mercredi 15 décembre 2021

Lecture analytique linéaire : le Préambule de la Déclaration des droits de la Femme et de la Citoyenne (Olympe de Gouges)

 


Plan du texte :

- 1er mouvement : lignes 1 à 5 (jusqu’à « … Assemblée nationale ») : entrée en matière précisant qui lance la déclaration qui va suivre, et qui demande la participation à l’Assemblée des représentants du peuple.

- 2ème mouvement : lignes 5 à 13 (« Considérant… de tous. ») : Justification de la Déclaration à suivre et explications sur les droits des femmes revendiqués.

- 3ème mouvement : lignes 14-16 (dernier paragraphe) : conclusion et transition vers les articles de la Déclaration.

 

Problématiques possibles :

 

* Comment ce préambule à la Déclaration se présente-t-il comme une revendication forte des droits de la femme et de la citoyenne ?

 

* En quoi ce préambule vise-t-il à la fois à faire prendre conscience que les femmes ne sont pas en 1791 l'égale des hommes et à revendiquer une cette égalité ?

 

 

Analyse linéaire :

* 1er mouvement (l. 1-5) :

- Ce préambule débute sur une demande forte, une revendication, celle de participer à l’Assemblée nationale, représentant donc toute la nation :

« à décréter » → le verbe indique une décision unilatérale qui doit être prise, que le texte qui va suivre doit être l’occasion d’agir, pour changer une situation ; la formule grammaticale avec la préposition « à » suivie d’un verbe est impérative, et suppose une action immédiate.

Cette immédiateté apparaît également dans les termes temporels (autant que juridiques) de « séances » et de « prochaine législature » (cf. l’adjectif qualificatif notamment) : attente d’une décision future mais qu’on imagine assez proche dans le temps.

« demandent » : ordre donné encore une fois ; présent d’énonciation mais qui prend aussi une valeur impérative ; le pluriel montre aussi qu'une communauté entière, celle des femmes, fait cette réclamation, ce qui lui donne encore une force indéniable.

 

- Ce début de préambule souligne qui s'exprime ici : il s'agit de l'ensemble des femmes. Donc, même si le texte est écrit et publié par Olympe de Gouges, elle s'exprime au nom de toutes les femmes. Cet aspect collectif est souligné par l'énumération « les mères, les filles, les sœurs », ce qui en souligne son caractère large. On peut noter que le terme d'« épouses » n'est pas utilisé : seuls les termes évoquant la maternité et la fratrie sont repris → les femmes s'affirment en dehors de ce qui les lie à leur époux, aux hommes donc ; cela permet aussi peut-être de souligner ce qu'elles représentent par rapport aux hommes, à savoir leur origine (ils ont tous une mère), qu'elles sont bien entendu indispensables à la vie, qu'elles sont la moitié de la société.

 

- Les femmes sont présentées ici comme exclues de la représentation nationale, et elles réclament donc d'y être intégrées, associées. Ainsi, deux occurrences du groupe nominal « assemblée nationale » apparaissent (l. 1 & 5), et celui de « nation » (l. 4) = forme d’insistance en aussi peu de lignes.

Pour rappel, définition de la « nation » à la Révolution française : Personne juridique constituée par l'ensemble des individus composant l'État, mais distincte de ceux-ci et titulaire du droit subjectif de souveraineté (source : CNTRL). Le terme suppose donc bien que l’ensemble de la population y est intégré, et que des représentants de cette nation peuvent être issus de l’ensemble de celle-ci, sans aucune exclusion. Pourtant, on sait que les femmes ont été écartées des instances représentatives de la nation. La 1ère occurrence, et surtout la 2ème suggèrent que les femmes ne font pas partie de cette assemblée, pourtant appelée « nationale », ce qui semble contradictoire, puisque la moitié de la population (les femmes) n’en font pas partie : « demandent d’être constituées en Assemblée nationale » = cela n’est pas encore le cas, et elles le réclament donc ; « constituées en » = organisation politique, de l’État.

La juxtaposition de l’énumération énonçant l’identité de ceux qui énoncent cette Déclaration (l. 4) avec le groupe adjectival apposé « représentantes de la nation », montre que cette apposition les définit à part entière : il s’agit d’une vérité présentée comme indiscutable, un constat. Les mères, filles, sœurs se retrouvent ici rassemblées, unies dans cette même qualification de « représentantes », ce qui montre à la fois leur unité et leur volontarisme d’être reconnues. La contradiction entre « représentantes de la nation » et « demandent d’être constituées en Assemblée nationale » suggère implicitement que la Déclaration des droits de l’homme n’est pas complète, qu’elle se prétend universelle, mais écarte la moitié de l’humanité. Les termes de « nation » et de « nationale » impliquent (voir la définition de « nation » ci-avant) une association politique, juridique, donc volontaire et pas de fait. Les femmes sont donc invitées à s’impliquer dans la gestion de la nation, du pays, à y participer activement.  

* 2ème mouvement (l. 5 à 13) :

- Gouges déplace le cœur de la déclaration vers la question des Femmes dans la société : remplacement d’un complément du nom essentiel -> « droits de l’Homme » => « droits de la femme ». Donc féminisation du texte, sachant que « Homme » englobait dans la Déclaration initiale hommes et femmes : Gouges met l’accent sur les femmes en particulier, par un singulier (« femme ») à valeur englobante. C’est encore une manière de rappeler à tous ceux de son époque, femmes comme hommes, que la femme fait partie intégrante de la nation, et surtout de montrer combien elle ne dispose pas des droits énoncés dans la Déclaration des droits de l’Homme, ce qui risquait d’être oublié par les hommes de son temps, malgré les belles intentions de cette Déclaration qui se voulait universelle.

 

- Structure de ce 2ème mouvement : une seule et longue phrase constitue ce paragraphe qui articule notamment des constats initiaux et une justification de la Déclaration par les buts poursuivis par celle-ci.

 

-> Constats : les droits de la femme sont bafoués, n’existent que peu : Le fait de débuter par un verbe au participe présent (« considérant ») met en évidence, en effet, un constat, une observation préalable sur la réalité de la société française au moment où Gouges écrit. On notera que ce verbe est chez elle au début d’une phrase, alors que les rédacteurs de la Déclaration initiale l’avaient englobé dans une phrase plus longue où le terme était donc moins mis en valeur. Gouges veut insister sur la situation dans laquelle se trouvent les femmes.

Énumération de noms à valeur péjorative : « l’ignorance, l’oubli et le mépris ». Forme aussi de gradation ascendante (= de pire en pire), les trois termes résonnant entre eux et se renforçant ainsi les uns les autres grâce à une assonance en [i] => insistance sur ce qui constitue la situation des femmes en 1791 : exclusion des femmes du champ de la réalité (les deux premiers termes) voire déconsidération (« mépris »). Par qui ? Elle ne le dit pas, mais le seul fait d’être passée de la dénomination « Homme » à « femme » sous-entend que ceux qui ne sont plus désignés, les hommes, sont responsables de ces attitudes qu’elle dénonce par ce choix de termes péjoratifs.

Le pluriel de « droits » rappelle qu’évidemment ceux-ci sont pluriels, nombreux.

Le verbe « être » conjugué au présent de l’indicatif (« sont ») indique un constat d’une réalité indubitable et actuelle au moment où elle écrit. Il introduit une relation logique, que l’emploi du nom « causes » et de ses compléments (« des malheurs publics et de la corruption des gouvernements ») souligne : elle va énoncer les conséquences de l’absence de droits accordés aux femmes. L’adjectif épithète « seules », placé avant le nom « causes » qu’il complète, réduit l’énumération des causes, indique que le statut peu enviable des femmes  a des conséquences simples à énoncer, que ce statut explique sans ambiguïté la situation entière de la société. En effet, du singulier de « la femme », on passe au pluriel de « malheurs publics » où l’adjectif « publics » renvoie à l’ensemble de la nation, et au pluriel de « gouvernements » qui invite à remonter aux différents gouvernements qui ont dirigé le pays depuis plusieurs années ou décennies (donc élargissement temporel aussi). Gouges montre ainsi que nier le droit des femmes a des conséquences sur l’ensemble du pays, hommes compris, et instances dirigeantes comprises. Les termes « malheurs » et « corruption » sont très péjoratifs et insistent bien sûr sur les conséquences négatives du statut de la femme : « malheurs » rappelle la guerre, la misère, toutes les souffrances du peuple ; « corruption » est plus accusatoire, renvoyant à une gouvernance qui n’était pas au service de tous mais d’une minorité qui a profité de ses avantages, ce qui était fréquent dans l’Ancien Régime. On comprend aisément que Gouges invite à renverser le raisonnement : si on accorde plus de droits aux femmes, les mêmes qu’aux hommes, l’ensemble de la société connaîtra plus de bonheur, et le pays sera mieux géré, le gouvernement moins corrompu. D’une certaine manière, elle propose une solution aux problèmes de la France.

 

-> Demandes, réclamations : Le choix du verbe et le fait de le conjuguer au passé composé (« ont résolu ») marquent une décision ferme et en quelque sorte irrévocable. Le pluriel poursuit l’énumération de son sujet, montrant que la Déclaration n’est pas uniquement celle de Gouges, mais est faite au nom de toutes les femmes.    

- Gouges rappelle les caractéristiques des droits dont les femmes disposent, en rappelant la raison de ces droits, leur origine : il s’agit des « droits naturels inaliénables et sacrés de la femme » (l. 8). Elle reprend exactement les termes de la déclaration initiale, en féminisant simplement le complément du nom (« de la femme »), dans la logique globale de l’ensemble de son texte qui est de remettre au cœur de la réflexion la situation et le statut des femmes en cette fin de XVIIIè siècle. Le terme « naturels » rappelle les réflexions des philosophes (pensons à l’article « Égalité (droit naturel) » de Jaucourt dans l’Encyclopédie) : les femmes sont dotées de naissance des droits qui vont être explicités, car elles sont des êtres humains, à égalité avec les hommes. Pour accentuer cet adjectif « naturels », elle y ajoute ceux d’« inaliénables et sacrés », coordonnés entre eux (« et »), afin de suggérer que ces deux nouveaux adjectifs qui viennent compléter le groupe nominal « droits naturels » vont de pair. « inaliénables » semble indiquer que la possibilité que les femmes ne puissent jouir entièrement de tous leurs droits ne saurait exister : ces droits sont intangibles, ne peuvent disparaitre. Le terme est d’une grande force, et vise certainement à interpeller les hommes qui voudraient maintenir les femmes dans un état de soumission (de « tyrannie », comme elle le dira à l’article 4). « sacrés » va encore plus loin que le terme « inaliénables », dans une forme de gradation : le terme renvoie à une valeur supérieure, à laquelle il est impossible de toucher, que l’on doit respecter absolument, qui revêt une dimension presque religieuse. Par le jeu de renvoi entre ce préambule et celui de la Déclaration des droits de l’Homme, puisqu’ici Gouges reprend les termes déjà employés initialement dans la première déclaration, elle rappelle, met l’accent, sur cette réalité : indiquer que les droits qui vont être définis dans les articles sont inviolables pour tous les êtres humains doit s’appliquer aussi aux femmes. La Déclaration des droits de l’Homme incluait les femmes, mais la réalité de l’époque fait que Gouges sait que dans les faits les droits des femmes seront bafoués puisque les hommes restent aux commandes du pays. Elle opère donc à la fois un rappel et une explicitation du sens de la Déclaration des droits de l’Homme.

« leurs droits et leurs devoirs » : on peut noter aussi qu’ici, elle lie explicitement droits et devoirs par la conjonction de coordination « et », les montrant comme indissociables, comme elle le fera à plusieurs reprises dans les articles de sa Déclaration : les devoirs supposent aussi des droits. Et les femmes, si elles sont soumises aux devoirs de la collectivité, de la société, n’ont pas assez souvent les droits qui vont avec.

 

- Gouges explicite différents objectifs de cette Déclaration :

Les trois propositions subordonnées conjonctives circonstancielles de but (qui débutent donc toutes par la conjonction de subordination « afin que ») l’indique clairement, par un jeu d’empilement, d’insistance grammaticale.  

 

-> « exposer » suggère qu’il faut montrer, mettre en évidence, diffuser cette déclaration ; le terme même de « déclaration » rappelle le choix de ce terme par les auteurs de la 1ère Déclaration, soulignant qu’écrire, c’est à la fois mettre en évidence, entériner et faire savoir ; l’adjectif épithète « solennelle » donne une gravité à cette déclaration, en montre l’importance, la force, le fait qu’elle a été mûrement réfléchie, lui donne un caractère assez officiel ;

 

-> La Déclaration doit aussi être un rappel permanent des droits de la femme. Donc elle multiplie les références au temps : 

« constamment présente » : l’adverbe temporel indique une permanence de la présence de ce texte, donc des droits de la femme qu’il va préciser. Le fait qu’il précède l’adjectif « présente » donne cette couleur temporelle à ce dernier, et l’assonance en [en] permet aux deux termes d’entrer en résonance l’un avec l’autre, de se renforcer l’un l’autre ;

le verbe « rappelle » (l. 9) indique bien que le texte devra permettre de répéter à ceux qui l’oublieraient les droits de la femme (ce terme d’ailleurs vient contrer celui d’« oubli » énoncé dans les constats de départ), et le verbe « rappelle » est de plus accentué par la locution adverbiale « sans cesse » (temporelle et indiquant la répétition), qui souligne que Gouges envisage que le combat sera long, que les droits de la femme ne seront pas considérés comme totalement acquis rapidement ;

« être à chaque instant comparés » introduit la même idée de répétition dans le temps (« chaque instant ») de l’usage de la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne comme base de réflexion et de transformation de la société, la comparaison devant être faite entre le texte de la Déclaration et tout nouveau projet législatif et politique ;

 

-> Gouges présente la Déclaration comme un texte fondateur, sur lequel se baser pour toutes les discussions à venir, pour l’adoption de toutes les lois futures, pour toutes les réformes qui vont être menées :

 « fondées désormais sur » montre que cette Déclaration se présente comme une base, un socle de « principes » essentiels sur lequel pourront s’écrire les lois à venir, qu’elle ne pourra pas être remise en question, ce que l’adverbe « désormais » souligne.

« être à chaque instant comparés » : voir l’analyse juste ci-dessus.

« en soient plus respectés » : la Déclaration est donc bien une manière de faire perdurer les nouveaux droits acquis pour les femmes. Il doit être un texte de référence, auquel on revient pour vérifier si les nouvelles décisions respectent ces droits.

« tournent toujours au maintien » : ici encore l’adverbe temporel « toujours » indique un souhait de ne pas revenir en arrière, de faire exister à l’avenir les droits des femmes, que la Déclaration des droits de l’Homme a indiqué et qu’elle rappelle dans sa propre Déclaration. Le nom « maintien » insiste aussi sur cette permanence.  

Elle met ainsi en parallèle des principes généraux et les décisions concrètes à venir, qui devront être en adéquation : Ce texte général, qui édicte des « principes simples et incontestables », donc supérieurs, permettra de guider les décisions à venir, qui seront plus concrètes, qui règleront des questions plus précises, plus pragmatiques. Elle évoque ainsi « les actes » (l. 10) en comparaison (« comparés avec ») avec le « but de toute institution politique » (l.11). Et les « réclamations des citoyennes » (l. 12) sont liées aux « principes simples et incontestables » (l. 13) de cette Déclaration.   

 

-> La déclaration se présente comme tournée vers un avenir de réformes, de changements :

On note que la plupart des objectifs de la Déclaration sont effectivement soutenus par la conjonction de subordination « afin que » qui introduit trois propositions subordonnées de but successives (aux lignes 8, 10 et 12). La Déclaration se justifie donc par l’avenir qu’elle va permettre de mettre en place. Elle n’est pas une étape, un texte de plus, mais un point de départ vers des horizons que Gouges dessine d’emblée dans ce préambule : elle aide le lecteur à comprendre combien cette Déclaration doit permettre de modifier le statut des femmes dans la société, changer la société profondément. Ceci correspond bien à l’idée d’un préambule qui justifie les articles qui suivront, offre la raison pour laquelle ils ont été rédigés, et les objectifs poursuivis par ceux-ci.

Le fait de terminer le paragraphe sur une liste d’objectifs majeurs du respect des droits des femmes les met bien évidemment en valeur : « au maintien de la Constitution, des bonnes mœurs, et au bonheur de tous ». Le dernier terme, déjà employé dans la Déclaration des droits de l’Homme, est en quelque sorte le plus important. Le bonheur devient, au XVIIIè siècle, un objectif majeur. Les transformations sociales, politiques ou économiques doivent permettre à tous d’accéder à ce bonheur. Gouges reprend donc cette valeur suprême. On peut penser que le terme prend une teinte particulière sous sa plume, surtout suivi « de tous » : encore une fois, elle rappelle que les femmes n’ont pas accès à ce bonheur, et que les transformations à l’œuvre au moment de la Révolution doivent leur permettre d’y accéder. Elle a aussi conservé le terme initial de « Constitution », montrant son attachement aux textes nouvellement écrits, aux règles que la nouvelle société se donne, ce que l’écriture de cette Déclaration des droits de la Femme au lexique souvent législatif souligne. Enfin, elle ajoute au milieu du texte initial, les « bonnes mœurs » : l’adjectif « bonnes » rime avec le début de « bonheur », insistant sur l’harmonie sociale souhaitée, et l’expression souligne encore que les femmes aspirent au respect qui leur est dû. 

 

- Gouges lutte pour l’inclusion des femmes dans la construction des nouvelles institutions (cf. déjà évoqué au 1er mouvement).

-> C’est pourquoi elle utilise des pluriels englobant toute la société et tous ceux qui agissent pour écrire les nouveaux principes directeurs du régime à venir : « tous les membres du corps social » insiste ainsi sur l’ensemble des citoyens, mettant en parallèle le pluriel du groupe nominal « les membres » renforcé par l’adjectif indéfini « tous » (qui invite à ne procéder à aucune exclusion de qui que ce soit), et le singulier du complément du nom « corps social ». Ce singulier permet de passer d’une multiplicité au caractère indivisible d’une unité. Le « corps » est un ; par cette métaphore, on comprend que tous les membres, toutes les parties du corps sont liés entre eux et indispensables les uns aux autres.

On retrouve ce caractère englobant à la fin de ce paragraphe, à la ligne 14 : « de tous », bien mis ainsi en valeur, comme un nouveau rappel que les femmes font bien partie de la société, et de la partie agissante de la société, de celle qui dirige aussi cette société. Il est donc à noter qu’elle ne souhaite pas l’exclusion des hommes, en réponse à celle des femmes dans la société révolutionnaire, mais qu’elle vise à l’universalité, en rappelant simplement que les femmes ne doivent pas être exclues par les hommes.

-> Par ailleurs, comme elle le fera souvent dans ses articles, elle détaille la signification du terme « Homme » utilisé dans la Déclaration des droits de l’Homme : elle évoque ainsi à se suivre, conjointement, le « pouvoir des femmes » et le « pouvoir des hommes » : la répétition du mot « pouvoir » est évocatrice de cette volonté que les unes et les autres possèdent cette autorité dans la société, à part égale. On note qu’elle a modifié, au centre du préambule, des termes de la Déclaration des droits de l’Homme : les expressions « pouvoir législatif » et « pouvoir exécutif » ont disparu au profit de celles de « pouvoir des femmes » et de « pouvoir des hommes ». Elle ne nie pas la nécessité de cette séparation des pouvoirs chère à Montesquieu notamment, mais elle préfère mettre l’accent sur une autre scission au sein de la société française, celle entre femmes et hommes, afin de bien rappeler que les nouveaux principes révolutionnaires doivent bien s’appliquer au statut de la femme, afin de lui faire accéder à une égalité réelle avec l’homme. Le lecteur des deux Déclarations s’aperçoit de cette réécriture et doit donc s’interroger sur la raison de celle-ci ; elle doit l’alerter d’autant plus. C’est une stratégie rhétorique et littéraire de la part de Gouges. 

 

* 3ème mouvement (l. 14 à 16) :

- Le connecteur logique « En conséquence » placé en tête de paragraphe indique expressément que cette fin de préambule découle directement de ce qui a été énoncé précédemment. C’est aussi pourquoi ce dernier paragraphe s’annonce comme la conclusion de ce préambule qui met encore l’accent sur la place des femmes dans la société à construire.

Elle termine sa phrase par l’annonce des articles qui vont suivre : les « Droits suivants ». On remarque qu’elle ne reparle pas des devoirs, ce qui semble logique, puisque les femmes ont déjà bien des devoirs dans cette société de fin de XVIIIè siècle, mais il leur manque une reconnaissance réelle et concrète de leurs droits, que la majuscule vient renforcer. Bien évidemment, elle remplace « les Droits suivants de l’Homme et du Citoyen » par « les Droits suivants de la Femme et de la Citoyenne », pour bien rappeler que son texte vise à mettre en avant ces droits féminins qui risquent d’être délaissés dans les institutions à venir. Elle termine en évoquant la Femme et la Citoyenne : le fait de lier par une conjonction de coordination (« et »), comme dans l’original, montre bien que les deux sont ici inséparables. La désignation de « Citoyenne » évoque bien la place des femmes dans la vie politique de la société, de leur implication réelle dans celle-ci. C’est encore une fois un rappel, mais aussi en même temps une sorte de revendication.

 

- On remarque encore une fois la force de la parole, de cette « déclaration », de cet acte d’écriture. Ainsi, la solennité déjà évoquée de cette Déclaration, son caractère sacré, est ici encore rappelé, comme dans la Déclaration initiale par la référence à « l’Être suprême », une divinité supérieure, qui cautionne et rend inattaquable le contenu des articles qui vont suivre. Le fait de reprendre exactement la même formulation que dans la Déclaration des droits de l’Homme, est aussi encore une fois une manière d’affirmer que les droits de la femme sont aussi sacrés que ceux des hommes, ce que certains d’entre eux, à l’époque, niaient. Le double verbe « reconnaît et déclare », lui aussi repris de l’original, est significatif : reconnaître, c’est admettre une réalité déjà là, existante, mais aussi la mettre en évidence, la faire connaître (les deux mots ont le même radical) ; « déclare » rappelle le titre de ce texte (« déclaration »), et souligne que dire, écrire, coucher sur le papier, est une manière de clamer ouvertement ce que l’on pense, de le faire connaître ici encore, d’affirmer ce que l’on estime important, une vérité. Déclarer prend donc encore une fois un caractère assez solennel, ce qui montre tout le sérieux que Gouges veut donner à son texte, à ses idées.

 

- Gouges met en valeur les qualités des femmes : elle remplace l’expression initiale de la Déclaration des droits de l’Homme « l’Assemblée nationale » par une longue périphrase pour désigner les femmes : « le sexe supérieur, en beauté comme en courage, dans les souffrances maternelles ». Après avoir évoqué l’égalité entre hommes et femmes, elle semble ici évoquer une hiérarchie, que l’adjectif « supérieur » indique. Peut-être est-ce une manière de défendre avec vigueur, et de manière un peu provocatrice (pour le lectorat de l’époque notamment), les qualités des femmes. En effet, dans cette longue désignation, elle met en avant les qualités féminines, de beauté physique (« en beauté »), mais aussi morales (« courage »), qu’elle met à égalité par l’intermédiaire d’une comparaison (« comme »). Le fait de choisir en particulier le courage comme qualité morale féminine renvoie peut-être encore à une forme de provocation, et de volonté de renversement de la hiérarchie habituelle (les hommes dominant les femmes), le courage étant plus lié aux hommes, par exemple dans le cadre de la guerre, de combats. En reprenant une caractéristique peut-être plus marquée à l’époque par la masculinité, elle montre combien les femmes sont l’égal de l’homme, qu’elles peuvent être à égalité sur les mêmes domaines qu’eux. L’ajout des « souffrances maternelles », juste après le « courage », est sans doute une manière aussi de préciser en quelles circonstances les femmes font preuve de courage : quand elles accouchent, mais également quand elles éduquent, s’occupent des enfants, ce que l’adjectif « maternelle » regroupe. On peut noter au passage que Gouges boucle son préambule comme elle l’a commencé, quand elles désignaient les femmes comme « mères » (l. 4). Elle met les femmes en valeur dans ce rôle fondamental qu’elles tiennent dans la société de l’époque.

 

* En conclusion :

- Ce préambule, comme son nom l’indique, justifie parfaitement les raisons et les buts poursuivis par son autrice : la défense des droits fondamentaux des femmes, à égalité avec les hommes. Ce texte s’annonce à la fois comme une mise en valeur de ces droits, mais aussi comme un appel à se battre pour les faire exister. Ce préambule est donc bien programmatique de la suite du texte, du contenu des articles, dont le premier clame la liberté et l’égalité fondamentales des femmes.

- Gouges propose une forme de réécriture du texte de départ, non pour nier la force de la première Déclaration, mais bien pour rappeler aux hommes de son époque que les droits proclamés sont bien aussi ceux des femmes, que ces dernières ne sauraient être exclues du nouveau pouvoir, des nouvelles institutions, comme elles l’ont toujours été auparavant. C’est un texte à valeur universelle qui  conserve aujourd’hui une grande force argumentative, mais c’est donc également un texte de circonstance, lié au contexte dans lequel il a été rédigé. Et Gouges avait bien senti que les femmes ne seraient pas forcément incluses dans le cadre du nouveau régime : elles seront en effet écartées de l’Assemblée nationale et privées du droit de vote. Gouges paiera de sa vie le fait d’avoir voulu défendre son droit à l’expression de ses opinions.

 

vendredi 12 novembre 2021

Lecture analytique linéaire : "Notre vie" (Paul Eluard)

 



Contextualisation :

- Paul Eluard (1895-1952) : Epoux de Gala, qui deviendra la compagne de Salvador Dali. Poète surréaliste, communiste un temps ; résistant pendant la 2nde Guerre mondiale. 

- Le Temps déborde : recueil publié en 1947 soit quelques mois après le décès brutal et inattendu (hémorragie cérébrale) de la compagne d’Eluard, Nush (née Maria Benz) le 28 novembre 1946, à l’âge de 40 ans. Ils ont vécu 17 années ensemble, elle a été sa 2nde épouse. Elle était artiste (comédienne de théâtre notamment, inspiratrice de Man Ray ou Picasso). Dans tous les poèmes du recueil, Paul Eluard revient sur les dix-sept années de vie commune brusquement interrompues. « Notre vie » = poème le plus connu du recueil.

Autre extrait du recueil :

« Vingt-huit novembre mil neuf cent quarante-six.
Nous ne vieillirons pas ensemble.
Voici le jour
En trop : le temps déborde.
Mon amour si léger prend le poids d’un supplice. » 

 

Aspects majeurs du poème :

- Thème majeur : la mort, celle de Nush, mais aussi la sienne, depuis qu’elle a disparu.

- Il oppose sans cesse la vie et la mort, le passé lié à la vie et le présent lié à la mort.

- Une forme apparemment classique (strophes de 5 vers ; alexandrins), mais où les caractéristiques de la poésie surréaliste surgissent et permettent des ambiguïtés : pas de ponctuation, syntaxe parfois étonnante, apposition de termes qui créent un sens ainsi particulier, absence de rimes mais jeux de sonorités bien présents, …

 

Plan :

* Il est possible d'analyser strophe par strophe (voir les indications données ci-dessous, au début de chacune des strophes). 

* On peut aussi étudier d'abord les deux premières strophes ensemble, qui oppose vie et mort, passé et présent ; puis on étudie la dernière, où la mort s'impose plus explicitement, notamment sur le poète.  


Problématiques possibles :

* Comment Eluard cherche-t-il à rendre compte de la douleur extrême vécue à la mort de son épouse ? 

* En quoi ce poème montre-t-il que la mort de l'être cher est également la mort du poète et de son univers ?    

 

Analyse linéaire (strophe par strophe) :

 

Titre du poème :

Déterminant possessif « notre » + nom au sens mélioratif : attente par le lecteur d’une évocation positive. On peut penser aussi qu’il s’agit de la vie actuelle de ceux qui sont ainsi concernés. Le poème va en grande partie détromper cette attente éventuelle. Mais cela peut signifier malgré tout qu’Eluard contrebalance les accents pessimistes de son poème de cette manière, qu’il veut mettre en valeur les moments heureux passés avec sa compagne.

 

Strophe 1 :

Oppositions entre le passé, quand « elle » vivait, et le présent lié au malheur de l’absence de celle qui était aimée par le poète & expression des sentiments personnels du poète (douleur de la séparation).

 

- Adresse directe à la femme = forme de lyrisme. Volonté de lutter contre la situation de séparation qui lui a été imposé : il dialogue encore avec elle.

- Dans le vers 1, opposition entre les deux hémistiches : passage de la « vie » à la mort signifiée par le participe passé « ensevelie » qui termine ce vers, comme pour effacer la vie. « ensevelie » = enterrée comme les morts, cachée, oubliée, niée. Le présent (« elle est ensevelie ») s’oppose aussi au passé composé (« tu l’as faite »), montrant que la vie commune n’est plus, dans la mesure où cette femme était liée à leur vie, était actrice/créatrice de celle-ci (« tu » sujet du verbe « faire », verbe d’action, de création). Le poème débute comme le titre : communauté des personnes ensuite désignées séparément : possessif « notre » -> pronom personnel « tu ». Montre le passage du temps, changeant brutalement (comme la mort de Nush a été brutale pour Eluard).

- Les vers 2 et 3 s’opposent également : « aurore » semble vouloir caractériser la vie, comme en apposition. Le nom se trouve d’ailleurs juste au-dessous de « notre vie » : il en est en quelque sorte un synonyme. « aurore » = commencement, surgissement de la lumière, du jour, de la vie, du bonheur (que « matin » répète ensuite). Autre groupe nominal en grande partie synonyme : « un beau matin de mai » = image du printemps, du renouveau, de la vie qui revient. Donc la vie avec la femme était ce qui avait donné vie au poète et sans doute aussi à cette femme. Rime interne entre « vie » et « ville », qui accentue ce parallèle entre les débuts de vers 1 et 2 ; la ville = animation, lieu de vie commune (comme le possessif « notre vie » renvoie à la vie commune du poète et de cette femme). Le vers 3 vient donc en opposition : complément circonstanciel de lieu, qui vient notamment compléter le lieu « ville » = « sur laquelle… ». « la terre » rappelle « ensevelie » au vers 1 ; personnification de la terre puisqu’elle agit et est dotée d’un « poing », partie du corps humain -> image de la force, de l’écrasement, de la destruction, de quelque chose qui est subi par le couple. Le passé composé « a refermé » renvoie au basculement qu’a été la mort de la femme, le fait que le présent du poète ne peut plus être le même.    

Ce n’est pas seulement la femme qui a été enterrée, mais la vie commune des deux amants, le bonheur. La femme est morte mais le poète lui-même se sent aussi en quelque sorte un peu mort.

- Les vers 4 et 5 s’opposent aussi : reprise anaphorique « aurore » = retour sur le passé, la vie commune passée, le bonheur perdu, toujours mis en valeur en tête de vers, en ouverture de vers, comme l’aurore est l’ouverture de la journée. La fin du vers complète en écho l’arrivée du jour par l’adjectif « claires », lui-même renforcé par le comparatif de supériorité « plus », qui, précédé de l’adverbe temporel « toujours », montre une temporalité longue durable ; le nombre de 17 années cité explicite précisément cette durée. Chaque jour vécu avec cette femme a été pour le poète un renouveau perpétuel, une renaissance quotidienne. Et le « toujours plus » indique que leur vie de couple n’a pas perdu de sa force au fil du temps au contraire. Valeur symbolique de l’aurore explicitée par « en moi » qui le suit : l’aurore n’est pas celle du jour qui passe, mais celle de ses sentiments intimes, de son état personnel -> il s’est senti toujours plus heureux avec elle, a trouvé toujours plus de vie, de dynamisme, d’envie d’agir. Le vers 5 vient donc contredire ce vers 4, « la mort » étant cette fois clairement citée, plus directement que par des périphrases (« ensevelie » ; « la terre a refermé son poing »). Le terme frappe donc d’autant plus, est presque brutal. La strophe est comme encadrée par une opposition : « notre vie » (v. 1) / « la mort » (v. 5). Le parallélisme entre les deux vers est souligné par la reprise de « en moi », qui affiche clairement la rupture : le poète était vivant, heureux avec elle, il est comme mort avec elle. Noter aussi une nouvelle fois que le poète n’est pas maître de ces événements, puisque c’est la mort qui agit ici seule, est sujet du verbe de mouvement, d’action « entre ». Il subit ce sort. « a refermé » : idée d’enfermement, de recouvrir, d’emprisonner.

La vie et la mort semblent liées entre elles, malgré ces ruptures : « aurore » et « mort » riment ensemble. Les deux sont donc indissociables, comme les deux faces d’une même réalité. On peut dire que pour le poète, son existence actuelle ne peut s’envisager sans penser à la séparation suite au décès de la femme aimée, mais que les moments heureux vécus avant lui reviennent aussi en tête sans cesse. L’un ne va plus sans l’autre dans son esprit.

« comme dans un moulin » : expression familière + allitération en [m] = facilité de la mort pour s’installer en lui, rapidité ; il ne maîtrise pas ce processus.  

 

Strophe 2 :

Opposition, une nouvelle fois, entre la vie et la mort, mais cette dernière gagne en quelque sorte du terrain. Les références au temps qui a passé et passe sont plus évidentes ici.

 

- Même début que la strophe 1 (v. 1) : « Notre vie ». Mise en évidence de ce terme, lutte de la vie contre la mort qui s’impose à lui ; rappel aussi d’une vie commune qui n’est plus = marque du souvenir, de ce qu’il ressasse.

- Opposition entre les vers 6-7 qui évoque la femme vivante, le passé, la vie commune et les vers 8, 9, 10 qui personnifie la mort comme une entité qui s’impose et balaye tout ce passé et la vie tout entière.

- Vers 6-7 : le passé -> utilisation de l’imparfait (« disais » ; « aimions »). Ce passé est lié à la vie, au bonheur : « notre vie », « vivre » (v. 6) (noter que les mots encadrent ce vers 6), « la vie » (v. 7), liée au sentiment du désir, des choses agréables (verbe « aimions », même famille que l’amour aussi). Ce passé est celui de la vie commune du couple : 1ère personne du pluriel (déterminant possessif « notre » en tête de strophe, pronom personnel « nous » v. 7). Ce passé est celui où la femme était en vie : présence de la 2ème personne du singulier (« tu »), et de paroles de celle-ci = dialogue, communication de la femme. Les mots de la femme = « notre vie » = elle parait en leur nom à tous deux.

- Une femme actrice de ce passé (comme dans la 1ère strophe) : c’est elle qui pouvait « donner la vie », qui en était donc en quelque sorte à l’origine. On comprend qu’elle était dynamique, donnait un sens à leur existence à tous deux. Son absence ne peut donc qu’être l’inverse, la mort, la tristesse, le désarroi. Le bonheur passé, lié à cette femme, est aussi représenté par l’adjectif « contente » (v. 6).

- Opposition avec les vers suivantes mise en valeur par le passage de vers, mais aussi par le connecteur logique d’opposition « mais » en début de vers 8, et par l’antonyme de « vie » qui apparaît de suite, « la mort ».

A noter que ce GN « la mort » n’apparaissait qu’une fois et en fin de strophe 1, alors qu’ici il apparaît 5 fois, dans une anaphore qui semble confiner à une sorte d’obsession pour le poète. La mort est ainsi omniprésente, répétée 3 fois dans le vers 9. Cette mort est personnifiée : elle se déplace (« vient », « va »), elle devient « visible » et surtout « boit » et « mange ». Elle semble avoir donc des habitudes humaines, elle semble paradoxalement prendre vie : forme d’oxymore « la mort vécue ».

La mort est actrice, agit : elle est ici aussi sujet de verbes d’action : « a rompu », « vient », « va », « boit », « mange ». Le poète ne maîtrise pas ce qu’il se passe, il subit la mort. La strophe se termine d’ailleurs sur l’expression « à mes dépens » = il dépend de la mort désormais. Elle occupe son esprit, il ne peut pas la dépasser. La mort est aussi celle du poète, puisqu’il semble ne plus pouvoir répondre aux besoins naturels d’un être humain pour survivre, boire et manger. Il est affamé et assoiffé par la mort : elle l’entraîne vers elle. Ou elle prend la vie qui était encore la sienne, comme une sorte de vampire, de parasite, qui se nourrirait de lui. C’est une manière de rendre compte de l’état psychologique dans lequel il se trouve : il se sent entraîné vers le même anéantissement que Nush.

Image du temps que le poète ne maîtrise pas : vers 8. « temps » = sens général. Rompre l’équilibre = créer de l’instabilité dans une situation jugée positive, harmonieuse = le couple amoureux qu’il formait avec Nush. Noter que ce vers 8 intervient à la moitié du poème. Il est comme le point de bascule, l’explication de l’état dans lequl se trouve le poète.

Pour l’instant, le poète évoque la mort en général, ne dit pas que la femme est morte (ce sera le cas dans la strophe 3). Peut-être est-ce parce qu’il veut reculer le moment de dire, de mettre des mots sur le fait que Nush est décédée. Donc un poème qui va aussi vers une prise de conscience, une acceptation de ce décès ? 

 

Strophe 3 :

Suite logique de la strophe 2 : le poète continue à disparaître. Présence bien plus forte de la mort. La mort de Nush va progressivement s’étendre, s’imposer à toute la terre, annihiler non seulement le poète mais aussi toute forme de vie. Progression vers le « silence », dernier mot du poème.

 

- La femme est enfin nommée : « Nush ». Aspect donc clairement autobiographique du texte. La nommer la fait revivre en quelque sorte, elle existe encore. Manière aussi de l’interpeler plus directement.

 

- Pas de reprise ici de « Notre vie », au contraire : « morte », en début de strophe et de vers, qui frappe ainsi le lecteur, semble annoncer la couleur de cette strophe. Noter toutefois la proximité sonore [o], [r], [m] & [n], [vi] : proximité des deux états, la vie et la mort. Comment l’interpréter ? Pour Eluard, la mort de son épouse l’a comme tué ? puisqu’il repense sans cesse à elle, elle revient à la vie dans ses souvenirs ? Il souhaiterait qu’elle revienne à la vie ? Il est comme mort depuis le décès de celle qu’il aimait, ou se rapproche de cet état mortuaire ?

 

- Opposition dans le vers 11 entre « visible » et invisible », Nush étant placée au centre des deux adjectifs antonymes " permet de mettre les deux termes à égalité, de montrer que Nush est les deux à la fois, ou successivement. Elle n’est plus visible puisqu’elle est enterrée (cf. strophes précédentes), mais elle est encore visible dans sa mémoire : sa mort ne la rend pas moins présente pour autant.

 

- Oppose aussi de manière étonnante la force de Nush à sa propre faiblesse de poète, de vivant : le comparatif « et plus dure » contrebalance d’abord l’adjectif au préfixe négatif « invisible » qui laisse penser à quelque chose d’impalpable, qui ne peut donc être « dur » (au sens premier du terme).

Ce comparatif se comprend quand on lit le vers suivant (enjambement qui crée une forme d’ambiguïté de sens) : elle est plus forte que des sensations liées à des fonctions vitales (se nourrir et boire), ce qui est logique puisque, si elle est morte, elle n’est plus soumise à ces nécessités physiques inhérentes à la vie humaine (mais cela peut être un peu morbide).

Puis la fin du vers 11 et la fin du vers 12 mettent en parallèle les conditions de Nush et de lui-même : « plus dure » « mon corps épuisé » " force de Nush, contrastant avec l’affaiblissement du poète (clairement désigné par le déterminant possessif « mon »). Dans le vers 12 sont donc assemblés des éléments liés à la condition humaine, corporelle (« faim », « soif », « corps épuisé »), manière d’insister sur sa condition d’être vivant, quand Nush n’est plus préoccupée par ces considérations matérielles, par le délabrement de son corps.

 

- Eluard se rapproche de la mort : vers 12 à mettre en parallèle avec le vers 10 : « boit et mange » / « la faim et la soif » : suite logique = la mort épuise le poète, comme tout être humain ; elle le guette, l’épuisement du corps le rapproche lui-même de la mort.

 

- Les vers 13 et 14 sont ambigus : l’absence de ponctuation et la disposition en vers ne permet pas clairement de déterminer à quoi se rattachent grammaticalement les groupes nominaux qui y apparaissent. Toutefois le sens, notamment du vers 14, laisse penser qu’il évoque ici Nush, nommée au vers 11, et qui préside en quelque sorte les vers 11 à 14.

« masque » est répété aux deux vers, les encadrant (début et fin des deux vers) ; ils sont suivis chacun d’un complément du nom (« de neige » ; « d’aveugle »). Les deux vers se rapportent à ce qui cache : la neige recouvre la terre, les larmes brouille le regard de celui qui pleure, l’obscurité de la nuit ne permet pas de voir aux alentours, l’aveugle ne peut voir. Ils poursuivent donc l’invisibilité annoncée au vers 11.

Quels sens accorder donc à ces vers ? a) Tout d’abord, Eluard ne peut plus voir Nush. Elle est cachée par la terre qui la recouvre désormais, éloignée ainsi de lui qui est « sur la terre » quand elle est « sous la terre » (compléments circonstanciels de lieu). b) Mais le « masque » froid (cf. la neige), le « masque d’aveugle » peut aussi se rapporter à la vision de Nush morte, aux yeux fermés, au corps refroidi par la mort, qui provoque (« source ») la tristesse d’Eluard, ses pleurs. c) Enfin, puisque ces deux vers s’enchainent également à la référence au « corps épuisé » d’Eluard, ce masque peut aussi être celui d’Eluard, qui rejoint progressivement Nush dans la mort. On pourrait dire que l’absence de l’être aimée l’a transformé en mort-vivant : il continue à vivre sur cette terre, mais en lui tout est mort car sa raison de vivre, son principe de vie, sa femme Nush, n’est plus à ses côtés. On se rappelle combien Nush est présentée dans les strophes 1 et 2 comme à l’origine de leur vie à tous, comme la source de leur dynamisme, de leur bonheur. Disparaissant, elle ne permet plus à Eluard de continuer à vivre réellement.

Par conséquent, l’ambiguïté de ces vers permet à Nush et Eluard de se rejoindre dans la mort, réelle pour l’une, psychologique pour l’autre.

 

- Les multiples références à la mort construisent une atmosphère lugubre pour le lecteur : « neige » = froid, hiver, saison où la nature est comme morte ; « sous la terre » = monde des morts, où l’on enterre les défunts ; « nuit » = souvent liée symboliquement à la mort, à l’absence de lumière qui est associée à la vie. La mort, qui prenait en quelque sorte le pouvoir dans la strophe 2, se fait ici omniprésente, ce que la redondance des deux compléments circonstanciels de lieu du vers 13 suggère : « sur la terre et sous la terre ».

 

- Le dernier vers se recentre de manière plus évidente sur le poète, par le déterminant possessif placé en tête de vers (« mon »), et par la présence également du pronom personnel « je ». Donc les marques de la 1ère personne sont au début de chaque hémistiche de cet alexandrin, mis ainsi en valeur.

L’éloignement de Nush, évoquée par le complément circonstanciel de lieu « sous la terre » qui fait écho au participe « ensevelie » du vers 1, par son caractère « invisible », par les verbes au passé qui classe Nush dans un temps révolu et non dans le présent du poète, se poursuit ici : « mon passé se dissout ». Nush, qui appartient à son passé, à ses souvenirs, se dissout donc, leur vie commune évoquée dans les strophes 1 et 2 n’existe plus : il parle désormais au singulier car il est seul. Cette solitude s’est imposée à lui, il en prend conscience, les souvenirs ne permettant pas de faire revivre inlassablement Nush, qui disparaît ainsi une 2ème fois, en quelque sorte. Il est à noter que l’emploi du verbe réfléchi « se dissout », dont le sujet est « mon passé » souligne que le processus est inéluctable, se produit de lui-même et que le poète n’y peut rien, subit cette situation.

Le 2ème verbe le montre par contre acteur de ce qu’il se passe, puisque le sujet en est « je », et que le verbe au présent est un verbe d’action : « fais ». Il semble prendre une décision. Mais en même temps, elle apparait comme la suite logique de ce qui précède : il ne peut rien contre la disparition de Nush, et même son langage de poète ne peut la faire revenir, ne serait-ce que le temps d’un poème. Le 2ème hémistiche apparaît comme la conséquence, au moins, du 1er hémistiche. On pourrait ainsi reformuler ce vers qui ne contient pas de connecteur logique : Puisque mon passé se dissout, je fais place au silence ; ou : mon passé se dissout et par conséquent je fais place au silence. L’expression « faire place à » est relative à l’espace, au lieu : après avoir évoqué un espace mort (la neige, la nuit), lui-même choisit le vide, dans une forme de synesthésie qui associe la vue (« aveugle ») et l’ouïe (« silence »), où l’on nie l’usage des sens, qui est encore une forme de mort de l’être humain, Nush, ou Eluard.

Le nom « silence » clôt ce poème, qui ensuite laisse le lecteur dans le silence effectivement, avec le blanc de la page qui suit. Ce mot s’oppose bien entendu à tous ceux qui ont précédé, où Eluard évoquait Nush, s’exprimait, usait du langage. On pourrait considérer que cette fin signe l’échec du poète à se souvenir, à user de son pouvoir de poète à employer une langue qui fasse vivre encore Nush. Face à la mort, il est impossible de lutter. Et puisque les seuls éléments qu’il puisse dire de Nush sont ceux de ses souvenirs, qui s’effacent en plus, il ne peut sans cesse se répéter, il ne peut sans cesse trouver des mots nouveaux pour évoquer la femme qu’il a aimée.

 

Conclusion :

- Eluard cherche, un peu comme Hugo dans son Livre IV des Contemplations, à rendre compte de la manière dont il a vécu la mort de son épouse. Comme Hugo, il est dévasté, livre ses sentiments, dresse une sorte de portrait de son état d’esprit. La mort de l’être aimé gagne le monde des vivants et marque une rupture fondamentale pour le poète. Le lecteur peut à la fois découvrir l’intimité du poète et se mettre à sa place, comprendre ce que peut vivre un amant placé dans une telle situation : on passe d’une expérience personnelle à une découverte plus universelle.

 

- Eluard use à la fois des possibilités habituelles de la poésie, par son emploi notamment des vers réguliers, de surcroît des alexandrins, vers nobles de la poésie française traditionnelle. Mais par ailleurs, il renouvelle les règles, comme d’autres depuis la 2ème moitié du 19è siècle. Son absence d’emploi de la ponctuation permet de laisser planer des ambiguïtés, de laisser le lecteur déterminer en partie le sens du poème, de permettre des interprétations diverses. Le poème n’en a ainsi que plus de force, par sa polysémie, et il met le lecteur dans la position d’un chercheur actif, et non d’un spectateur passif.

La puissance du langage poétique est aussi interrogée, par cette fin de poème qui semble acter l’impuissance des mots à dire toute la douleur ressentie. On pense encore à Hugo qui, dans le Livre IV, propose une suite de pointillés, sous le titre de ce qui est présenté comme un poème qui reprend simplement la date de la mort de sa fille.