vendredi 19 janvier 2024

Lecture analytique linéaire : poème inaugural de "Mes forêts" (Hélène Dorion)

 

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Introduction :

- 1er poème du recueil, donc important : il ouvre au reste de l’œuvre ; d’autant plus important qu’Hélène Dorion invite à lire ce « livre » (ainsi qu’elle le nomme) dans l’ordre, au vu de sa composition.

- Poème qui fait écho avec tous les poèmes intitulés également « Mes forêts » dans le recueil, placés entre les sections, et à la fin. L’anaphore « Mes forêts », présente dans ce poème, fait écho à la fois au titre de l’œuvre, et à cette répétition présente tout au long du livre.

- Le poème associe deux notions, le temps et l’espace.

- On notera que Dorion n’use pas de la ponctuation et que ses vers libres, de longueurs différentes, sans rimes.

 

Structure du texte :

* Vers 1 à 10 (une strophe) : Les forêts, reflets du temps et de l’espace

* Vers 11 à 15 (une strophe) : Les forêts, images du temps humain, entre passé et rêverie

* Vers 16 à 21 (deux strophes) : Les forêts, porteuses d’un futur naissant

 

Problématiques possibles :

* En quoi ce poème inaugural offre-t-il des images variées du temps ?

* En quoi ce poème se présente-t-il comme la porte d’entrée dans le recueil ? 

* En quoi ce poème offre-t-il une image complexe des forêts ?  

 

Analyse linéaire :

 

Anaphore « Mes forêts sont » :

- Le possessif « Mes » peut intriguer le lecteur : s’agit-il de forêts que la poète possède ? S’agit-il de forêts qu’elle a fait sienne pour les parcourir régulièrement ? On penche évidemment pour la 2ème hypothèse, dans la mesure où on connaît l’amour de Dorion pour les forêts du Canada, où elle réside et écrit. D’emblée, ces forêts sont donc personnelles, liées à la vie intime de l’autrice.

- L’emploi du verbe d’état « sont » laisse entendre que la poète entend définir ces forêts, les présenter au lecteur dès l’ouverture du recueil. S’agit-il d’un présent d’énonciation, lié au regard de l’autrice au moment où elle observe ces forêts et rédige ? S’agit-il plutôt d’un présent descriptif ou de vérité générale, que le pluriel des « forêts », généralisant, englobant, confirmerait ? Dans ce deuxième cas, elle viserait à tenter de coucher sur le papier des vérités, non pas scientifiques, mais intimes : elle définit ce que les forêts peuvent représenter pour elle-même ; et dans la mesure où elle offre ce poème à la lecture, cette définition peut aussi devenir celle des lecteurs.

- La succession anaphorique (4 occurrences dans ce poème) semble suggérer à la fois le désir de préciser ce que représentent ces forêts, en revenant encore et encore sur cette définition, et la richesse de ces forêts, leur complexité.

 

La mise en place du contexte : la nature :

En réponse au titre qui a créé un horizon d’attente pour le lecteur, un champ lexical de la nature se déploie, très riche, au long de ce premier poème : « mes forêts » ; « aiguilles » ; « terre » ; « ciel » ; « étoiles » ; « orage » ; « rayon » ; « humus » ; « aile » ; « jardin » ; « fruits » ; « brindilles » ; « pluie ». La nature est présentée dans une forme de diversité : végétaux, animaux (aile = oiseaux), météorologie, ciel, sol.

 

1ère partie : vers 1 à 10 : Les forêts sont les reflets du temps et de l’espace

* D’emblée les forêts sont associées au temps qui passe :

- Plusieurs occurrences y font référence, dans une forme de champ lexical du temps :

« temps » (v. 1) ; « aiguilles » (v. 2), qui peuvent être celles des horloges ; « l’heure » (v. 6) ; et de manière moins nette « histoire » (v. 5),  « souvenirs » (v. 7) et « vie » (v. 8), qui se rapportent au temps humain, vécu.

- La forêt est liée fortement à ce temps qui s’écoule, comme si elle portait ce temps, le dirigeait :

Le vers 1 associe, par le biais du verbe d’état « sont », « mes forêts », sujet du verbe, et « temps », inclus dans l’attribut du sujet « de longues traînées de temps », les deux termes se répondant aux deux extrémités du vers.

Le même verbe « sont » est répété, en écho au vers 2, une fois encore pour associer les arbres et le temps, dans une métaphore qui joue sur la polysémie du nom « aiguilles », qui peuvent être à la fois celles de l’horloge et celles des pins, nombreux dans les forêts que Dorion connaît : le mot représente donc en lui-même les deux notions, temporelle et végétale, noyée en un seul mot !

Le complément circonstanciel de temps « dans l’heure bleue » est lui aussi, au vers 6, associé aux autres termes de ce vers, toujours par l’intermédiaire du verbe « sont ». On note donc une forme d’insistance sur la temporalité inscrite dans les forêts, dans le fait qu’elles semblent maîtresses du temps qui passe : elles sont d’ailleurs sujet (créateur) du COD du vers 7 « un rayon vif de souvenirs » qui inclut en complément du nom les bribes du passé (humain) représentées par les « souvenirs ». Dans cette métaphore, les forêts deviennent une lumière, comme celle du soleil qui perce à travers les branches des arbres, rappel de la succession du jour et de la nuit, autre image du temps qui passe ; et ce « rayon » fait écho aux « aiguilles » précédentes par leur forme allongée et étroite.

* Les forêts se définissent par des éléments complexes, notamment parce qu’elles sont associées à des mouvements variés, et une spatialité presque contradictoire :

- Entre mouvements brusques, violents et mouvements plus doux et lents :

La douceur apparaît au départ : le groupe nominal « longues traînées » (v. 1), qui peut avoir un sens spatial (celui des traînées qui s’étalent), mais aussi temporel (qui durent longtemps), laisse transparaître un mouvement lent, presque vaporeux, léger, qui peut rappeler celui des nuages. La longueur de ce premier vers peut renforcer cette impression (11 syllabes). Aux vers 6 et 8, les verbes de mouvement « glissent » et « se pose » introduisent aussi cette douceur dans le déplacement, que le vers 9 vient renforcer pour le verbe « se pose » : l’adjectif « légère » porte ce sens de la légèreté, comme l’« aile », qui fait penser au vol, à la liberté d’aller où l’on veut sans contraintes. On notera aussi dans ce vers 9 l’allongement opéré grâce à l’espace blanc choisi par l’autrice, qui semble répondre en partie aux « traînées » du vers 1 : l’allongement visuel du vers renforce aussi le mouvement léger de se poser.  

À l’inverse de cette douceur, d’autres verbes indiquent plutôt une forme de violence. On remarquera qu’ils sont intercalés avec les éléments analysés ci-avant, en contraste évident. Ainsi au vers 2, l’image des « aiguilles », outils pointus, est renforcée par le verbe à tonalité péjorative « percent », forme d’attaque de « la terre ». Les forêts nuisent-elles à la terre ? Une gradation ascendante s’opère au vers suivant (vers 3) dans la suite de la phrase du vers 2, par le verbe lui aussi péjoratif « déchirent », mis en valeur par son emploi en tête de phrase grâce à l’absence de sujet répété : la déchirure s’apparente à une attaque plus forte, à une agression, une destruction de la structure du « ciel ». Donc les arbres s’attaquent à tout ce qui les entoure, sous eux et au-dessus d’eux. On comprend qu’il s’agit d’une image, une suite de métaphores nées de l’observation de la poète observatrice de l’apparence que donne la succession des troncs alignés face à elle, qui s’enracinent dans le sol, et désignent le ciel par leurs sommets pointus. L’« orage » du vers 5, même s’il est inclus dans une comparaison (introduite par « comme »), rappelle aussi un moment où la nature semble violente, par le bruit du tonnerre, par les éclairs qui sillonnent le paysage.

La poète met donc ici en scène un moment où les éléments naturels apparaissent dans une forme de chaos, de désorganisation, où les étoiles de l’espace infini « tombent ».  

- Entre verticalité et horizontalité :

La verticalité des troncs de la forêt est signalée à plusieurs reprises. Ainsi, les arbres représentent évidemment une forme de verticalité : leur forme allongée est rappelée par la métaphore des « aiguilles » (v. 2), alors que « la terre », dans le même vers, rappelle plus l’horizontalité du sol. Les « traînées » (v. 1), comme les verbes « glissent » (v. 6) ou « se pose » (v. 8) laissent plus imaginer l’horizontalité, quand le verbe « tombent » (v. 4) semble antinomique, rappelant un mouvement rapide de chute, donc verticale. Les vers 2 et 3 s’achèvent sur deux noms qui s’opposent, « terre » et « ciel », imageant même visuellement pour le lecteur la même verticalité que celle des pins. De la même manière, le « rayon » (v. 7) qui rappelle le rayon soleil, vertical,  contraste avec « l’humus » (v. 8), le sol horizontal des forêts.

Ces contrastes montrent que Dorion veut mettre en avant le fait que les forêts ne sont pas uniformes, et sont liées à la fois à l’espace qui les surplombe et à la terre, au sol dans lequel ils plongent leurs racines.

 

 

 

2ème partie : vers 11 à 15 : les forêts sont l’image du temps humain, entre passé et rêverie

 

* La transition entre les deux parties est assurée par le vers 10 : le « cœur » est celui de l’observateur des « forêts ». Ce cœur renvoie à une forme de sensibilité personnelle, liée à ce que les forêts observées renvoient au promeneur. Et le verbe « aller » (« va ») montre que les forêts agissent sur nous, quand nous les regardons. Les forêts sont agissantes, actives : « mes forêts » est sujet de verbes d’action (« percent », « déchirent », « glissent »), semblant donc aller vers l’intériorité, l’intimité.

Le poème se présente aussi comme le compte-rendu d’un moment vécu, que signalait « l’heure bleue » : le jour se lève sur les forêts. Une « histoire » se raconte, se déroule, celle du lever de soleil, et des multiples impressions que les forêts nous offrent.

* Le poème introduit plus précisément l’idée que les « forêts » évoqués sont des forêts intérieures, que les paysages forestiers observés par la poète sont liés à des sentiments qui la traversent, sont associés à une part d’humanité.

Cette intimité et cette humanité s’observent par les lieux évoqués : les « greniers » (v. 11) sont une partie d’une habitation humaine, et le « jardin » (v. 13) est un espace naturel domestiqué par les êtres humains, et également souvent proche de leur habitat. L’adjectif « peuplés » (v. 11) évoque d’ailleurs cette vie humaine (même si elle est ensuite nuancée par le complément « de fantômes »…).

Le temps devient plus précis dans son déroulement, et donc aussi plus humain : notre temporalité n’est pas seulement celle des horloges, en quelque sorte presque mathématique, mais celle de la succession des saisons et des jours/nuits : la « saison déjà passée » (v. 14) marque à la fois un moment de l’année, liée à un climat et à un stade de croissance de la végétation et le passé, le temps qui avance, ce que la référence aux « fruits » (v. 13) de l’été ou de l’automne souligne aussi. On remarque que ce groupe nominal est en fin de vers et fait ainsi écho à la fin du vers suivant par l’adverbe temporel « demain » (v. 15) : c’est une autre manière de figurer le temps humain, entre passé et avenir. Le verbe de mouvement « s’en retourne » (v. 15) illustre aussi ce mouvement du temps.

* L’intérieur (l’humain, l’intime) et l’extérieur (le paysage naturel, la forêt) s’associent, sont comme l’écho l’un de l’autre : Dorion lie les deux dimensions à plusieurs reprises. Dans la 1ère strophe, on notait « l’humus de chaque vie » (v. 8), où l’élément végétal était associé dans un même groupe nominal et un même vers à tous les êtres vivants, donc aussi aux êtres humains. Nous avons vu que le temps de la nature ci-avant est aussi le nôtre, autre manière de montrer cette correspondance. Le « jardin de vent » (v. 13) use de la même construction syntaxique du groupe nominal pour créer ici aussi une métaphore et associer de manière étroite le lieu du travail humain et le phénomène naturel, météorologique, du « vent ». Les forêts sont aussi décrites (encore le verbe d’état « sont », descriptif, qui constate) comme des « mâts » (v. 12) de navires, autres constructions humaines, qui permettent de voyager (« voyages » v. 12), activité d’abord humaine.

* Les forêts suscitent aux observateurs une forme de rêverie, activité bien humaine : si les forêts, par leur succession de troncs verticaux, ressemblent à des mâts, elles invitent donc à voyager, à s’évader, comme lorsque l’on regarde les mâts de bateaux stationnés dans un port. Par un oxymore Dorion veut étonner le lecteur : « voyages immobiles » (v. 12). L’idée de voyage immobile n’est cependant pas neuve et est donc reprise par Dorion : il est possible de voyager par ses rêves, ses pensées, en contemplant des paysages. Cela peut rappeler le célèbre poème de Charles Baudelaire, poète du XIXè siècle « L’invitation au voyage », où il évoque l’idée de s’enfuir vers un ailleurs enchanté, idéal ; un extrait peut faire penser à l’expression de Dorion : « Vois sur ces canaux / Dormir ces vaisseaux / Dont l’humeur est vagabonde ; / C’est pour assouvir / Ton moindre désir / Qu’ils viennent du bout du monde. » Donc les forêts peuvent permettre à chacun de partir dans ses pensées, de s’évader ailleurs. Elles ne sont pas seulement des êtres vivants plantés au même endroit, elles peuvent se transformer en vaisseau pour qui sait les regarder.

* Le temps passé est essentiellement mis en avant dans cette strophe, et la nature porte ce passé : les « greniers » (v. 11) sont souvent le lieu où l’on remise les objets usés, ou devenus inutiles, marques de moments de vie dépassés. Et ils sont souvent dans l’imaginaire humain l’un des lieux peuplés par les « fantômes » (v. 11), images dégradées et transparentes, presque disparues totalement, des êtres décédés. On note que dans ce vers 11 ce sont les forêts qui, par une nouvelle métaphore (nouvel emploi du verbe d’état « sont »), sont comparées à ces greniers occupés par les fantômes. Les forêts portent notre passé d’êtres humains, en gardent la trace, pour ceux qui les observent, nous invitent à nous plonger dans notre passé. L’accélération du temps qui semble englouti par le passé est mise en valeur par l’emploi de l’adverbe « déjà » (v. 14), qui renforce le participe passé « passée ». On observe que dans la strophe précédente, au vers 7, le nom « souvenirs » évoquait déjà cette manière d’être tournée vers le passé.

Mais la fin de la strophe semble plus positive, tournée vers l’avenir, puisqu’elle se termine par l’adverbe « demain » (v. 15), laissé en suspens avant l’espace laissé avant la strophe suivante, comme une note d’espoir. La poète se tourne de nouveau vers son futur. Ce mouvement paraît perpétuel, puisque le préfixe re- du verbe « s’en retourne » (v. 15) laisse penser à une forme de répétition, d’habitude. Nous nous tournons alternativement vers le passé et le futur, sans cesse, inscrits dans le cycle de la vie. Et nous ne maîtrisons pas cette avancée du temps puisque c’est bien la « saison » qui agit, qui est sujet du verbe « s’en retourne ».

 

3ème partie : vers 16 à 21 : les forêts sont porteuses d’un futur naissant

 

* Le poème montre que la poète se tourne encore plus vers elle-même : deux groupes nominaux se font écho avec un déterminant possessif pluriel à la 1ère personne : « mes forêts » ; « mes espoirs » (v. 16). De plus, ce 2ème terme relève d’un sentiment intime. Le lien entre le lieu forestier et l’expression intérieure de l’autrice se poursuit donc, par l’équivalence encore une fois mis en avant grâce au verbe d’état « être » conjugué au présent de vérité générale, ou de description (« sont » v. 16), qui est encadré par les deux noms.

 

* La poète semble ici se projeter vers l’avenir, retrouver une forme d’optimisme, de dynamisme :

- ceci poursuit ce qui a été entamé dans la strophe précédente.

- les « espoirs » (v. 16) l’indiquent, qui montrent des désirs personnels à réaliser dans le futur. Les forêts revêtent ainsi une image positive, le terme « espoirs » étant mélioratif, porteur d’améliorations, de réalisations.

- Cet optimisme est confirmé par l’emploi de « debout » (v. 16), juste après le nom « espoirs » et mis en évidence en fin de vers, symbolisant au sens figuré le fait de résister, de ne pas plier face à l’adversité et au temps qui passe, de rester digne, courageux. « debout » rappelle la verticalité des arbres, qui eux aussi peuvent parfois vivre longtemps, et résister à certains phénomènes climatiques (tempêtes, sécheresses) par exemple. La poète est debout comme les arbres : elle devient en quelque sorte un arbre.

- le « feu » (v. 17) évoque aussi symboliquement la vie, en est une forme de métaphore : il est symboliquement ce qui réchauffe et éclaire, donc est associé à la vie, ou à l’énergie (penser aux expressions « mettre le feu », « mettre le feu à qqch », « le feu intérieur »). Il est ici naissant (ou renaissant ?) puisque simplement fait « de brindilles » (v. 17) : quand on démarre un feu, on commence avec des brindilles avant de passer à des morceaux de bois de plus en plus gros.

 

* Il faut noter que ce regain est encore timide :

- « les brindilles » (v. 17) sont petites ;

- « les ombres » (v. 18) (antithèse » du « feu ») sont encore là et agissent sur le foyer qu’elles « font craquer » (v. 18) (verbe d’action « faire », influence que le feu) ; « les nuits » (v. 21) répondent à ces « ombres, les reprennent ;

- « la pluie » (v. 19) est présente, qui pourrait éteindre ce feu ;

- le reflet de cette pluie est « figé » (v. 19), l’inverse du mouvement, du dynamisme que pouvait suggérer le feu.

- Si l’on se place dans la perspective de la scène en forêt, si le jour point, il n’est pas encore là et l’obscurité reste encore majeure. Mais en même temps l’idée de (re)commencement fait penser au début d’une nouvelle journée.

 

* La poète semble faire référence à son écriture poétique, peut-être au fait que nous sommes aussi au début de la lecture de son recueil :

- « un feu de brindilles et de mots » (v. 17-18) : les « mots » sont complément du nom « feu », comme « brindilles ». Leur mise en parallèle est tangible grâce à leur présence dans deux vers différents et successifs. On note qu’il s’agit ici d’un zeugme, associant grammaticalement, grâce à la polysémie du mot « feu », un élément concret (les brindilles) et un autre abstrait (les mots). Ceci associe encore une fois la forêt et ce qui constitue l’identité intime de la poète : tout poète est d’abord un être qui manie la langue, les mots ; c’est son matériau principal. Donc ce feu naissant ne peut-il être le début du recueil, de cette énergie que la langue va insuffler aux lecteurs ? C’est aussi comme si les poèmes se créaient sous nos yeux, comme le feu est en train de naître et de grandir. Il s’agit encore, pour Dorion, de rappeler que les mots sont son feu intérieur, ce qui la fait vivre.

- De manière moins nette, on peut se demander si le « reflet » (v. 19) n’est pas celui que la poète peut créer : reflet à la fois des paysages forestiers et de son intériorité.

- « mes forêts » (v. 20) peuvent donc aussi être des forêts de mots, de vers. Son recueil serait comme une série d’arbres, que chaque texte représenterait et donc chaque vers serait une branche. Et le zeugme permet une autre compréhension des « brindilles », qui peuvent être comprises comme les vers, petites lignes de textes, comme les brindilles sont de petites lignes de bois.

- La dernière occurrence de « mes forêts » (v. 20) est placée seule, à l’inverse des autres vers où ce groupe nominal apparaît (v. 1, 11, 16). Le GN est encore plus mis en valeur, comme une conclusion. Serait-ce aussi pour dessiner une forme de tronc, plus étroit que les vers précédents qui dessineraient la frondaison de l’arbre ?  

- L’association des mots, des notions, des images, que le poète opère sans cesse, est aussi sensible dans l’écriture de Dorion : le zeugme le montrait ; les multiples métaphores introduites par « mes forêts sont » l’indiquent encore ; et la poème se termine par une forme de métaphore un peu étrange : « des nuits très hautes » (v. 21), qui fusionne les arbres, verticaux (hauts) et la nuit, associés dans un même groupe nominal (nom + adjectif qualificatif épithète de ce nom).

 

Conclusion :

 

* Les forêts répétées en anaphore sont à la fois celles, réelles, que le promeneur peut contempler, et celles plus intérieures de la poète, celles de ses sentiments et des mots qui l’habitent.

 

* Ces forêts sont définies successivement, comme s’il s’agissait d’en rendre compte au lecteur. Mais elles restent contradictoires, entre verticalité et horizontalité, entre immobilité et mouvements, entre nuit et jour naissant, entre espace et temps. Dorion ne donne pas un sens unique à son poème : ses associations d’éléments divers et parfois presque opposés veulent mettre en avant des nuances, montrer que le monde extérieur, mais aussi intérieur est mouvant et fragmenté.

 

* Ce poème lance le recueil, montre le début d’un monde de mots, comme si nous assistions à la naissance du recueil sous nos yeux. Il est une invitation à s’y promener comme on se promène en forêts.

 

* Ouvertures :

- Ce poème répond au dernier du recueil, où les forêts « sont de longues tiges d’histoire », où les aiguilles déjà évoquées ici sont de nouveau celles du temps qui passent car elles « tournent à travers les saisons ». Et de la même manière, elles « attendent qu’on les retrouve au matin ». Elles sont aussi associées à l’écriture, entre « ratures » et « repentirs » ou des « lignes au crayon sur papier ». Et comme ici, elles sont un voyage en soi, « pour prendre le large vers moi-même ».

- Hélène Dorion dépasse la vision romantique de la nature des auteurs du XIXè siècle, tels Hugo ou Lamartine, qui était le reflet des sentiments intérieurs du poète. Ici, tout semble circuler, du paysage des forêts aux sentiments intérieurs, sans que l’on sache lequel fait naître l’autre.