiments, ceux de Dorante ou les siens face à Dorante amoureux, ce qui le pardonne : « mon amour » (l. 13) ; m’en plaint » (l ; 13) ; « plaisir de vous voir » (l. 13-14) ; « valoir auprès de vous » (l. 14-15).

- Une nouvelle fois, Dorante met en évidence aux yeux d’Araminte ses qualités personnelles, les valeurs morales qui sont les siennes. On sait qu’Araminte y est sensible, elle qui est courtisée pour sa beauté, sa richesse, et qui pourrait tout à fait accéder au rang de la noblesse en acceptant une union avec le Comte, mais qui recherche une union basée sur des sentiments vrais. L’énumération de noms précédés de déterminants possessifs à la 1ère personne insiste sur ce qu’il est : « mon respect, mon amour et mon caractère » (l. 15). On remarque aussi que ces trois noms sont le sujet du verbe « ne me permettent pas » (l. 15-16), ce qui indique à la fois qu’il est soumis à ses valeurs intérieures, personnelles, contre lesquelles il ne pourrait lutter (est-il sincère ou fait-il ici preuve d’une habileté oratoire ?), mais aussi, par l’emploi du verbe « permettre » de renforcer cette obligation qui s’impose à lui. Par ailleurs, les oppositions entre des sentiments relatifs à une souffrance intérieure (« regretter » l. 16, « remords » l. 17) et son amour pour elle (« j’adore » l.18) ou l’amour qu’elle pourrait lui porter (« votre tendresse » l. 16), mettent en avant combien il est capable de souffrir de ne pas s’unir avec elle plutôt que de lui mentir. D’une certaine manière il se présente en martyre capable de souffrir au nom de cette valeur suprême de la vérité dévoilée !

 

Partie 3 :

 

* Lignes 19-24 :

- A la réplique un peu longue de Dorante, où il s’est confié, répond celle également un peu longue d’Araminte, où elle va aussi se confier. Ils se livrent l’un à l’autre.

La réplique d’Araminte se base clairement sur les propos de Dorante dans les lignes 11 à 18 : elle reprend des éléments de cette réplique, par des démonstratifs, entre autres : « cela » (l. 19), « l’aveu que vous m’en faîtes » (l. 19-20), « ce trait de sincérité » (l. 20). Les termes qui se rapportent à la vérité, au dévoilement, ainsi qu’à l’amour qu’il lui porte sont aussi des rappels de ce qui a été dit par Dorante : « j’apprenais » (l. 19) ; « l’aveu » (l. 19) ; « sincérité » (l. 20) ; « honnête homme » (l. 21) ; « vous m’aimez véritablement » (l. 22) ; « gagner mon cœur » (l. 22) ; « un amant » (l. 23) ; « plaire » (l. 23). Le stratagème, le mensonge est aussi rappelé de manière implicite : par les réactions de rejet qu’il aurait pu susciter chez elle (« je vous haïrais » l. 19 ; « blâmable » l. 23) ; mais aussi par les moyens employés (« les moyens de plaire » l. 23 ; « il a réussi » l. 24).

- Araminte s’est reprise, se maîtrise de nouveau. La didascalie (« le regardant quelque temps sans parler ») le suggère : elle prend le temps de réfléchir avant de lui répondre. Peut-être est-elle aussi en train de se demander ce qu’elle doit faire face à ce qu’elle vient d’apprendre (le stratagème qui l’a manipulée). Elle utilise des phrases longues qui soulignent aussi cette maîtrise retrouvée, comme l’emploi de nombreux connecteurs logiques qui articulent sa réflexion (« si » d’hypothèse l. 19 ; « mais » d’opposition l. 19 ; « et » d’addition l. 21 & 23 ; « puisque » de cause l. 22) ou celui des deux points (l. 23) qui introduisent une explication-conclusion.

- Comme Dorante, Araminte lui confirme ici qu’elle accepte son amour, et la vérité dévoilée par Dorante renforce cet amour. L’aveu ne change rien ; presque au contraire, il renforce l’amour qu’elle porte à Dorante. L’opposition initiale de sa réplique est frappante, balancée en deux parties grâce à la conjonction de coordination « mais » et le point-virgule (l. 19) : l’hypothèse lancée par la conjonction « si », complétée par le conditionnel « je vous haïrais » (l. 19) ne laisse pas de place au doute car cela reste du domaine de l’irréel. Elle ne hait pas Dorante, au contraire (on a ici encore une forme de litote : en émettant cette hypothèse de haine tout en la niant, elle fait comprendre l’inverse, qu’elle l’aime). Et c’est bien la vérité qu’il a dévoilée, sa sincérité, qui renforce cet amour : « l’aveu » suit immédiatement la conjonction d’opposition « mais » et est sujet du verbe principal de cette partie de phrase, « change ». L’aveu qui décide définitivement de l’amour d’Araminte pour Dorante se retrouve encore dans la phrase suivante où le « trait de sincérité » de Dorante est sujet acteur de la réaction d’Araminte : « me charme » (elle est en position de pronom complément et le verbe renvoie au sentiment amoureux) ; « me paraît incroyable » (2è réaction : cela souligne combien cette sincérité a agi fortement sur Araminte). Enfin, elle construit encore une nouvelle opposition entre l’amour et le stratagème dans la phrase suivante, opposant le verbe de la proposition subordonnée « vous m’aimez » (l. 22) au verbe « faire » (« ce que vous avez fait » l. 22), où les deux sujets des verbes renvoient à Dorante : la subordonnée est placée en premier dans la phrase pour montrer que l’amour est premier, justifie le mensonge, la manipulation passée. La conséquence de l’amour est la négation « n’est point blâmable » (l. 22-23).

Le pardon accordé à Dorante est finalement justifié par une forme de vérité générale, qui résonne aussi comme une leçon adressée aux spectateurs de la pièce : le pronom impersonnel « il » et le pronom personnel indéfini « on », comme l’emploi du groupe nominal « un amant » montrent qu’Araminte élargit son propos, le rend universel. Les verbes « permis » et « doit » renvoient à des règles de comportement, qui s’imposent à tous, et donc aussi à Araminte et à Dorante. Le fait de terminer par cette vérité générale achève de montrer que Dorante a eu raison, selon Araminte : si une loi universelle dicte cette conduite, elle ne peut donc être rejetée. 

- Araminte souligne combien elle perçoit que Dorante se distingue des autres hommes. C’est à la fois une marque de l’amour qu’elle lui porte, et une forme de portrait de Dorante, vu par Araminte. L’aveu provoque un renversement : le mensonge devrait aboutir à un rejet, une distance entre les deux personnages, mais ici il les rapproche, car il montre à Araminte combien Dorante est différent des autres hommes, qui ne sont pas sincères dans leur amour. Cette différence entre Dorante et le reste des hommes apparaît aussi dans cette opposition construite dans cette phrase en deux parties : elle oppose « un autre que vous » (l.19) à « vous m’en faîtes vous-même » (l.20) où elle multiplie les désignations qui renvoient à Dorante. La sincérité de Dorante est qualifiée par Araminte d’« incroyable » (l. 21), ce qui souligne que l’attitude de Dorante est pour elle exceptionnelle, diffère de ce qu’elle observe habituellement auprès des hommes. Le superlatif « le plus honnête homme du monde » (l. 21), par l’hyperbole et la comparaison de Dorante avec le reste des hommes, montre combien ce personnage est placé par Araminte en dehors des canons habituels.

- La vision de l’amour proposée par Araminte est ambiguë : en effet, d’une part, elle évoque la sincérité qui doit prévaloir entre les amants, qui se distingue donc d’un certain nombre de relations arrangées au XVIIIè siècle. Mais d’autre part, la conquête amoureuse semble être présentée comme un challenge, un défi : les termes « gagner » (l. 22), « moyens de plaire » (l. 23), « réussi » (l. 24) proposent une vision plus prosaïque, moins sentimentale de l’amour. Si du côté de Dorante, on peut se demander s’il est resté finalement maître de ses sentiments, ne s’est pas laissé emporter par son amour, qu’il est resté un peu calculateur peut-être, on peut aussi se demander si Araminte n’est finalement pas un peu similaire, considérant l’amour aussi comme une forme de jeu, au-delà de toute passion dévorante qui annihilerait la raison de l’amant.e.

 

* Lignes 25-26 :

- La réponse de Dorante montre son soulagement et son étonnement : emploi de deux exclamatives ; opposition entre le sujet valorisant « la charmante Araminte » et le verbe, l’action faite par cette femme (« daigne me justifier »). L’adjectif « charmante » fait écho au verbe « me charme » employé par Araminte précédemment, manière de souligner qu’ils sont portés par le même amour.

Le verbe « justifier » renvoie bien à ce qu’Araminte a opéré ci-dessus : dans sa réflexion, elle a effectivement expliqué, argumenté (d’où les connecteurs logiques, notamment) et montré combien l’attitude de Dorante pour la conquérir lui semblait acceptable. Tous deux sont donc bien aussi du côté de la raison, et non uniquement du côté des sentiments.

- La dernière réplique de la scène prépare la suivante, annonçant l’arrivée des personnages extérieurs opposés à l’amour entre Araminte et Dorante, la mère d’Araminte et le Comte. On sent qu’il va y avoir une opposition, un dialogue tendu. Araminte reprend le pouvoir, ce que le double impératif souligne. Elle reprend le pouvoir de la parole, puisqu’elle nie à Dorante la capacité à s’exprimer devant Mme Argante et le Comte : négation « ne dites mot » (l. 26). 

 

Conclusion :

* Le double aveu de cette scène présente enfin les deux amants dans une relation de vérité à l'autre, après de nombreux moments de dissimulation. 

* La scène montre qu'Araminte assume enfin l'amour qu'elle porte à Dorante, qu'en le lui avouant, elle se l'avoue aussi à elle-même. C'est également une manière de prendre une décision, qu'elle va assumer face au Comte dans la scène suivante, et défendre face à sa mère qui s'y oppose. Araminte montre définitivement qu'elle préfère ses sentiments personnels à des considérations sociales qui devraient la porter à se marier avec une personne qui lui apporte fortune et rang social, ce que le Comte représente. 

C'est donc sans doute aussi une forme de message de la part de Marivaux, qui montre que la position sociale n'est pas tout. Et il met en valeur une femme forte, libre, qui décide pour elle-même, sans se soucier de sa mère et du poids des conventions sociales. 

* Si la scène apparaît comme une scène de vérité, si les personnages semblent se relâcher un moment, Marivaux garde une forme d'ambiguïté puisqu'ils se reprennent vite. Sont-ils donc aussi sincères que cela ? Ou l'image qu'ils offrent à l'autre n'est-elle pas encore une fois celle qu'ils souhaitent donner, donc en partie insincère ? Dans l'ensemble de la pièce, l'auteur a cultivé ainsi l'ambiguïté sur ses personnages, dont on peut se demander s'ils sont véritablement capables d'afficher une vérité complète sur eux-mêmes aux autres.