dimanche 30 octobre 2022

Quelles différences entre commentaire de texte écrit et lecture analytique linéaire pour l'oral ?

 


La même chose, mais dit et présenté autrement ! :

https://blog.averroes-elearning.com/bac-francais-commentaire-compose-analyse-lineaire/

 

 


 

Lecture analytique linéaire : la rencontre de Manon Lescaut et de Des Grieux

 


 

Introduction :

Cet extrait est essentiel puisqu’il rapporte la rencontre des deux personnages principaux de ce roman, le Chevalier Des Grieux et Manon Lescaut. Le roman en est encore au début. Le premier narrateur s’appelle Renoncour, et il est « l’homme de qualité » qui apparaît dans les différents tomes des Mémoires d’un homme de qualité, dont Manon Lescaut est le 7è. Renoncourt vient de céder la place au principal narrateur du roman, Des Grieux lui-même. Ce dernier vient de se présenter : situation sociale, études, projets de sa famille pour lui. Mais la rencontre va bouleverser l’ordre établi.

 

Structure du texte (mouvements) :

* 1ère partie : lignes 1 à 6 (« … aussitôt. ») : Les circonstances. Mise en place de la scène avant la rencontre des deux personnages. 

* 2ème partie : lignes 6 à 12 (« Mais il en resta une… mon cœur ») : La rencontre (visuelle) ; le coup de foudre de Des Grieux.

* 3ème partie : lignes 12 à 20 (« Quoiqu’elle fût… et les miens. ») : La rencontre se concrétise par le dialogue entre les deux personnages.

 

L’ensemble de texte vise à montrer que cette rencontre est comme inéluctable, et que Des Grieux éprouve immédiatement un amour passionné pour Manon, même s’il ne la connaît pas encore.   

 

Problématique :

* Comment ce texte s’inscrit-il dans le topos de la rencontre amoureuse ?

* En quoi cette rencontre amoureuse est-elle placée sous le signe du destin/du tragique ?

 

Analyse linéaire :

1ère partie (l. 1-6) :

 

* Des Grieux met d’abord en place le cadre spatio-temporel de la scène qu’il va raconter : un certain nombre d’indices permettent au lecteur de se situer dans le temps et dans les lieux de la future rencontre :

- indices spatiaux : la ville, réelle, d’Amiens (l. 1) est citée : réalisme du récit, confirmé par une autre ville du nord de la France : Arras (l. 4). Le cadre urbain est rappelé ensuite par le groupe nominal « cette ville » (l. 3). Plus précisément, le cadre de la rencontre va s’effectuer auprès d’une auberge : le complément circonstanciel de lieu « jusqu’à l’hôtellerie » (l. 4) l’indique.

- le mouvement vers ce lieu, qui va y amener Manon, est souligné par la référence au « coche d’Arras » (l. 4), moyen de transport et provenance, confirmé par celle de la proposition subordonnée explicative qui évoque des « voitures » : « où ces voitures descendent » (l. 4-5).

- indices temporels : outre les indices temporels qui invitent à penser qu’une forme de destin s’impose (voir plus bas), certains permettent juste au lecteur de se situer : « la veille même de celui que je devais quitter la ville » (l. 2-3) débute la phrase, situation temporelle (un jour) précisée ensuite par un moment de cette journée, par la proposition participiale apposée « étant à me promener avec mon ami » (l. 3) qui indique un temps de loisir, de détente des deux personnages. 

- Des Grieux en profite aussi pour présenter l’un des personnages qui va avoir une grande place dans le récit à suivre : « mon ami, qui s’appelle Tiberge » (l. 3). Outre le groupe nominal qui précise la relation qui les unit, l’amitié, la proposition subordonnée relative nomme le personnage, ce qui l’individualise aux yeux du lecteur.

* Des Grieux maîtrise l’art du récit afin de susciter l’intérêt du lecteur :

- Le déclenchement des événements se fait progressivement : les temps des verbes indiquent un passage du cadre au début des événements : le plus-que-parfait permet de remonter un peu avant le jour de la rencontre (« j’avais marqué » l. 1) ; l’imparfait évoque le programme fixé (« je devais » l. 2-3). Puis apparaissent des verbes au passé simple qui rompent la tranquillité du moment et le programme fixé : « nous vîmes », « nous le suivîmes » (l. 4).

- Le narrateur use d’une forme de suspense. Il prépare son effet, en retardant l’apparition de Manon, mais en laissant entendre qu’un événement majeur se prépare, que Des Grieux narrateur veut raconter. C’est aussi ce à quoi servent l’arrivée plus tardive des passés simples. L’indication de la « curiosité » (l. 5) des deux hommes doit aussi susciter celle du lecteur. Le choix du point de vue interne soumet le lecteur à celui du narrateur-personnage (la vue : « nous vîmes » ; un sentiment, la « curiosité »). Le lecteur doit aussi suivre le mouvement du personnage qui reconstitue dans l’ordre ce qui s’est déroulé : d’abord la promenade (l. 3), puis l’arrivée du coche (l. 4), et le fait que les deux personnages suivent ce coche jusqu’à son arrêt (« nous le suivîmes jusqu’à l’hôtellerie » l. 4). Enfin, des personnages animent la scène, mais au pluriel et anonymement : « quelques femmes » (l.5). Le lecteur attend donc ce qui doit constituer l’objet du récit, ce qui le justifie (on ne raconte pas ce qui est commun, banal, habituel). Il va falloir attendre la ligne 6 pour enfin évoquer le personnage qui justifie cette mise en scène de la part de Des Grieux (« Mais il en resta une »).  

* Des Grieux souligne qu’une forme de destin guide les deux personnages vers leur rencontre :

- Le temps accable Des Grieux dès le début de cet extrait : Les trois premières phrases lignes 1-2 soulignent que même quand il croit faire un choix, agir (il est sujet du verbe « avais marqué » l. 1, et donc apparemment acteur de sa vie, du choix de retarder son départ -> COD « le temps de mon départ d’Amiens » l. 1), il subit une forme de fatalité qui doit l’amener à rencontrer Manon : il reprend le verbe « marquer » (« que ne le marquais-je ») dans une formule exclamative qui exprime une forme de regret, liée au temps, ce que  montre l’écho entre « le temps de mon départ » et « un jour plus tôt ». Le regret est aussi exprimé par l’emploi de l’interjection « hélas » (l. 1) et par celle du conditionnel passé « j’aurais porté » (l. 2) qui laisse imaginer un autre enchaînement d’événements, une autre existence pour Des Grieux que celle qu’il a menée avec Manon. Le verbe « devais » (l. 3), précédé de l’indication temporelle « la veille » (l. 2), indique encore une fois une ligne d’événements autre, prévue ; mais Des Grieux a modifié son emploi du temps, et cela va entraîner pour lui une autre existence.

- Les lieux sont aussi porteurs d’une forme de fatalité : Amiens est le lieu de la rencontre de Des Grieux et de Manon. L’écho entre « mon départ d’Amiens » et le complément circonstanciel de lieu « chez mon père » (l.2) est synonyme d’une autre vie sans Manon, mais qui ne s’est donc pas produite. L’insistance dans la suite sur la configuration spatiale des lieux souligne que les deux personnages se déplacent pour se rencontrer : le complément du Nom « d’Arras » (l. 4), complément du mode de transport « coche » évoque une provenance extérieure à Amiens mais indique un mouvement qui rapproche les deux personnages de Des Grieux et Manon ; le verbe de mouvement « suivîmes » indique que les deux hommes ne sont pas acteurs de ce mouvement mais le subissent ; « jusqu’à l’hôtellerie où ces voitures descendent » (l. 4-5) prolonge le mouvement du coche qui est désormais aussi celui de Des Grieux, et le verbe « descendre » suppose un arrêt du coche, un mouvement vers Des Grieux qui est dans la rue, que le verbe « sortit » (l. 5) complète.

    

2ème partie (l. 6-12) :

* Manon est immédiatement différenciée des autres personnages :

- l’emploi en début de phrase de la conjonction de coordination « mais » (l. 6), oppose la disparition (« se retirèrent aussitôt » l. 6) de « quelques femmes » indiquée dans la phrase précédente à la présence plus prolongée d’une personnalité unique (« une » + « seule » l. 6). Le lecteur sait que ce qu’il attendu est en train de lui être enfin raconté.

- Si les femmes ne s’arrêtent pas, sont prises dans un mouvement (verbe de mouvement « se retirèrent ») rapide (adverbe de temps « aussitôt »), Manon est présentée inversement : les verbes « resta » et « s’arrêta » (l. 6) indiquent  une forme d’immobilité.

- Manon s’oppose aussi à l’homme qui l’aide, par son âge, et par leur comportement : l’adjectif « jeune » (l. 6) s’oppose au groupe nominal « âge avancé » (l. 7) ; si Manon est arrêtée dans la cour, l’homme s’agite (verbe de mouvement rapide et à l’imparfait, donc mouvements répétés : « s’empressait » l. 8). Elle est sujet d’un verbe au passé simple, au premier plan du récit (« s’arrêta »), quand l’homme est sujet de verbes à l’imparfait (« paraissait », « s’empressait »), qui le rangent au second plan du récit.

* Ce début de première rencontre est mis en scène par le biais du point de vue interne, celui du narrateur-personnage Des Grieux, ce qui permet au lecteur de continuer à imaginer la scène : Des Grieux poursuit son récit en donnant des indications descriptives, donc liées à la vue. Il s’agit du premier contact entre les deux personnages, par la vue. Il décrit les deux personnages (cf. les indications d’âge, voir plus haut), évoque ce qu’ils font (l. 6-8). La vue est soulignée par l’emploi du verbe « paraître » à deux reprises dans ce passage : « paraissait » (l. 7) ; « me parut » (l. 8), et repris (même si c’est en négative) par le verbe « regardé » (l. 9).  

* Le choix du point de vue interne permet également de livrer les premières impressions de Des Grieux et de souligner qu’il est d’emblée sous le charme, amoureux :

- l’adjectif accentué par un adverbe « fort jeune » (l. 6), en apposition, met en valeur un premier élément descriptif, dès le début de la phrase. C’est ce qu’il a remarqué de suite : est-ce que cela indique une forme de naïveté supposée, donc une forme de faiblesse ? est-ce que cela indique une forme de charme physique qui attire Des Grieux ? Cette séduction physique, visuelle, est confirmée par l’emploi de l’adjectif « charmante », lui-même accentué par l’adverbe « si » (l. 8). Le charme de Manon montre aussi l’amour que Des Grieux lui porte déjà.

- les sentiments qu’il lui porte d’emblée sont exprimés par la métaphore habituelle du feu de la passion : « enflammé » (l. 10), puis la référence au siège de l’amour : « mon cœur » (l. 12).

* Des Grieux est immédiatement transformé par cette rencontre. Des oppositions entre ce qu’il était avant de voir Manon et ce qui se déroule désormais soulignent combien il s’agit d’un choc amoureux.

- la structure grammaticale de la phrase « Elle me parut… transport. » l’indique : la proposition subordonnée de conséquence (conjonction de subordination « si… que… ») montre l’effet, la conséquence du charme de Manon (« si charmante » l. 8) sur Des Grieux. La conséquence est indiquée à la fin de la phrase (« je me trouvai… » l. 10-11), et est entre temps interrompue par deux propositions subordonnées relatives qui, par le double emploi du pronom personnel « moi » (l. 8 & 9) qui les met en valeur, rappelle ce qu’il était avant cette rencontre : tout d’abord une forte double négation (« ne… jamais » & « ni »)  montre qu’il ne s’était jamais intéressé aux femmes, à l’amour ; puis l’image de Des Grieux aux yeux des autres exprimée par un double groupe nominal mettant en valeur des traits de caractère mélioratifs dans le cadre d’une société normée, moralisée (« la sagesse et la retenue » l. 10). Ceci s’oppose donc à la suite de la proposition subordonnée de conséquence, à partir de « je me trouvai » : le temps long indiqué par la négation « ne jamais », ou par l’imparfait de description, d’état « admirait », s’oppose au changement brusque, au temps bref de la rencontre, de cet effet de Manon sur lui, par l’adverbe « tout à coup » (l. 10), par le préfixe « en » du verbe « enflammé » qui indique un changement brutal, par le nom « transport » (l. 11) qui indique, au sens propre comme au figuré un mouvement, ici de son cœur.

- la même opposition apparaît dans la phrase suivante, insistant encore sur le changement soudain et brutal que la vue de Manon a provoqué chez Des Grieux : la conjonction de coordination « mais » (l. 11), précédée d’un point-virgule qui sépare clairement la phrase en deux parties distinctes qui s’opposent. La « retenue » citée ligne 10 est ici reprise de deux manières, par deux traits de caractère qui se complètent, le fait « d’être excessivement timide » (l. 11) et le fait d’être « facile à déconcerter » (l. 11). Encore une fois cet état durable exprimé par le verbe « être » (l. 10) est ensuite contredit par l’action de déplacement de Des Grieux exprimée par le verbe au passé simple (action de premier plan) « je m’avançai » (l. 12). Cela ne signifie pas que Des Grieux ne subit plus cet amour, mais plutôt que cet amour provoque chez lui un changement du tout au tout.   

- on remarquera que les traits de caractère de son passé, avant la rencontre avec Manon, sont présentés de manière négative par Des Grieux narrateur, comme l’indique l’emploi de termes péjoratifs comme l’adverbe « excessivement » (l. 11) ou le nom « faiblesse » (l. 12) qui qualifie sa timidité.

* Des Grieux ne maîtrise pas ce qui se déroule, ne se maîtrise pas. Cela renvoie d’une autre manière que dans la partie 1 au destin, voire au tragique. 

- Manon est celle qui agit sur lui (sans l’avoir souhaité, choisi) : dans la partie 1, elle est celle qui agit en s’arrêtant (sujet du verbe au passé simple, indiquant une forme d’action : « s’arrêta » l. 6), elle a un employé qui est à son service (« lui servir de conducteur » l. 7). Ici elle est aussi sujet de la longue phrase qui débute par « elle me parut », où Des Grieux est en position de pronom complément (« me »).

- L’emploi du verbe à la forme réfléchie « je me trouvai » (l. 10) indique qu’il constate qu’il est épris de Manon, sans l’avoir souhaité. Enfin le groupe nominal « la maîtresse de mon cœur » (l. 12) présente Manon comme souveraine, détenant une forme d’autorité, lui-même n’étant désigné dans une forme de métonymie que par une partie de lui-même, son « cœur » qui le guide tout entier.

 

3ème partie (l. 12 à 20)

Le mouvement de Des Grieux (« je m’avançai vers la maîtresse de mon cœur ») poursuit le rapprochement initié dès le début du texte. Ils sont désormais plus proches physiquement. On imagine donc bien que le contact va devenir plus précis.

* Et effectivement un dialogue va s’instaurer entre les deux personnages. Plusieurs indices permettent de le comprendre :

- Tout d’abord un discours narrativisé qui résume le contenu des paroles de Des Grieux, sans les reprendre in extenso : « mes politesses » (l. 13). Le verbe « reçut » (l. 13) indique bien qu’une relation est en train de s’instaurer entre les deux personnages, ce que le lien entre la 3è personne du pronom personnel « elle » et le déterminant possessif de la 1ère personne « mes » suggère aussi.

- Ensuite un discours rapporté au style indirect, introduit par le verbe interrogatif « je lui demandai » (l. 13-14), où les deux pronoms désignant les personnages sont proches (« je lui »), et montrent le rapprochement des deux personnages. La phrase suivante use aussi du style indirect, cette fois pour la première prise de parole de Manon : « elle me répondit » (l. 14-15). La succession de ces deux phrases met en valeur un échange de paroles, donc une proximité nouvelle des deux futurs amants. 

* Manon est présentée comme contraire à ce qu’elle peut paraître : malgré sa jeunesse, elle n’est pas timide et semble posséder une expérience dans ses rapports aux hommes.

- Oppositions entre sa jeunesse (« fort jeune » l. 6 & « encore moins âgée que moi » l. 13, où l’adverbe « encore » accentue cette jeunesse) et son assurance : « sans paraître embarrassée » (l. 13) (la négation rejette ce qu’on pouvait attendre de l’attitude d’une jeune fille abordée par un homme) ; « elle était bien plus expérimentée que moi » (l. 18) (le comparatif de supériorité « plus… que… » met en valeur l’expérience, une forme de savoir apprise par la pratique et non de manière théorique, le comparatif étant en plus renforcé par l’adverbe « bien »).

- L’adverbe « ingénument » (l. 15) paraît presque ironique ici, au vu de cette assurance qu’elle démontre : c’est plus l’apparence qu’elle peut donner à ceux qui l’observent. Le lecteur comprend vite que Manon n’est pas forcément ce qu’elle paraît, ou du moins qu’il s’agit d’un personnage complexe, aux facettes multiples.

* L’amour comme sentiment ou comme relation sensuelle est développé dans cette partie, indiquant de suite ce qui va unir les deux personnages :

- Pour ce qui est de Des Grieux, il multiplie les allusions : « L’amour » est clairement énoncé, et en évidence au début de la phrase qui débute ligne 15. Confirmation de la ligne 12 (« maîtresse de mon cœur »), le même groupe nominal étant d’ailleurs repris ligne 16 (« mon cœur »). En fin de phrase ligne 17 apparaît un autre groupe nominal, « mes désirs », qui peut englober à la fois le sentiment amoureux et une attirance physique. On note encore un autre groupe nominal au pluriel, ce qui en renforce l’ampleur : « mes sentiments » (l. 18). Puisque Des Grieux est le narrateur, il s’épanche bien plus sur son intimité que sur celle de Manon : la multiplication des pronoms personnels et des déterminants possessifs à la première personne montre combien il s’attache ici à dépeindre la naissance subite de cet amour pour Manon.

- Ainsi, pour ce qui est de Manon, les références à l’amour sont moindres. Certes, elle ne le rejette pas (voir l’absence de timidité déjà évoquée plus haut), mais cela ne signifie pas qu’elle ressente une attirance à ce stade pour lui. On note toutefois ligne 19 : « son penchant au plaisir ». Le choix du nom « plaisir » renvoie ainsi plus à la sensualité, à la sexualité qu’au simple sentiment amoureux. Et ce nom est complément du nom « penchant » qui montre, dès l’apparition du personnage dans le roman, combien Manon ne peut s’empêcher de profiter de ce que ses rencontres amoureuses lui offrent. Le choix des parents de l’envoyer au couvent se comprend assez aisément, en opposition avec cette attirance de la jeune fille pour la sensualité : « elle y avait été envoyée par ses parents pour y être religieuse » (l. 15) est repris ensuite par « on l’envoyait au couvent » (l. 19). La deuxième référence à cet objectif se comprend différemment puisqu’elle apparaît après la proposition grammaticale causale ligne 18 : « car elle était bien plus expérimentée que moi ». Et on comprend que cette expérience est liée à des relations amoureuses qu’elle a déjà eues auparavant, malgré son jeune âge, car la première partie de la phrase évoque le fait qu’elle comprend vite l’expression de la séduction de Des Grieux (« qui lui fit comprendre mes sentiments » l. 17-18). Le choix des parents est d’ailleurs confirmé par la suite de la deuxième référence au couvent, par une proposition qui exprime le but : « pour arrêter sans doute son penchant au plaisir » (l. 19), où le verbe « arrêter » énonce clairement la raison du choix des parents de Manon.    

* Le destin est aussi mis en avant dans cette partie, et même de manière plus évidente encore : les deux personnages ne sont pas maîtres de cette rencontre et de ce qu’elle va entraîner :

- Des Grieux n’a pas choisi cette rencontre, ni de tomber immédiatement amoureux de cette jeune femme : il évoque le « dessein » (l. 17) des parents de Manon, qui s’oppose lui aussi à ses désirs personnels à l’égard de Manon, ce que la comparaison « comme un coup mortel pour mes désirs » (l. 17) exprime parfaitement. Ne pas pouvoir poursuivre une relation avec Manon est assimilé à sa propre disparition, comme si plus rien d’autre n’avait d’importance. Le « coup » est un élément extérieur sur lequel le personnage n’a pas prise. Des Grieux est guidé par son amour : « L’amour me rendait déjà si éclairé » (l. 15-16) offre une personnification de l’amour qui est sujet du verbe, et donc dirige les actes du personnage à ce moment-là. S’il perd sa timidité, c’est parce que l’amour lui commande de s’approcher de Manon et de converser avec elle.

- Manon est à Amiens parce que ses parents ont choisi un avenir pour elle : la formule assez impersonnelle « ce qui l’amenait à Amiens » (l. 14) place Manon en position de COD (« l’ »), donc en situation de suivre une volonté supérieure ; la voix passive « elle y avait été envoyée par ses parents » (l. 15) met en avant le fait qu’elle n’a pas choisi de venir en ce lieu (« par ses parents », complément d’agent, indique qui a l’autorité sur elle) ; « malgré elle » (l. 18) rappelle encore une fois l’opposition de Manon à ce que ses parents ont choisi pour elle, cette opposition étant mise en valeur par le présentatif « C’était » (l. 18). On note également que Manon ne semble pas maîtresse de ses pulsions amoureuses : le « plaisir » (l. 19) est en position de sujet, par le pronom relatif « qui », des deux propositions subordonnées relatives « qui s’était déjà déclaré » (l. 19-20) et « qui a causé, dans la suite, tous ses malheurs et les siens » (l. 20). Le passé de la jeune femme exprimé par le plus-que-parfait « s’était déclaré », mais aussi l’avenir commun des deux personnages, exprimé au passé composé « a causé » (avenir que Des Grieux plus âgé, narrateur, connaît et peut donc prédire), est donc soumis à ce « plaisir », aux pulsions amoureuses, sexuelles de Manon. On passe donc des conséquences du « plaisir » sur Manon seule, aux conséquences sur les deux personnages, par l’énonciation distincte mais liée par la conjonction de coordination « et » : « tous ses malheurs » « et les miens ». Les deux possessifs se répondent (déterminant « ses » pour Manon, pronom « miens » pour Des Grieux).

- Le fait de terminer la phrase sur cette anticipation sombre (les « malheurs » est un terme péjoratif, qui indique un avenir bien difficile, d’autant que le nom est au pluriel) laisse imaginer une suite au lecteur, sans que celui-ci la connaisse. Mais on voit bien que l’ensemble du destin tragique des deux personnages s’explique ici, tel que présenté par Des Grieux, par cette attirance pour Manon vers les plaisirs physiques, vers l’amour. Prévoir l’avenir renvoie encore une fois au destin, et au tragique, pour ce qui concerne les deux personnages.

 

Conclusion :

- Cet extrait met en scène un amour qui naît pour Des Grieux de manière immédiate et foudroyante. Il montre combien cette rencontre l’a immédiatement soumis à la passion amoureuse, passion immense pour Manon. Des Grieux reprend ici le topos du « coup de foudre amoureux ».

- L’extrait permet également de présenter Manon, qui entre dans le récit, et de mettre en parallèle sa jeunesse et son expérience amoureuse. Elle est donc immédiatement présentée au lecteur comme un personnage soumis à ses sentiments amoureux, à ses pulsions sexuelles.

- Les deux personnages semblent guidés par une forme de destin, comme si leur rencontre était inéluctable, mais aussi tragique, puisque cette rencontre leur apportera à la fois bonheur et malheur, va les transporter mais aussi les perdre. Les ingrédients de la suite du récit sont ici déjà en germe puisque les soubresauts de la vie commune des deux personnages sont déjà exposés ici. Ce début est donc programmatique.

 

jeudi 20 octobre 2022

Lecture analytique linéaire : extrait de La Controverse de Valladolid (J.-C. Carrière)

 


NB. Version théâtrale de l’œuvre.

 

Introduction :

Jean-Claude Carrière a d’abord proposé un téléfilm et un roman autour de cette controverse, en 1992, avant de la réécrire pour le théâtre. Écrivain et scénariste, il s’est souvent intéressé à la philosophie.

Il s’inspire ici d’une controverse réelle, qui s’est tenue au milieu du XVIè siècle, reprenant les mêmes protagonistes. Il s’agissait de décider du sort à réserver aux Indiens d’Amérique en décidant de leur nature : sont-ils des êtres humains à part entière ? sont-ils donc des enfants de Dieu ? C’est l’occasion pour l’auteur de proposer une réflexion sur la colonisation, sur le rapport à l’altérité, et sur le respect des cultures autres.

Il concentre sur trois jours cette controverse, dans une forme de huis clos, dans la salle d’un monastère espagnol, mettant en scène les argumentaires contraires du philosophe Sépulvéda, qui pense que les Indiens d’Amérique sont des êtres inférieurs aux Européens, des êtres du diable, et du religieux Las Casas qui défend leur humanité pleine et entière.

Notre extrait se situe au début de la pièce, au début de la première prise de parole de Las Casas.

 

Structure du texte (mouvements) :

* 1ère partie : lignes 1 à 14 (« … le soleil ! ») : Las Casas remonte aux origines de la colonisation espagnole pour rappeler, afficher la manière dont les Indiens ont été martyrisés par les conquérants espagnols.

a) Lignes 1 à 7 : la soif de l’or ;

b) Lignes 8 à 14 : les marques physiques de l’esclavage

* 2ème partie : lignes 15 à 28 : Las Casas rappelle une autre horreur de la colonisation, les millions de morts provoqués par les colonisateurs.

a) Lignes 15 à 18 : le travail forcé des Indiens dans les mines les fait mourir ;

b) Lignes 19 à 28 : plus généralement, les Indiens ont été massacrés massivement par les Espagnols

 

Le mouvement général du texte montre une émotion croissante de la part de Las Casas qui est révolté par le sort des Indiens, démontre que les Espagnols se sont montrés d’une grande violence. Il évoque progressivement des horreurs qui paraissent de pire en pire. Son argumentation se base sur des faits avérés, des preuves, mais aussi sur l’émotion qui est la sienne et qu’il veut transmettre aux spectateurs (internes au couvent, et externes, aux spectateurs de la pièce).  

 

Problématique :

* Comment Las Casas parvient-il à choquer et révolter les spectateurs par une remise en cause de la manière dont la colonisation s’est déroulée depuis la découverte de l’Amérique ?

* Comment les exemples successifs de Las Casas permettent-ils de dénoncer la violence extrême et morbide que la colonisation espagnole a fait subir aux Indiens ?

 

Analyse linéaire :

1ère partie (l. 1-14)

Il est à noter que les deux sous-parties de cette partie 1 et la 1ère sous-partie de la partie 2 débutent par un complément circonstanciel de temps qui rappelle que Las Casas dénonce l’ensemble de la colonisation espagnole : « Depuis les tout premiers contacts » (l. 1), « Dès la conquête » (l. 9), « Dès le début » (l. 15). Las Casas souligne ainsi que les cas concrets qu’il va évoquer ne sont pas des situations isolées, le fait de quelques soldats, ou d’une période donnée : il s’agit d’un système global.

 

a) Lignes 1 à 7 : La dénonciation de la soif de l’or des Espagnols :

* Les Espagnols sont présentés comme très matérialistes, obsédés par l’or qui les dirige, comme s’ils n’étaient plus maîtres d’eux-mêmes :

- la négation restrictive « n’… que » (l. 1) réduit toute leur existence (« animés » ; « poussés ») à la recherche de l’or.

- la forme passive de la 1ère phrase, montre que « les Espagnols », sujet des verbes « ont paru animés et poussés » (l. 1-2), ne font pas les actions désignées par ces verbes : ils subissent leur passion de l’or.

- l’hyperbole péjorative « la terrible soif de l’or » (l. 2) montre combien Las Casas dévalorise cette recherche incessante de l’or, par l’adjectif « terrible » qui renvoie à la terreur, peur profonde des Indiens face à ces conquérants, mais aussi sans doute de Las Casas lui-même qui semble souligner l’aspect monstrueux, inhumain de ces Espagnols.

- le fait même d’évoquer « la soif » renvoie la quête de ce métal précieux à un besoin primaire, et non à une envie raisonnable. Les paroles des Indiens y font écho puisqu’ils supposent de manière humoristique que les Espagnols « doivent le manger » (l. 5), autre besoin primaire alimentaire.

- L’emploi du verbe « soumis » (l. 6) rappelle encore le fait que les colonisateurs ne se maîtrisent plus, que c’est l’or qui les dirige, comme s’ils n’étaient donc plus des êtres humains doués de raison et de volonté. Le pronom indéfini « tout », répété deux fois dans la même phrase (l. 7), globalise dans une hyperbole la puissance de l’or sur les Espagnols. C’est encore une fois une manière pour Las Casas de dénoncer cette motivation bassement matérialiste des Espagnols qui ne se sont donc jamais intéressés aux populations locales indiennes. 

* Las Casas donne un accent de vérité, de témoignage (il a vécu plusieurs années sur le continent américain) à son propos, ce qui lui donne aussi une force argumentative, par sa précision et son caractère de reconstitution vivante :

- L’usage de phrases rapportées au style direct, phrases prononcées par les deux peuples en présence (Espagnols ligne 4 ; Indiens ligne 5), permet de faire entendre chaque partie en présence, d’imaginer des scènes. C’est aussi une forme de dialogue à distance que Las Casas met en scène.

- Le rappel des bijoux des Indiens est un élément descriptif qui donne un aspect de vérité historique aux propos de Las Casas : « qu’ils découvrirent accrochés aux oreilles des premiers habitants » (l. 2-3). Il s’agit bien d’ajouter une caractéristique pour décrire l’or, puisqu’il s’agit d’une proposition subordonnée relative complétant le nom « métal » (l. 2). La précision des oreilles est aussi une manière de faire imaginer ces personnages. 

* Les Indiens et les Européens sont mis face à face, comparés, par Las Casas. Et il souligne combien ceux qui se croient les plus intelligents, les Espagnols, sont au final les plus stupides, au contraire des Indiens qui se présentent comme plus raisonnables, et donc plus humains :

- Voir l’analyse plus haut sur les Espagnols qui ne se maîtrisent pas.

- « c’est tout ce qu’ils réclament » (l. 3) : les Espagnols sont réduits dans leurs recherches à l’or, qui est d’ailleurs répété trois fois dans la phrase qu’ils prononcent (l. 4), soulignant cette obsession. Les exclamatives montrent aussi leur émotion forte, leur besoin pressant d’obtenir l’or, le fait qu’ils ne pensent plus qu’à cela.

- le fait qu’il y ait deux prises de parole rapportées au style direct fait que les spectateurs les comparent : la première intervention est celle des Espagnols, marquée par cette répétition du mot « or », les trois phrases exclamatives courtes, qui donnent un rythme rapide, haché, et qui montre donc leur grande obsession pour ce métal ; en face (et Carrière fait le lien par le connecteur logique « au point que » qui exprime une conséquence qui exprime une exagération, celle des Espagnols), les paroles des Indiens sont composées d’une interrogation et d’une réponse exclamative (« Mais qu’est-ce qu’ils font avec tout cet or ? Ils doivent le manger ! »), et de phrases plus longues, montrant ainsi qu’ils tentent de donner du sens au comportement déviant des conquérants, en s’interrogeant, et en ironisant sur le fait qu’une telle obsession ne peut s’expliquer que par la réponse à un besoin primaire irrépressible, la faim. Au passage, cela montre qu’ils ont de l’humour, et donc savent mettre la situation à distance pour y réfléchir, marque de leur humanité.

- La dernière phrase de cette première étape de l’intervention de Las Casas met en parallèle, par une comparaison (mot de comparaison « comme ») la désignation du peuple (« les malheureux Indiens ») et un autre groupe nominal, « des animaux privés de raison » : le verbe « traités » rappelle que ce regard sur les Indiens est celui des Espagnols, qui les considèrent comme des êtres inférieurs, qui les rabaissent au rang des animaux. De plus, cette déconsidération est renforcée par le fait que le nom « animaux » est complété par l’adjectif et son complément « privés de raison ». Pourtant, malgré l’emploi de l’adverbe « aussi » (l. 6) en tête de phrase, connecteur logique de conséquence, cette manière de voir les Indiens contraste fortement avec tout ce que Las Casas a dit auparavant, et où ce sont les Espagnols qui ont paru irrationnels.   

Ä Las Casas démontre donc que l’inégalité entre Indiens et Espagnols, dans la colonisation, ne repose pas sur des considérations réfléchies, puisque que le comportement des Européens montrent leur absence de raison alors que les Indiens apparaissent plus réfléchis.

 

b) Lignes 8 à 14 : Les marques physiques de l’esclavage permettent de dénoncer la violence subie par les Indiens :

* De nouveau, Las Casas montre qu’il maîtrise son sujet, peut apporter des détails précis à l’appui de son argumentation :

- il peut parler « sans notes » (didascalie l. 8).

- il rappelle le nom d’un conquérant célèbre, Cortès (l. 9).

- il rappelle aussi une réalité historique, le marquage au fer rouge des esclaves, en précisant la lettre, G. Il peut expliquer le sens de cette lettre, par le biais d’un complément de but : « pour indiquer qu’ils étaient esclaves de guerre » (l. 10). Il évoque aussi une évolution dans le temps de cette pratique : l’emploi de l’adverbe temporel « aujourd’hui » (l. 10) le souligne, comme le remplacement de la « marque », d’« esclaves de guerre » à « nom de leur propriétaire » (l.10-11), et le passage de l’imparfait (« on les marquait » l. 9) au présent d’énonciation (« on les marque » l. 10).  

- La didascalie lignes 13-14 indique aussi une preuve visuelle (« on y voit ») : « quelques dessins ». Le légat « examine » ces dessins, terme qui se rapporte à une observation précise et réfléchie.

* Les Indiens sont considérés comme des objets, des êtres que l’on peut manipuler, à l’instar des animaux :

- La répétition incessante de la formule « on les marquait/marque » met en avant le fait que les Indiens ne sont plus acteurs de leur existence : ils sont en position de pronom COD du verbe, soumis à l’action (indiquée par le verbe « marquer ») des Européens, désignés par le pronom personnel sujet « on ».

- Il est question de « propriétaire » (l. 11), le terme étant répété deux fois, de manière rapprochée, pour insister sur le statut des Indiens d’objets ou d’animaux, de possessions. Un être humain ne peut pas être possédé par un autre être humain, donc ce terme employé par Las Casas vise à choquer les spectateurs. Ce statut avait été annoncé dans une phrase précédente : « esclaves » (l. 10), qui rappelle aux spectateurs actuels le sort des Noirs déportés depuis l’Afrique vers le continent américain, et donc est connoté par cette Histoire atroce. Ce terme fait aussi écho à celui de « conquête » (l. 9), mis en valeur en tête de phrase, qui renvoie à une domination brutale et militaire de la part des Espagnols.  

- La répétition du verbe « marque », repris à la fin de cette 2ème étape du propos de Las Casas par le groupe nominal au pluriel « ces marques », dans une structure identique (pronom personnel indéfini « on » + verbe « marquer »), puis dans la didascalie (« des Indiens marqués au visage » l. 14), insiste lourdement sur le fait que cette pratique est largement répandue et répétée sans cesse. Les Indiens sont donc soumis à ces tortures de manière continuelle, ce qui ne peut que provoquer la pitié pour eux (l’adjectif « malheureux » l. 6, épithète du nom « Indiens », marquait aussi ce pathétique exprimé par Las Casas à l’égard des populations colonisées).

- Ces marques sont physiques, ce qui renvoie bien à une atteinte au corps des Indiens : Las Casas débute d’ailleurs en précisant que ces marques apparaissent sur une partie du corps des Indiens, le « visage » (l. 9) ; et il termine cette partie de son explication par une reprise du terme, au pluriel (« leurs visages »), pour inclure l’ensemble des populations indiennes. Ceci aussi est révoltant, ce que Las Casas recherche. La pratique de la marque « au fer rouge » (l. 9) suggère la souffrance physique des Indiens, et rappelle celle infligée au bétail : les Indiens sont ramenés au rang d’animaux, ce qui était déjà indiqué ligne 7. La comparaison des visages (mot de comparaison « comme ») à « du vieux papier » (l. 12) est encore une manière de dévaloriser les Indiens, en les assimilant à un simple objet banal. Dans le même temps, les spectateurs ne peuvent qu’être révoltés par les pratiques des colonisateurs (désignés de manière collective et indifférenciée par le pronom « on »).  

 

2ème partie (l. 15-28)

Las Casas poursuit sa liste des souffrances abominables infligées aux Indiens, mais ici il en arrive à des conséquences encore plus dramatiques, la mort de très nombreux Indiens. Il existe donc une forme de gradation dans les conséquences de la colonisation européenne. On peut noter que la mort était déjà annoncée dès le début de son propos, par l’adjectif « funeste », épithète du nom « or », ce qui démontre que ce métal précieux est synonyme d’un destin tragique pour les populations locales.

a) Lignes 15 à 18 : Autre dénonciation du sort réservé aux Indiens, le travail forcé dans les mines :

* De nouveau, les Indiens sont présentés sont présentés en situation de victimes :

- l’emploi encore une fois du pronom personnel indéfini « on », pour désigner les colonisateurs, et du pronom personnel COD « les » (l. 15), pour désigner les Indiens, souligne qu’ils subissent.

- le verbe « a jetés » (l. 15) exprime un mouvement violent, physique, où les Indiens sont projetés dans un lieu où ils ne souhaitaient pas venir.

- « en masse » souligne que c’est l’ensemble de la population, ou une grande part d’entre elle, qui subit ce sort de travail forcé dans les mines. Les Indiens sont réduits à une désignation collective indifférenciée (la « masse »), ce qui souligne combien les Espagnols ne les considèrent pas comme des êtres humains à part entière. Cela ne peut que provoquer une réaction de rejet de la part des spectateurs.

- la mort est aussi un sort subi, ce que le lien logique marqué par la conjonction de coordination « et  » placée au milieu de la phrase des lignes 15-16 montre bien : le fait de les avoir envoyés dans les mines a pour conséquence leur mort (« ils meurent »).

- Seuls les oiseaux sont présentés comme actifs : « les puits sont survolés » ; ils masquent (l. 17-18) : les verbes indiquent ce mouvement, que les Indiens ne peuvent plus faire, puisqu’ils ne sont plus considérés comme des êtres libres et même vivants.

* Las Casas insiste lourdement sur la mort des Indiens, afin de susciter l’horreur et la pitié chez ceux qui l’écoutent :

- « ils meurent par milliers » (l. 15) : le verbe au présent d’habitude est accentué par le chiffre imprécis mais au pluriel et qui indique un grand nombre, manière d’indiquer qu’il ne s’agit pas d’un problème anodin et passager, mais massif.

- la comparaison à « l’enfer » (l. 16) fait penser ou aux enfers mythologiques, monde des morts antique, ou à l’au-delà chrétien. Dans tous les cas, le terme est lié à la mort, et est plutôt péjoratif dans le monde chrétien. Le monde souterrain (les tombes ou les enfers antiques) est rappelé par le terme de « puits » (l. 17) qui s’enfoncent dans la terre.

- la couleur des mines, « noires », est connotée et indique l’obscurité, souvent liée au malheur et à la mort. Ceci est renforcé ensuite par le soleil masqué (« ils masquent le soleil » l. 18) : le soleil est synonyme de lumière, de chaleur, donc de vie. Les Indiens travaillent dans un univers où ils sont déjà en dehors du monde des vivants.

- les « oiseaux charognards » (l. 17) sont des animaux qui se nourrissent de cadavres. C’est donc encore une référence à la mort des Indiens dans ces mines qui finissent donc par ressembler à un tombeau gigantesque.

* Las Casas use de l’hyperbole et de la comparaison pour effrayer ses auditeurs. Il veut provoquer une émotion forte, de rejet face à ce que les Indiens subissent :

 - les pluriels se rapportant aux Indiens, comme ceux évoquant les mines ou les « troupes d’oiseaux charognards », présents de manière massive, permettent de donner une image apocalyptique de ce que les Indiens vivent.

- le choix de l’adjectif hyperbolique « effroyable » (l. 16) exprime le sentiment d’horreur de Las Casas, qu’il veut faire partager.

- la comparaison par le biais du comparatif d’infériorité « pires que » est aussi hyperbolique, d’autant qu’il rapproche les mines, lieux terrestres, de lieux de l’au-delà (« l’enfer »), auxquels les humains n’ont accès que s’ils ne sont plus de ce monde.  

- le nombre des oiseaux charognards est accentué par l’emploi au pluriel du nom « troupes » qui désigne un groupe massif d’individus, mais aussi par l’adverbe d’intensité « si » (l. 17) qui précède l’adjectif « innombrables » qui lui-même indique par son préfixe négatif la multitude de ces oiseaux. C’est encore une hyperbole qui vise à frapper l’imagination des auditeurs.  

- Las Casas, encore une fois, fait en sorte que les spectateurs s’imaginent les lieux : il décrit des éléments visibles (les oiseaux), mais aussi olfactifs (« puanteur »). Le ressenti des auditeurs est alors personnel, les images frappantes ne peuvent qu’horrifier et donc révolter.

 

d) Lignes 19 à 28 : Las Casas évoque les massacres des Indiens par les colonisateurs :

Il s’agit pour lui d’accentuer encore son évocation de la violence subie par les Indiens, en rappelant aussi l’aspect militaire de la colonisation, faite non pas seulement en soumettant les populations, mais simplement en les éliminant.

* Las Casas est présenté dès sa première intervention comme un témoin fiable, mais aussi passionné. Le spectateur le découvre en ce début de pièce.

- Comme indiqué déjà dans les analyses précédentes, il possède des connaissances précises sur le sujet : même si le nombre de massacrés donné n’est pas précis, il est évalué : « par millions » (l. 24 & 28). Il écrit aussi « un livre à ce sujet » (l. 21), ce qui démontre son intérêt pour la question, mais aussi sa possibilité de détailler sur de nombreuses pages ce qu’il connaît. Le fait que le légat l’interroge, comme il a prêté attention aux dessins des Indiens précédemment, souligne le rôle ici assigné à Las Casas : il apporte sa réflexion, et ses connaissances, et les autres l’écoutent (même Sépulvéda : opposition entre le gérondif « en parlant » attribué à Las Casas, et l’adjectif « observateur » qui décrit Sépulvéda, lignes 19-20). 

- Las Casas se présente aussi comme quelqu’un qui ne peut masquer ses émotions devant le sort subi par les Indiens : il les disait « malheureux » (l. 6), a insisté sur les souffrances des Indiens (marques sur le visage, travail mortel dans les mines). On nous indique en didascalie qu’il « s’anime peu à peu » (l. 19) : le verbe de mouvement suggère une agitation, mais aussi une émotion grandissante. Une autre didascalie précise comment il a prononcé le mot « millions », sur lequel « il a appuyé » (l. 25) : ce peut être une stratégie de mise en valeur du nombre des morts, mais c’est aussi certainement une marque de ce qu’il ressent, de l’horreur devant les charniers. Enfin, les exclamatives courtes (phrases incomplètes) qui s’enchaînent à la ligne 28 soulignent qu’il ne supporte pas la réaction de Sépulvéda : face au « mince sourire » (l. 25) de celui-ci se déchainent les paroles appuyées de Las Casas, qui répond sur le même lexique (négation devant le verbe « rire » l. 28). Le contraste entre les deux hommes renforce encore le caractère un peu sanguin de Las Casas : « s’anime » l. 19 ≠ « reste »/« calme » l. 19-20 ; « parler sans notes » l. 8 ≠ « prenant de temps en temps une note rapide » (l. 20).

* Las Casas passe à une autre forme de mort des Indiens, revenant à la base de la colonisation, les combats militaires, pour dénoncer encore une fois la manière dont les Espagnols se sont comportés :

- il poursuit son discours très appuyé, choisissant les termes de « massacres » (l. 23) ou « exterminés » (l. 24) pour qualifier les morts suite à la colonisation. Ces deux termes renvoient à des morts très massives, mais aussi à une violence extrême, voire à une volonté délibérée (cf. l’extermination renvoie à la notion de génocide) de la part des Espagnols d’éliminer totalement les populations indiennes.

- la répétition de « par millions » (l. 24 & 28 + dans la didascalie, l. 25) vise à donner une dimension tragique à la situation des Indiens. Le fait de rester dans l’imprécision donne l’impression que ces massacres se sont enchaînés sans cesse, sont tellement nombreux qu’on ne saurait les quantifier. Les spectateurs vont ainsi imaginer le pire.

- la comparaison des Indiens (mot de comparaison « comme ») à « des bêtes à l’abattoir » (l. 28) accentue encore une fois la soumission des Indiens, ramenés encore une fois par les Espagnols à de simples animaux (cf. ligne 7). Cela montre aussi que le seul destin des Indiens est de mourir : les animaux d’élevage sont destinés à être tués. Las Casas montre aussi toute la violence des morts des Indiens : l’abattoir enchaîne les tueries, comme les Espagnols sur le sol américain ; à l’abattoir, pendant longtemps et encore actuellement, le sort des animaux n’est pas considéré, ni leurs souffrances. L’image est volontairement provocatrice de la part de Las Casas qui veut encore une fois horrifier ses auditeurs, pour qu’ils ne puissent pas s’identifier aux colonisateurs (la controverse se déroule entre Européens, sur le sol espagnol). La situation, qui pouvait être, au moment de la controverse, considérée comme normale (le légat dira d’ailleurs peu après que ce sont les aléas habituels de toute guerre), apparaît ainsi comme intolérable, inacceptable.

 

Conclusion :

* Las Casas met en avant de manière frappante pour ses auditeurs la déconsidération des Espagnols pour les Indiens colonisés, qui sont considérés comme des animaux ou pire. Olympe de Gouges au XVIIIè siècle dénonce également toutes les formes d’inégalité, dont celle de l’esclavage qui se mettra en place sur le continent américain, après la disparition des civilisations amérindiennes. Comme elle, Carrière donne à son personnage une passion de dénoncer et convaincre, porté par son indignation.

* Par le biais de son personnage, Carrière en appelle ainsi à ne pas oublier toutes les colonisations et génocides, basés sur la violence et l’ethnocentrisme européen, ce que Diderot, dans le Supplément au voyage de Bougainville, avait déjà dénoncé avec sa diatribe du vieillard tahitien. Le théâtre de Carrière rejoint ainsi le discours du Tahitien, en donnant la parole aux dominés, aux colonisés.