Situation :
Extrait d’un long poème intitulé « Melancholia ».
Titre issu d’une œuvre (gravure) de Dürer datée de 1514 (voir ci-dessus). Bonne analyse de cette gravure à cette adresse :
Poème extrait du Livre III, dans la partie
« Autrefois ». Titre du Livre III : « Les luttes et les
rêves », ce qui renvoie aux luttes sociales et politiques d’Hugo, à ses
rêves d’amélioration du sort du peuple français, de la nation française.
Poème écrit en juillet 1854, donc en exil, même s’il est
daté de juillet 1838.
Tonalités ou registres littéraires en œuvre :
tragique ; pathétique
Plan du
poème :
1) Vers 1 à 11 : Évocation de travail des
enfants, comme une présentation du sujet qui va être abordé dans cette partie
du poème.
2) Vers 12 à 28 : Dénonciation des conséquences de ce
travail sur les enfants.
3) Vers 29 à 34 : Appel à abolir le travail des
enfants, aboutissement de la réflexion menée précédemment.
À noter toutefois que, si l’interpellation du lecteur se
fait plus virulente dans les vers 29-34, elle existe dans l’ensemble du poème.
Quels sont les aspects
du texte qui apparaissent au long du texte et qui peuvent lier les différentes
analyses linéaires entre elles ?
- Volonté de susciter des images concrètes des enfants au
travail dans l’esprit des lecteurs, afin notamment de les apitoyer sur leur
sort.
- Dénonciation de l’horreur de la situation des enfants au
travail, par le recours aux sentiments des lecteurs (cf. remarque ci-dessus),
mais aussi par des arguments basés surtout sur les conséquences désastreuses du
travail sur les enfants (conséquences physiques, morales, sociales).
- Présence forte de la mort, issue fatale du travail imposé
aux enfants.
- Désir de dérouler une écriture versifiée fluide, où la
grammaire est peu torturée, où le langage est proche de celui de la prose, est
donc facilement compréhensible.
- Présence marquée du poète, de sa voix dans le poème. Et
dans le même temps, volonté de s’adresser directement au lecteur, de
l’interpeler.
- Style : recours à des images, des métaphores frappantes
(monstre, machines qui tuent) ; emploi de répétitions, de symétries
syntaxiques, d’oppositions, en se basant souvent sur la structure de
l’alexandrin (deux hémistiches de six syllabes).
Analyse
linéaire :
1ère
partie du poème :
* Vers 1 à 3 :
- Succession de trois questions rhétoriques, qui se
renforcent donc l’une l’autre = interpellation forte du lecteur, appel à la
réflexion personnelle de celui-ci. Lien entre les trois questions par l’emploi
récurrent des déterminants démonstratifs (« ces ») + volonté de faire
imaginer par le lecteur les enfants dont il est question : force du
pathétique ainsi créé + rappel de la réalité de ce qui est évoqué (pour les
lecteurs de l’époque, le travail des enfants était d’actualité en France).
- « tous ces enfants » + « ces doux êtres
pensifs » + « ces filles de huit ans » : pluriels, afin de
mettre en avant le fait que l’auteur évoque l’ensemble des enfants
travailleurs, et aussi pour montrer que ce problème n’est pas anodin parce
qu’il concerne de nombreux enfants.
- Souhait de faire prendre en pitié les enfants par les
désignations et les expansions du nom employées :
"
« enfants » = image de l’innocence, qui s’oppose au verbe
« rire », par la négation au sens globalisateur « pas un seul
ne »
"
« doux » et « pensifs » souligne cette innocence, le fait
qu’un enfant ne peut faire le mal, et pour le deuxième adjectif peut-être leur
souhait de s’extraire de cette situation intolérable, ou alors le rappel que
les enfants sont d’abord des rêveurs. Noter l’opposition, encore une fois, avec
le deuxième hémistiche du vers, avec le verbe placé ici aussi en fin de vers,
et qui évoque la maigreur physique, après l’aspect plus moral (le rire absent)
"
« de huit ans » souligne leur extrême jeunesse, ce qui est contradictoire
avec le fait qu’elles sont considérées comme des adultes : 2ème
partie du vers (« qu’on voit cheminer seules » = proposition
subordonnée relative), où la solitude laisse penser à une forme d’autonomie de
ces « filles » (le nom renvoie à une forme de jeunesse également).
- « qu’on voit » : le verbe insiste sr le
fait qu’il s’agit bien de la réalité présente pour les lecteurs d’Hugo, mais
aussi qu’il souhaite que son poème nous fasse imaginer concrètement ces
enfants. Le vers 3 est ainsi plus précis, puisqu’il n’évoque que les filles, et
en situation (action de « cheminer »). Volonté d’une évocation
frappante
* Vers 4 à 6 :
- Reprise globalisante encore une fois par le pronom
« ils » (pluriel).
- Emploi du verbe « travailler » au vers 4, afin
de clarifier le sujet qui va être celui des vers à suivre, qui explique
pourquoi les enfants évoqués aux vers 1-3 sont dans cet état. Le présent de
l’indicatif du verbe « aller » montre encore qu’il s’agit d’une
situation contemporaine des lecteurs d’Hugo, mais aussi que ce travail se
répète chaque jour, ce que vient souligner aussi l’adverbe
« éternellement » placé en évidence en fin de vers, et qui, par ses
cinq syllabes (sur les 12 de l’alexandrin), illustre le temps passé au travail
par ces enfants. La répétition de l’adjectif « même » dans le vers 6
insiste encore sur la monotonie de la vie de ces enfants : non seulement
le travail est rude et leur ruine l’existence mais il se répète inlassablement,
va occuper toutes leurs journées et années à venir.
- Parallélisme de construction des vers 4 et 5 :
« Ils s’en vont » / « Ils vont ». Reprise presque
identique du verbe « aller », qui semble ainsi poursuivre l’idée
introduite par le verbe « cheminer » (v. 3). Effet : insistance
sur le fait que ces enfants sont en action, ne sont pas tranquilles, ne font
pas leur vie d’enfant. Le verbe fait ensuite écho au GN « le même
mouvement », qui souligne que les déplacements des enfants sont en fait
répétitifs, ne se renouvellent pas chaque jour, ce qui suggère une monotonie. Répétition
aussi des indications temporelles (« quinze heures » ; « de
l’aube au soir ») et spatiales (« sous des meules » ;
« dans la même prison »), afin de souligner combien le travail des
enfants leur prend tout leur temps, et les assujettit au lieu de travail, à
l’usine (préparation de l’image des enfants soumis à leurs machines).
- « sous des meules » : évocation d’une
machine, ou d’une partie d’une machine d’usine. L’emploi du nom
« meule » évoque pour le lecteur une grande roue, lourde, qui a pour
fonction d’écraser, du blé par exemple. La préposition « sous »
laisse entendre que la meule écrase les enfants. Au sens figuré, cela renvoie
au fait que la machine détruit les enfants, leur ruine leur santé physique et
morale, voire les tue prématurément.
- « prison » : l’incarcération est à prendre
au sens figuré, mais montre qu’Hugo compare l’usine à une cellule. Les enfants
ne sont pas libres d’aller travailler, on leur impose cette situation. La
prison est aussi un lieu en général difficile, peu confortable, encore plus au
XIXè siècle.
* Vers 7 à 10 :
- Structure de phrase qui laisse attendre la proposition
principale sur plusieurs vers (« ils travaillent ») : mise en
évidence de la fin de phrase aussi par le fait que le vers 10 ne respecte pas
la césure à l’hémistiche (fin de phrase après quatre syllabes). Noter aussi que
le poète répète le verbe « travailler » déjà employé au vers 4, et de
manière plus simple, sans le verbe « aller » : c’est comme s’il
racontait une journée de travail (trajet pour s’y rendre puis journée de
travail).
- Métaphore filée du monstre : la machine-outil de
l’usine avale les enfants. C’est la suite de la meule qui les écrase (la
préposition « sous » est d’ailleurs répétée) : la mort guette
les enfants qui travaillent. Début de la métaphore avec « les
dents », nom ambivalent qui peut se rapporter aux dents crantées d’une
roue d’une machine, mais aussi aux dents d’un animal ; la personnification
devient plus évidente au vers 8 avec le GN « monstre hideux »,
renforcée par la proposition subordonnée relative « qui mâche… », le
verbe mâcher se rapportant forcément à l’action d’une bouche. L’image du
monstre vise à effrayer les lecteurs, à montrer que la machine-outil va broyer
les enfants, les détruire. C’est donc déjà une dénonciation d’un aspect du
travail des enfants. La machine est aussi liée à l’obscurité, la nuit étant
souvent symbole du Mal, du démon : « sombre » rime avec
« l’ombre », et arrive en fin de vers suivant la suite logique :
« l’enfer ». Le poème verse presque dans le fantastique avec ces
images sombres, de créature irréelle, et avec l’incertitude « on ne sait
quoi » : encore une manière d’effrayer le lecteur sur le sort de ces
enfants. À
noter que la petitesse, la faiblesse des enfants (« accroupis » donne
une image de soumission, de prostration), leur innocence
(« innocents »), contrastent avec l’image du monstre puissant et
maléfique.
- Autres oppositions au vers 9, qui doivent frapper encore
une fois le lecteur : « innocents » ≠ « bagne » (lieu où
sont envoyés les criminels) ; « anges » (envoyés de Dieu) ≠
« enfer » (lieu où vit le diable). Cela renforce encore l’injustice
du sort des enfants, qui sont considérés comme des criminels, et des damnés, ce
qu’ils ne sont pas dans l’imaginaire collectif et en réalité. Hugo joue ici des
émotions du lecteur (il cherche autant à persuader qu’à convaincre de l’horreur
du travail imposé aux enfants). Noter aussi que la gradation, du bagne à
l’enfer, donne encore ici de la force à l’évocation concrète de la situation
des enfants.
- Vers 10 : La 2ème phrase évoque deux
métaux, qui sont les matériaux qui constituent les machines-outils. La rime
interne en [èr] renforce le lien entre ces deux métaux, comme le parallélisme
de construction des deux propositions grammaticales (« tout est… »).
C’est ici une autre image que le poète cherche à développer, l’opposition entre
l’humanité des enfants et les objets bruts, sans âme que sont les machines.
* Vers 11 :
- Parallélisme de construction entre les deux hémistiches =
manière d’insister sur le travail continuel (on repense aux vers 5-6) et sur
l’absence de temps laissé aux occupations normales de l’enfance, le jeu (on
repense à l’absence des rires du vers 1).
- L’emploi du « on », pronom personnel indéfini,
semble aussi fondre dans une masse indistincte les enfants : ils sont
comme déshumanisés, parce que soumis à une machine qui décide pour eux.
2ème
partie du poème :
* Vers 12 :
- Lien logique avec ce qui précède avec l’adverbe de
conséquence « aussi » en tête de vers et de phrase. La pâleur des
enfants est la conséquence de toute leur situation, évoquée depuis le début de
l’extrait du poème.
- 2ème symptôme de l’impact du travail sur le
corps des enfants, après la maigreur évoquée au vers 2 : « la
pâleur », signe d’une faiblesse physique, d’une mauvaise santé. Une
nouvelle fois, Hugo veut que l’on s’imagine ces enfants, donne des images
concrètes, pour que nous soyons d’autant plus touchés par son propos de
dénonciation. La cendre renvoie à la mort, à ce qui reste de ce qui a brûlé,
été détruit. Il s’agit ici de montre que ces enfants portent leur propre mort
sur leur visage, de manière visible. Leur état physique suggère leur prochaine
mort. La pâleur est aussi celle des cadavres. L’image se précise donc en cours
de vers.
- L’exclamative souligne que le poète s’investit
personnellement dans son texte, exprime ses émotions, qu’il veut nous faire
partager. Il s’étonne et s’émeut de ces enfants qu’il a sous les yeux.
* Vers 13 et
14 :
- « à peine jour » ;
« déjà » : de nouveau, mise en scène concrète des enfants au
travail, pour que le lecteur les imagine, suite de la mise en scène des
premiers vers (le vers 3 laissait par exemple imaginer des enfants en route pur
l’usine, le matin). De plus, encore une référence au temps qui passe (cf. vers
4, 5, 11), pour bien insister sur leur vie qui s’écoule, qui leur échappe.
- « las » est renforcé par l’adverbe
« bien », et renvoie encore une fois à l’état physique des enfants,
ici à la fatigue que le travail engendre. Le verbe « sont » établit
un état, qui semble ainsi durable, ce que le présent de l’indicatif indique
également. La situation est pathétique : il leur reste encore une journée
de travail devant eux. Noter aussi l’assonance en [a] qui met en relation les
termes « déjà » et « las », qui établit un lien entre
l’état physique et le temps qui passe.
- « destin » : suite des évocations
temporelles. Ici, le terme renvoie au registre tragique. Les enfants ne sont
pas maîtres de leur vie, de leur avenir. Le terme renvoie aussi au pouvoir de
la machine sur eux quelques vers plus haut, autre puissance supérieure qui
s’impose à eux.
- La négation au sens définitif (« ne… rien »)
encadre le verbe « comprendre » : les enfants n’ont pas non plus
conscience que leur état ne changera pas : leur innocence ne leur permet
pas de prendre un recul critique vis-à-vis de la situation, comme des adultes
le feraient. C’est encore une manière de dénoncer cette situation de servitude.
- « hélas » est mis en valeur, par sa position en
fin de vers, de phrase, par l’exclamative, et par la virgule qui le
précède : le terme frappe donc le lecteur. De nouveau (cf. vers 12), le
poète donne son avis, exprime son émotion. Il se fait lyrique, pour communiquer
son désarroi devant le spectacle de ces enfants au travail et qui souffrent. La
rime avec « las » est aussi une manière de montrer que son chagrin
est lié à la vue de la fatigue des enfants.
* Vers 15 et
16 :
- Pour dénoncer encore mieux le travail des enfants, quel
meilleur moyen que de leur donner la parole ? C’est ce que le poète
imagine (il ne répète pas des phrases entendues, mais qu’il nous fait
entendre : « semblent dire »). Le choix des paroles rapportées
au style direct permet encore d’imaginer ces enfants, de leur donner une
réalité aux yeux du lecteur. On croit les entendre parler.
- L’interlocuteur est Dieu, qui peut normalement intervenir,
qui est un être de justice. Hugo est croyant : il ne dénonce pas ici
l’inaction supposée de la divinité. On peut plutôt penser que les enfants n’ont
plus que Dieu comme interlocuteur car « les hommes » ne s’occupent
pas de leur sort, sont même ceux qui leur ont réservé cette situation
impossible à supporter. Ils demandent sa protection, par l’emploi du GN
« notre père », qui renvoie à l’autorité parentale sur eux, à l’aide
qu’ils sont en droit d’obtenir de lui. L’interpellation est vive cependant, par
l’apostrophe « notre père » mais surtout par l’impératif
« voyez ». C’est un appel aussi au lecteur à voir, à se rendre du
caractère intolérable de cette situation.
- La fragilité des enfants est mise en avant par l’adjectif
« petits » mis en tête de leur intervention : le verbe
« être » (« nous sommes ») souligne que c’est leur état
durable, leur identité. « nous » (v. 16) est un pronom personnel
complément, et le verbe « faire » souligne aussi qu’ils sont les
victimes des adultes. Le choix du terme très général « les hommes »
montre que le travail des enfants est l’affaire de tous les adultes de la
société, qu’il n’y a pas seulement quelques coupables que l’on pourrait
désigner précisément.
- Une nouvelle fois l’exclamation vise à transmettre au
lecteur des émotions, à le rendre sensible à ce que les enfants subissent.
* Vers 17 à 22 :
- Imploration (« ô ») du poète, de manière directe,
qui souffre avec les enfants de ce qu’on leur impose.
- Dénonciation par le GN : « servitude » =
esclavage, le terme est très fort, et est relancé par le participe passé
« imposée ». Il fait penser à l’esclavage imposé aux Noirs en
Amérique. Et l’adjectif « infâme » montre le rejet par le poète de
cette situation. Cette intervention fait écho aux paroles des enfants au vers
précédent, à cette autorité qui soumet les enfants au travail dans les usines.
- « l’enfant » : le singulier a valeur
universalisante. Dénonciation du travail de tous les enfants.
- « rachitisme » : puisque le mot est une
phrase à lui tout seul, il est mis en valeur, renforcé par sa forme
exclamative. Choix d’un terme technique, médical, pour désigner l’une des
conséquences physiques sur les enfants du travail imposé, comme d’autres
mauvais traitements (manque de nourriture). Cela donne encore une réalité à ce
qui est dénoncé.
- Mise en lien, comme
des synonymes, de « rachitisme » et de « travail » car
placés dans le même vers, côte à côte. Cela montre encore plus que le travail
est la cause du rachitisme des enfants.
- Champ lexical de la mort :
« étouffant » ; « défait » ; « tue ».
Du rachitisme, on passe à la suite logique, la disparition des enfants sous le
joug du travail. Suite des images liées à la mort aux vers 8, 12. C’est encore
une manière de dénoncer fortement le travail des enfants, par les conséquences
que celui-ci a sur eux. Les hommes qui les font travailler apparaissent en
quelque sorte comme des assassins d’enfants, ce qui doit choquer.
- Autre manière de dénoncer, encore plus frappante :
les hommes s’opposent à l’œuvre de Dieu, ce qui doit choquer le lecteur dans
une société chrétienne "
mise en lien des deux verbes construits sur le même radical :
« défait » / « fait », ce qui est une manière de dénoncer
car seul Dieu a raison, et l’homme ne saurait s’opposer à Dieu, s’imposer à
lui. Le travail imposé aux enfants est donc contraire à ce que Dieu a voulu. Le
terme « insensée » le confirme : pas de signification, alors que
Dieu ne peut se tromper, agit avec raison.
- Effet d’attente du lecteur par le rejet du COD du verbe
« tue » au vers 20 « la beauté » : l’opposition entre
l’acte de faire mourir et l’objet tué est d’autant plus accentué, d’autant plus
surprenant. La beauté est une idée, abstraite, ce qui doit surprendre car
jusqu’à présent le poète a plutôt évoqué le physique des enfants. Effet de
gradation des crimes commis par les hommes qui mettent les enfants au
travail : l’enfant est l’image de la beauté, celle sans doute de la
création divine (cf. vers 19).
- Juxtaposition de deux COD avec un CC de lieu dans chacun
des deux hémistiches du vers 20 : insistance sur la destruction opérée par
la mise au travail des enfants. Les « fronts » renvoient à la fois au
visa ge et au siège de
l’intelligence, tandis que « les cœurs » sont le siège des
émotions : tout ce qui fait un être humain disparait chez un enfant. Avant
de mourir physiquement, il est déjà mort humainement. Les pluriels des noms du
vers 20 généralisent, comme dans tout le poème, à tous ces enfants soumis au
travail.
- Autre effet d’attente (Hugo sait animer l’envie de son
lecteur de poursuivre la lecture) aux vers 21-22, puisque le verbe
« ferait » ne trouvera ses compléments d’objet qu’au vers 22, après
une parenthèse (vers 21). Le conditionnel montre qu’il s’agit de l’imaginaire
du poète, et effectivement les métamorphoses sont étonnantes (Apollon "
un bossu ; Voltaire "
un crétin), doivent frapper fortement l’esprit du lecteur. Puisque le verbe a été
placé au vers précédent, les deux compléments se retrouvent juxtaposés
(« D’Apollon un bossu » ; « de Voltaire un crétin »),
ce qui amplifie le choc entre les deux GN, leur opposition. Apollon = image de
la beauté physique ≠ un bossu, être déformé physiquement ; Voltaire =
image de l’intelligence supérieure et de la sagesse ≠ un crétin, sans intelligence.
Que visent ces exemples ? Hugo veut frapper l’esprit du
lecteur et lui montrer que le travail abrutit, peut importe quel enfant le
subit. Il prive la nation d’êtres incroyables qui pourraient apporter à tous,
par exemple le fruit de leur intellect. Et si le conditionnel montre qu’il
s’agit ici d’une hypothèse, la parenthèse montre que le poète souhaite
souligner que ce qu’il imagine est la réalité (hyperbole grâce au superlatif
« le plus » suivi de l’adjectif « certain »).
* Vers 23 à 25 :
- Reprise anaphorique du nom « travail » (début de
phrase, v. 18 ; sera repris aux vers 29 et 33) : à ce stade du poème,
l’auteur ne cherche plus à évoquer des images concrètes, précises d’enfants sur
le chemin du travail, ou attelés à une tâche auprès d’une machine ou malades.
Il généralise, afin de préparer la fin de l’extrait, plus direct dans sa
présentation des arguments.
- Le Nom « Travail » gouverne toute la phrase
jusqu’à « outil », puisqu’ensuite apparaissent des expansions du
nom : adjectif épithète « mauvais » marquant un jugement de
valeur dépréciatif ; propositions subordonnées relatives « qui prend
… serre » & « qui produit … misère » & « qui
se sert … outil ! » : le travail devient comme une puissance
supérieure qui s’impose aux enfants, et il est la source de nombreux maux, ce
que la répétition des subordonnées introduites par le même pronom relatif
« qui » souligne (comme une énumération de subordonnées relatives).
- Métaphore assimilant le travail à un oiseau de proie
(« serre » mis en valeur à la rime, et qui renvoie ainsi à
« misère » qui est ainsi considérée comme une agression, une
servitude). Suite des images où le travail broie les enfants (la meule). Suite
des images qui suggèrent que le travail des enfants les tue.
- Suite de rapprochements de termes qui s’opposent, afin de
montrer que le travail des enfants est une déraison, est une absurdité, ne
devrait pas exister : « âge tendre » ≠ « sa serre »
(innocence, faiblesse ≠ force, puissance, aspect carnassier) ;
« richesse » ≠ « misère » (noms placés en fins d’hémistiches,
pour se répondre l’un à l’autre, surtout qu’ils sont précédés de verbes
synonymes [« produit » / « créant »], noms antonymes qui
soulignent que les enfants sont sources de richesse, mais n’en profitent
pas) ; « enfant » ≠ « outil » (réification de
l’enfant : assimilation d’un être humain à un objet, ce qui ne peut que
choquer le lecteur. L’enfant devient comme une machine dans cet univers de
l’usine où tout est « de fer », v. 10). Le poète montre encore une
fois que le travail détruit les enfants.
- Noter aussi la rime interne « sa serre » &
« se sert » : dans les deux cas, les enfants sont manipulés,
utilisés.
* Vers 26 à 28 :
- De nouveau une phrase nominale, comme la précédente, qui
débutait par « Travail ». Le « progrès » et le
« travail » sont donc mis en parallèle, comme assimilés l’un à
l’autre. Le travail serait donc un progrès, ce que le poète va remettre en
cause. Il argumente donc, reprend un argument déjà utilisé, qui voudrait que le
travail libère l’homme, lui offre de quoi se sortir de sa misère, et fait
progresser le pays tout entier par ce qu’il produit. Le poème est donc aussi
une contre-argumentation.
- Et de nouveau, le nom est complété de trois propositions
subordonnées relatives (« dont… » ; « qui
brise… » ; « qui donne… »). La connotation méliorative du
nom « progrès » est ainsi contrée par le contenu de ces trois
propositions subordonnées. Et cela montre aussi que le progrès est comme une
force qui impose des conséquences atroces : puisque les trois subordonnées
débutent par le pronom relatif « qui », sujet de celles-ci, et qui
remplace le nom « progrès », cela signifie que le progrès est ce qui
gouverne tout ce qui est indiqué dans les subordonnées, en est à l’origine.
- Emploi du pronom personnel indéfini « on » (v.
26) : implication du poète dans son texte + volonté de rassembler derrière
lui d’autres personnes qui se poseraient les mêmes questions.
- Deux phrases interrogatives rapportées au style direct, et
courtes : volonté de frapper l’esprit du lecteur, de lui faire entendre la
voix de ceux qui ne sont pas d’accord pour penser que le travail permet le
progrès. Poser des questions, c’est aussi remettre en question, ne pas agréer.
Le verbe « aller » rappelle le cheminement des enfants vers leur lieu
de travail (v. 1, 3, 4, 5), manière ici de suggérer que ce cheminement des
enfants n’a pas de raison, comme celui du progrès. Les deux questions
personnifient le progrès, comme s’il était autonome (verbe
« vouloir ») : cela montre qu’il s’impose aux hommes, ce que la
forme interrogative questionne.
- Rappel encore une fois des conséquences destructrices du
travail sur les enfants par le verbe « briser », qui assimile la
jeunesse à un objet fragile, que l’on n’a donc pas respecté. Emploi du nom
« jeunesse » (précédé du déterminant « la ») :
toujours cette volonté, à ce stade du poème, de généraliser, d’être plus dans
la réflexion abstraite, de s’élever des images concrètes précédentes à une
réflexion large, universelle, de tirer des conséquences des observations
précédentes (comme si Hugo avait rendu compte d’images issues de visites faites
par lui dans les usines). « en fleur » et « jeunesse » sont
juxtaposés, se renvoient l’un à l’autre aussi par leur assonance en [e] :
la fleur offre une image de fragilité et de beauté, que l’on peut aisément
casser en la cueillant ; on pense aussi par exemple aux poèmes de Ronsard
qui comparait une jeune femme à une fleur qui pouvait se faner rapidement. Ici,
c’est le travail imposé par des hommes à des enfants qui va les détruire
prématurément.
- « en somme » : le poète tire des réflexions
de ce qui a précédé, est en train de préparer la conclusion de ce moment de son
poème.
- Opposition soulignée par une symétrie de construction dans
les vers 27-28 : « donne » ≠ « retire » ;
« machine » ≠ « homme ». Le nom « âme » est au
centre de l’échange qui est suggéré. Suite d’une image déjà utilisée
précédemment, où la machine est personnifiée (v. 7-8), et où les enfants sont
réifiés (v. 25). Opposition choquante, terrifiante. Le travail des enfants leur
retire leur humanité : quand il ne les tue pas, il en fait des machines,
afin de produire. Hugo dénonce donc le fait que les enfants ne sont plus
considérés durant cette Révolution industrielle comme des êtres humains, mais
sont assimilés à des machines-outils, puisque l’essentiel est de fabriquer, de
produire, et que les machines comme les enfants contribuent à cet objectif.
- Les phrases exclamatives marquent la révolte d’Hugo devant
ces abominations, ces absurdités.
3ème
partie du poème :
* Vers 29 à 31 :
- Fin de cette partie du poème (noter que V. Hugo a ménagé
un espace après notre vers 34, avant de poursuivre son poème
« Melancholia ») : emploi d’une construction avec le mode
subjonctif, afin de souligner que le poète lance un vœu, met en avant
clairement ce qu’il souhaite.
- Il en appelle à maudire (quatre emplois successifs sur
trois vers de « maudit », avec anaphore = effet de grande insistance)
le travail des enfants, c’est-à-dire qu’il en appelle à la malédiction, à la
condamnation divine de cette situation, donc de ceux qui l’imposent. Comme il
avait parlé de Dieu précédemment, l’appel des enfants à la divinité (v. 15-16)
est ici repris par le poète. Donc la condamnation est très forte, puisqu’elle
serait celle de Dieu, juge suprême, ce qui pouvait avoir un impact sur des
lecteurs majoritairement chrétiens à l’époque de l’auteur. Le fait d’en appeler
aussi à cette condamnation divine montre que le travail des enfants est
moralement condamnable, ce qui est pire qu’une simple condamnation pour des
raisons sociales. L’emploi des termes « vice » (v. 30) ou
« blasphème » (v. 31), marqués moralement, confirme cette analyse. Hugo
termine donc par une condamnation très violente du travail des enfants. Il veut
emporter le lecteur dans sa colère, dans son rejet absolu du travail des
enfants.
- Mise en évidence au milieu du vers 29 des
« mères » (entre deux virgules), et de leur sentiment vis-à-vis du
travail de leurs enfants, la haine, sentiment violent. La mère est l’image de
celle qui protège et aime les enfants, cet amour se muant ici en son contraire
lorsqu’il s’agit d’évoquer ce qui détruit leur progéniture. Peut-être ici Hugo
veut-il également souligner que les parents ne doivent pas être considérés
comme responsables d’envoyer leurs enfants au travail : l’auteur sait que
les familles qui imposent le travail à leurs enfants sont contraintes de le
faire par leur misère extrême. Les ouvriers des manufactures urbaines vivaient
extrêmement mal au XIXè siècle.
- Suite de comparaisons, afin de montrer que si l’on rejette
le vice, l’opprobre ou le blasphème, on ne peut logiquement que renoncer aussi
au travail des enfants. Stratégie pour convaincre basée sur trois
comparaisons : le lecteur n’a pas le choix que d’aller dans le sens de
l’auteur, d’être convaincu par ses propos.
* Vers 32 à 34 :
- La répétition de « maudit » montre que le poète
se plaçait sur un plan moral, voire religieux. Confirmation ici par
l’apostrophe divine, placé en tête de vers et de phrase : le poète dialogue
avec Dieu (« Ô Dieu »). Nouvelle demande auprès de Dieu par l’emploi
du subjonctif = souhait, invocation.
- Renversement par le réemploi du nom « travail »,
qui prend ici un autre sens. Donc Hugo ne rejette pas le travail en soi. Il ne
veut pas que l’on pense qu’il glorifie la paresse. Le jeu sur la polysémie du
mot « travail » est initiée par l’emploi de « au nom », qui
souligne que le poète questionne le sens même du mot. La répétition de
« au nom » montre qu’il précise au vers 33 ce qu’il annonce au vers
32. L’ajout antéposé au nom « travail » de l’adjectif
« vrai » suppose qu’il existe différentes formes de travail.
- Le « vrai travail » est complété par une série
d’autres adjectifs également mélioratifs, et dont le sens s’oppose à certaines
images développées précédemment dans le texte : « sain »
s’oppose au rachitisme (v. 18), à la fièvre et à la maigreur (v. 2) ;
« fécond » et « généreux » s’opposent à la misère (v. 24),
au fait que le travail détruit et tue (v. 8, 12, 13, 19, 22, 27) ; « libre »
s’oppose à l’esclavage que le travail impose aux enfants (v. 6, 9, 11, 14,
17) ; « heureux » s’oppose à la tristesse des enfants (v. 1, 11,
13, 20, 28). L’appel final du poète demande à ce que soit balayé tout ce qui
empêche que ces valeurs de liberté, de bonheur, de bonne santé soient celles
des enfants. Il est à noter que ces valeurs ont été promues par la Révolution
française et que Hugo, devenu républicain, les défend.
- La construction rappelle encore les précédentes : le
nom « travail » (v. 33) est complété encore une fois par une
proposition subordonnée relative (v. 34) : le « vrai travail »
peut produire des effets bénéfiques, comme précédemment il avait pour
conséquence de détruire la jeunesse. Il est ici aussi sujet des verbes
« fait » et « rend » (v. 34), verbes d’action.
- Il termine par une généralisation, passant des enfants à
l’ensemble de la nation (« peuple », puis, encore plus universel,
« l’homme ») : le travail des enfants est l’affaire de tous, et
il contredit à des valeurs universelles, qui sont celles des adultes. Il serait
alors illogique et intolérable que les enfants ne relèvent pas des mêmes droits
que leurs parents, que l’ensemble des adultes.
Conclusion :
* Hugo use de l’alexandrin, forme canonique de la poésie
française, pour déployer une dénonciation virulente du travail des enfants. Il
organise son propos, en évoquant d’abord des images fortes d’enfants au
travail, des conséquences sur eux de ce travail, avant de lancer un vibrant
appel à abolir ce travail. C’est un texte adressé au lecteur, et qui vise à l’émouvoir
mais surtout à le convaincre que la situation n’est pas acceptable, que le travail
des enfants doit disparaître au plus vite.
* Les « mémoires d’une âme » reflètent donc aussi
ce qui révolte Hugo. Il ne s’agit pas uniquement de questions intimes,
personnelles, par exemple liées à la disparition de sa fille.
* Hugo modifie la date de rédaction de son poème : 1838
précède ainsi une loi de 1841 qui va réglementer le travail des enfants en France,
mais simplement pour en réduire l’amplitude horaire, qui va rester encore très importante.
Ce n’est qu’en 1874 que le travail des enfants de moins de 12 ans sera interdit
en France.
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