jeudi 5 janvier 2023

Lecture analytique linéaire : l'enterrement de Manon

 


Situation de l’extrait :

Les deux amants ne connaissent le bonheur au Nouvel Orléans que durant une dizaine de mois. Le Gouverneur, qui a découvert qu’ils ne sont pas mariés, veut que Manon épouse son neveu Synnelet. Des Grieux affronte ce dernier à l’épée et croit l’avoir tué. Le couple s’enfuit donc dans l’espoir de rejoindre une colonie anglaise. Mais Manon décède d’épuisement. Des Grieux souhaite alors mourir aux côtés de Manon, mais il se décide à l’enterrer.

 

Structure du passage :

La structure est à la fois linéaire et circulaire.

Elle est linéaire puisqu’elle mène Des Grieux d’un état de désolation extrême, passif, où il souhaite mourir à ses côtés, à la décision d’enterrer le corps et donc de dire adieu à sa bien-aimée, et de réaliser cet acte concret mais aussi symbolique d’enterrement.

Elle est circulaire car il semble retrouver à la fin de l’extrait l’état de prostration qui était le sien au début. Il attend de nouveau la mort auprès d’elle.

 

1) Lignes 1-3 : Introduction. Des Grieux narrateur fait le point sur sa situation présente (au moment où il parle à Renoncour).

2) Lignes 4-8 (« Je demeurai... sur sa fosse ») : Des Grieux prostré finit par se décider à ensevelir Manon.

3) Lignes 8-19 : « J’étais déjà si proche... de plus aimable » : Moment central de l’ensevelissement de Manon. Des Grieux agit.

4) Lignes 19-21 (« Je me couchai... la mort avec impatience ») : Retour à l’état de prostration initial.

 

Problématiques possibles :

 

* En quoi ce passage représente-t-il le (travail de) deuil effectué par Des Grieux ?

 

* Comment cet extrait permet-il de sublimer Manon et l’amour que Des Grieux lui portait ?

 

* Comment cet extrait permet-il au lecteur de partager les sentiments extrêmes de Des Grieux en ces moments ?

 

Analyse linéaire :

 

1) Lignes 1-3 : Introduction de Des Grieux narrateur.

 

* Des Grieux se présente comme une victime, jouet d’une puissance supérieure :

- « Le Ciel » (l. 1) est sujet du verbe « trouva » qui suggère une réflexion, une capacité de décision. On remarque la majuscule de majesté qui accentue le pouvoir divin. L’opposition entre le monde céleste (symbole de Dieu, de pouvoir, mais aussi d’évasion, de liberté) se retrouvera ensuite avec le fait que Des Grieux est allongé sur le sol terrestre, lieu des humains, et pour ce qui est de la fosse, le monde souterrain des morts. « Il a voulu » (l. 2) poursuit l’idée que Des Grieux a subi la mort de Manon : « il » sujet du verbe de volonté, de décision, ce qui suggère que Des Grieux est une victime.

- « j’aie trainé » (l. 2) : Des Grieux peine à se mouvoir, à vivre donc. Le verbe suggère aussi encore le fait qu’il est comme plaqué au sol, écrasé par la puissance divine, par cet événement de la mort. « languissante » (l. 2) complète cette idée, présentant un personnage affaibli, sans vitalité : le fait que cet adjectif soit épithète du nom « vie » atténue le sens de ce nom.

- Des Grieux suggère qu’il a été « puni » (l. 2) par Dieu, pour toute la vie qu’il a menée avec Manon. Ce terme renvoie à un pouvoir divin de rendre la justice sur les hommes, de juger leur comportement. Des Grieux est conscient qu’il n’a pas respecté la loi morale, divine. Mais il en est accablé, l’adverbe « rigoureusement » (l. 2) rappelant une punition sévère.

Il montre aussi qu’il subit une double punition : la première est que Manon est morte ; la deuxième est qu’il n’est pas mort avec elle. La négation « ne suivit pas » (l. 1) souligne la séparation des deux amants, ce que les deux possessifs montrent aussi : « mon âme » est séparée de « la sienne » dans la phrase (l. 1). L’adverbe « assez » (l. 1) suggère que sa survie est une punition qui s’ajoute à la précédente.

Il semble en ajouter une troisième, qu’il s’inflige de lui-même : la dernière phrase de ce paragraphe le montre en sujet du verbe « renoncer », décidé à refuser toute forme de bonheur (voir ci-dessous).

 

* Des Grieux se présente comme un être qui ne connaîtra plus le bonheur :

- « une vie languissante et misérable » (l. 2) : Des Grieux évoque l’ensemble de l’existence, globalement (« une vie »), depuis la mort de Manon (« depuis »). Il ne fait pas de distinction. Les deux adjectifs, péjoratifs, qualifient cette existence, la classant du côté du malheur, de la souffrance.

- Il abandonne toute idée du bonheur par le biais de deux expressions de la négation : le verbe « je renonce » énonce un rejet, que le présent duratif présente comme définitif ; l’adverbe « jamais », dans une forme hyperbolique, nie l’adjectif « heureuse » qui suit.  

 

2) Lignes 4-8 : Des Grieux prostré finit par se décider à ensevelir Manon.

Des Grieux revient dans son récit au moment où il était auprès du cadavre de Manon, après avoir fait une sorte d’anticipation (partie 1).

 

* Dans un premier temps, Des Grieux veut rester proche de sa bien-aimée :

- Proximité physique avec le corps de Manon : parties du corps, le sien (« bouche » l. 4), celui de Manon (« visage » l. 4), « mains » (l. 5) ; participe passé employé comme adjectif « attachée » (l. 4) qui rappelle un lien fort. Ce mélange de parties de corps donne l’impression qu’ils ne forment qu’un corps.

- Même quand elle sera enterrée, il imagine « attendre » (l. 7) la mort, pour la rejoindre.

- Insistance sur le temps passé à ses côtés : verbe « demeurai » (l. 4) qui indique une position d’immobilité, durable ; circonstance temporelle longue (« plus de vingt-quatre heures » l. 4) ; le pronom de lieu et le verbe « y mourir » suggère une forme d’immortalité de leur couple, où Des Grieux souhaite rejoindre Manon dans la mort, être un cadavre à côté du sien.

 

* Puis il change d’avis, ce que la conjonction de coordination d’opposition « mais » souligne (l. 5), passant d’une première décision (« mon dessein » l. 5) à une autre (« réflexion » l. 5 ; « résolution » l. 6).

 

Des Grieux décide de reculer un court temps sa propre mort pour s’éloigner (un peu) de Manon :

- La distance entre Des Grieux vivant et Manon morte est rappelée : l’éternité de la mort souhaitée est contrecarrée par le complément circonstanciel de temps qui marque une temporalité précise : « au début du second jour » (l. 5-6). Des Grieux continue à vivre, à être soumis au temps terrestre. De la même manière il évoque pour Manon « son corps » (l. 6), son enveloppe physique, concrète, qui rappelle le temps terrestre, mais aussi qui suggère que l’âme de celle-ci, que la vie, l’a quitté. 

- Pourquoi recule-t-il un peu le moment de sa propre mort ? Il veut protéger Manon par-delà la mort, ce qu’il ne pourra faire s’il est lui-même mort : le conditionnel « serait exposé » (l. 6) imagine les conséquences de la mort de Des Grieux (il appose juste après le complément circonstanciel de temps « après mon trépas » l. 6) ; et ce qu’il laisse imaginer doit provoquer un sentiment d’horreur chez le lecteur, puisqu’il s’agit de l’évocation du corps exposé de Manon : « pâture » (l. 7) évoque la nourriture, le corps de Manon devenant simplement de la viande ; « sauvages » (l. 7) rappelle le monde dans lequel ils sont, un désert, loin des zones habitées par les humains, dans une nature première, non civilisée, où les règles sont celles de la lutte pour la survie. Enterrer Manon (l. 7) revient à conserver une part d’humanité, en appliquant un rite humain, et en éloignant le corps des animaux charognards, en respectant ce qu’il reste de Manon, sa dépouille.  

- sa propre mort est évoquée l. 5 (« mourir »), puis rappelée plus loin (« la mort » l. 7), avec pour seule différence qu’il ne sera plus au contact physique de Manon (l. 4-5), mais « sur sa fosse » (complément circonstanciel de lieu l. 7-8). Il n’a donc pas à ce stade changé d’avis : il mourra aussi après elle, mais il va juste différer ce moment.

- L’acte d’enterrement que Des Grieux s’apprête à exécuter est mis en valeur par une opposition, entre « exposé » (l. 6) et « enterrer » (l. 7), puisque le corps de Manon deviendra invisible, caché, moins proche de lui qu’auparavant.

 

3) Lignes 8-19 : Moment central de l’ensevelissement de Manon.

* Des Grieux met en évidence l’état de faiblesse (physique et psychologique) qui est le sien. Cela donne un ton pathétique au moment car le lecteur ne peut qu’avoir pitié de Des Grieux, en l’imaginant lutter contre sa propre mort à venir pour accomplir ce rituel de l’inhumation :

- Plusieurs expressions le soulignent, montrant qu’il doit lutter contre cette faiblesse pour accomplir l’acte d’enterrer Manon. Des mots de la même famille sont répétés : « affaiblissement » (l. 8) & « s’affaiblir » (l. 17) ; « force » (l. 10) & « forces » (l. 17) & « en manquer » (l. 18) où le pronom « en » se rapporte aux « forces » l. 17).

- Il subit son état : « j’étais si proche de ma fin » (l. 8), par le verbe d’état « être » à l’imparfait souligne qu’il constate une faiblesse telle que son corps peut aussi l’abandonner à tout moment ; « j’eus besoin » (l. 9) met en valeur un manque, ici « de quantité d’efforts » (l. 9), ce pluriel appuyé soulignant que chaque geste nécessite de puiser au fond de lui de l’énergie, qu’il n’est pas efficace dans ses mouvements ; « je fus obligé » est à la voie passive, ce qui souligne qu’il n’est pas acteur de lui-même, et le verbe « obligé » montre sa soumission à une contrainte ; les « liqueurs » (l. 10) sont comme des drogues qui sont un moyen de contrer provisoirement sa faiblesse.  

- Il s’agit bien à la fois d’une faiblesse physique dû aux privations vécues pendant cet exil dans la nature (« le jeûne » l. 8) et d’une faiblesse psychologique due à la souffrance d’avoir perdu sa bien-aimée (« la douleur » l. 8).

 

* Des Grieux détaille les étapes du creusement de la tombe, du dépôt du corps de Manon dans la fosse, puis de son ensevelissement final. Le but est à la fois pour lui de revivre les derniers moments vécus auprès de Manon avant ses adieux définitifs, et de nous faire partager ce moment fondamental pour lui.

- Le nombre de lignes accordé à cet ensevelissement est assez important : lignes 11 à 19 = 8 lignes.

- Chaque étape est indiquée, par des verbes d’action, ou à l’infinitif, ou au passé simple (qui exprime des actions successives). Tout d’abord il creuse le sol de différentes manières : « ouvrir la terre » l. 11 ; « rompis mon épée pour m’en servir à creuser » l. 12-13 ; « j’en tirai » ; « mes mains » l. 13 ; « j’ouvris » l. 13. Puis il dépose le corps dans la fosse : « j’y plaçai » (l. 13) ; « après avoir pris soin de l’envelopper » (l. 14) ; « je ne la mis » (l. 15) ; « après l’avoir embrassée » (l. 15). Ensuite il la regarde encore un peu : « je m’assis » (l. 16) ; « je la considérai » (l. 16). Enfin il la recouvre de sable : « j’ensevelis » (l. 18). 

- Des Grieux alterne le récit et des explications précises afin que Renoncour (et nous lecteurs) puisse comprendre le sens de ce qu’il raconte :

les verbes à l’imparfait (entre autres) soulignent ces ajouts explicatifs : les liqueurs bues « lui rendirent autant de force qu’il en fallait » (l. 10) ; le sol est facile à creuser (« c’était une campagne couverte de sable » l. 12) ;

les propositions infinitives circonstancielles de but peuvent jouer le même rôle : « pour m’en servir à creuser » (l. 12-13) ; « pour empêcher le sable de la toucher » (l. 14-15) ;

les propositions participiales jouent encore aussi ce même rôle : « mes forces recommençant à s’affaiblir » (l. 17) ; « craignant d’en manquer » (l. 18).

 

* Passer du temps sur ce moment montre toute son importance, et souligne aussi qu’il ne s’agit pas juste de mettre Manon en terre, mais de la quitter. Le moment est symbolique, ressemble à une forme de cérémonie funéraire. La dimension symbolique, de rituel funéraire, est soulignée par l’emploi de certains termes, ou par certains gestes de Des Grieux :

- Le lexique peut faire penser à une cérémonie funéraire : « le triste office » (l. 11) désigne le travail de creuser la tombe mais fait aussi penser aux offices religieux, aux cérémonies codées qui donnent une certaine solennité à des moments de la vie humaine. Des Grieux parle aussi de « fosse » (l. 17, déjà employé dans la partie 2 l. 8), terme synonyme de « tombe ». Le verbe « j’ensevelis » (l. 18) indique avec délicatesse le fait de recouvrir de terre un cadavre. L’adieu définitif est indiqué au moment où il la recouvre de sable : « pour toujours » (l. 18), l’adverbe temporel indiquant bien une séparation irréversible.

- Il parle « d’ouvrir la terre » (l. 11), puis se répète (« j’ouvris une large fosse » l. 12). Le verbe peut surprendre car il est plus positif que celui de « creuser » (l. 13) par exemple. Des Grieux ouvre le royaume des morts, va permettre à Manon d’accéder à un espace réservé aux personnes décédées, ce qui donne une dimension encore une fois presque mystique à ce qu’il est en train d’accomplir. On notera que ce verbe « ouvrir » fait ensuite écho à celui de « fermer sa fosse » (l. 17), qui illustre le deuil, la séparation, que vit ici des Grieux. On notera enfin le complément circonstanciel de lieu « dans le sein de la terre » (l. 19) qui semble presque personnifier la terre, lui donner une dimension maternelle, ce qui offre encore une dimension presque religieuse à ce que Des Grieux accomplit.

- Des Grieux semble aussi accomplir un rituel funéraire par l’attention portée au corps de Manon. Il fait très attention à la manière dont Manon est placée dans la tombe : « après avoir pris soin » (l. 14) souligne cette délicatesse ; il ne place pas son corps dans les seuls vêtements qu’elle portait mais y ajoute ses propres habits (« tous mes habits » l. 14), ce qui fait penser aux linceuls ou aux beaux habits choisis pour enterrer une personne lors des cérémonies funéraires, marquant une forme de respect pour la personne disparue. Les verbes soulignent encore ce soin : il parle d’« envelopper » (l. 14) Manon, et la proposition de but vient expliquer le geste, se terminant par un autre verbe (« pour empêcher le sable de la toucher » l. 14-15). 

- La référence à l’épée peut être interprétée de manière symbolique : « je rompis mon épée » (l. 12). Cette arme est la représentation visible de son état de noble, de chevalier. Le fait qu’il la brise indique que cet état, qu’il a hérité de sa famille, qui indique un niveau social élevé, respecté, est moins important que la sépulture de Manon, que le respect qu’il voue à cette femme qu’il a aimée. C’est comme un abandon définitif de son état antérieur, celui représenté par sa famille, son père. Le complément circonstanciel de but qui suit le verbe d’action « rompis » indique la destination de cette épée : elle devient un outil pour creuser le sol (« pour m’en servir à creuser » l. 16-17). 

 

* Même s’il a pris la décision d’ensevelir Manon, il a du mal à se résoudre à ne plus la voir, ce qui équivaut à accepter de la quitter définitivement, d’une certaine manière. Il subit cet enterrement :

- Après avoir placé le corps dans la tombe, il s’arrête d’agir. Alors que tout est prêt, il ne peut finir de l’enterrer, ce que montre son attente : deux phrases simples s’enchaînent (« Je m’assis encore près d’elle. Je la considérai longtemps. » l. 16). Il semble vouloir ainsi retarder le moment fatal où il va la recouvrir, et ces deux phrases retardent aussi pour le lecteur le moment où il va imaginer la disparition aux yeux de tous du corps de Manon. L’adverbe de temps « longtemps » allonge aussi la temporalité, suspend l’enterrement.

- La négation autour du verbe se rapportant à la volonté de Des Grieux indique aussi cet arrêt de l’enterrement, le fait qu’il ne souhaite pas la quitter des yeux : « je ne pouvais me résoudre » (l. 16-17).

- Donc, s’il l’enterre, ce n’est pas par choix personnel mais parce que les circonstances le lui imposent : dans la partie 2, c’était le risque de voir le corps de Manon comme profané par les bêtes sauvages qui l’avaient décidé. Ici, ce sont ses forces chancelantes qui le forcent à recouvrir au final le corps. La structure de la longue phrase aux lignes 17-19 illustre cette contrainte : elle débute par l’adverbe « enfin » qui marque la fin de l’enterrement, alors que dans les phrases précédentes il attendait de terminer ; ensuite deux propositions participiales coordonnées (« mes forces recommençant à s’affaiblir, et craignant d’en manquer tout à fait avant la fin de mon entreprise » l. 17-18) retardent le moment où il va indiquer qu’il a recouvert Manon de sable, mais aussi mettent en valeur sa faiblesse physique (voir à ce sujet explications données ci-avant) qui lui impose donc l’acte indiqué au passé simple (action de 1er plan) dans la proposition principale (« j’ensevelis » l. 18). 

 

* Encore une fois, ce passage est l’occasion pour Des Grieux de clamer tout son amour pour Manon, et donc sa douleur de la quitter :

- Il résume l’enterrement avant même de débuter sa narration en le qualifiant de « triste office » (l. 10-11), marquant bien entendu sa douleur de devoir ne plus voir Manon (même s’il ne s’agit plus que de Manon décédée, de son corps).

- Il parle de Manon comme de « l’idole de [s]on cœur » (l. 14) : le nom « idole » évoque une divinité, ce qui donne évidemment de Manon une image très positive, la place au niveau des dieux parfaits. Le double superlatif « de plus parfait et de plus aimable » (l. 19) permet aussi de glorifier la beauté, le caractère de cette femme aux yeux de Des Grieux.

- Des termes se rapporte directement à l’amour que Des Grieux portait à Manon : son « cœur » (l. 14) ; le fait de « l’avoir embrassée mille fois » (l. 15), geste d’affection accentué par une hyperbole exprimant cet amour immense qu’il avait pour elle ; « l’ardeur du plus parfait amour » (l. 16) souligne aussi par le superlatif l’ampleur de cet amour. On note d’ailleurs que l’adjectif « parfait » est répété (l. 16 & 19), pour qualifier l’amour de des Grieux pour Manon, et cette femme, plaçant cette relation amoureuse dans un cadre presque irréel, idyllique. Des Grieux encense cette relation amoureuse, la place à un niveau inégalé, exprimant cet amour incroyable qu’il a voué à Manon.  

   

4) Lignes 19-21 : Retour à l’état de prostration initial.

Alors que le reste du texte met en valeur une progression : Des Grieux agit et fait le deuil de Manon, cela n’est pas tout à fait le cas, puisqu’il ne peut se décider à quitter la tombe, et surtout à survivre à Manon. Il veut lui ressembler, en mourant également. Cette association pathétique de la mort et de l’amour fait que ce moment ressemble à certaines pages des auteurs romantiques de la 1ère moitié du XIXè siècle.

 

* Des Grieux revient à son état initial. Le texte est donc en partie basé sur un mouvement cyclique :

- Liens entre la partie 1 et la partie 4 : On retrouve la même évocation du « Ciel » (l. 1 & l. 21), à la volonté duquel Des Grieux est soumis : voir l’analyse de la partie 1 à ce sujet ; ici le fait d’invoquer « le secours du Ciel » (l. 21) souligne que Des Grieux demande de l’aide, se sent démuni. Il souhaite mourir mais ne le pourra que parce que Dieu acceptera ce sort funeste.

- Liens entre la partie 2 et la partie 4 : le souhait de mourir apparaît dans ces deux parties (voir l’analyse de la partie 2, et celle-ci-dessous de la partie 4). Dans les deux cas, on retrouve aussi la même expression : « attendre la mort » (l. 7) ; « j’attendis la mort » (l. 21).  

 

* Des Grieux se place en position de mourir :

- Plusieurs éléments donnent une image physique de Des Grieux comme celui d’une personne presque morte : si dans la partie 3, Des Grieux s’était remis « debout » (l. 9), ici, il retrouve sa position horizontale « je me couchai » l. 19). Il a agi pendant un moment, a retrouvé un semblant de vie, mais cela n’était que transitoire. Autre signe physique qui ressemble à celui d’un mort : « fermant les yeux » (l. 20), renforcé par la négation autour du verbe antonyme « ne les ouvrir jamais » (l. 20-21) où l’adverbe temporel souligne l’aspect définitif, comme pour une personne décédée.

- Plusieurs autres éléments illustrent cette proximité (souhaitée) avec la mort : le complément circonstanciel de lieu « sur la fosse » (l. 20), lieu synonyme de mort ; le groupe nominal apposé (« le visage tourné vers le sable » l. 20) montre qu’il s’ensevelit en partie lui-même, puisqu’il s’écarte de la lumière du jour, synonyme de vie, et qu’il rejoint la matière sableuse qui a servi à enterrer Manon ; il nomme enfin « la mort » (l. 21).

 

* Des Grieux est-il acteur de lui-même ou encore une fois soumis à la situation ?

- Des Grieux choisit de mourir, alors qu’il ne souhaitait pas quitter Manon. Il se veut acteur ici, mais de sa fin, de sa propre disparition. On note que les deux verbes d’action « je me couchai » (l. 19) (passé simple exprimant une action de 1er plan, dont il est sujet du verbe) et « fermant les yeux » (l. 20) soulignent ce choix personnel. Le retour du nom « dessein » (l. 20) rappelle encore le fait qu’il exprime ici une volonté propre, comme le complément circonstanciel de manière « avec impatience » (l. 21) qui souligne ce désir profond qui est le sien. Pour être certain de mourir, il fait même appel à Dieu, au « Ciel » (l. 21) : « j’invoquai » (l. 21, encore un passé simple exprimant une action de 1er plan). Il agit pour en finir.

- Toutefois l’appel à mourir ne relève pas de la seule volonté de Des Grieux, d’où sa prière à Dieu. Le nom « secours » (l. 21) montre bien que Des Grieux ne peut accéder à son souhait de mourir seul, qu’il a besoin d’une aide supérieure, de Dieu qui décide de la mort de chaque être humain, dans une perspective chrétienne. L’attente (« j’attendis la mort » l. 21) n’est pas non plus une véritable action : il ne se suicide pas.  

 

Conclusion :

 

* Des Grieux, en associant le rappel de son amour pour Manon, et les références à la mort de celle-ci, à la sienne propre qu’il souhaite, permet par ce contraste de frapper le lecteur. Le pathétique de cette scène doit émouvoir le lecteur qui ne peut que compatir au sort de Des Grieux. L’association de la mort et de l’amour, les détails sur l’enterrement de Manon doivent aussi susciter l’intérêt du lecteur pour ce moment majeur du parcours des deux personnages.

 

* Le lecteur assiste ici à une forme de cérémonie funéraire. La mort de Manon, son enterrement, prennent donc une dimension religieuse, mystique, grâce aux pouvoirs de narration de Des Grieux. Celui-ci semble presque revivre la scène, et nous conduit aussi à l’imaginer. C’est aussi une manière de mettre en scène l’adieu final de Des Grieux à Manon, de clôturer le roman.

 

* D’autres auteurs ont associé amour de deux personnages et la mort tragique, pathétique : le mythe d’Orphée et Eurydice ; la mort de Roméo et Juliette en est un exemple frappant, et peut-être que l’Abbé Prévost y a pensé en rédigeant cette fin. Au Moyen-âge, la mort de Tristan et Iseult a pu être aussi une source d’inspiration pour Prévost : les deux amants sont inhumés dans des tombes côte à côte, et sont unis dans la mort par un roncier qui pousse sur les deux tombes et s’entremêle. Dans Manon Lescaut, il y aune grosse différence puisque les deux amants ne sont pas réunis dans la mort.

Les auteurs romantiques reprendront aussi ce thème : ils redécouvrent les pièces de Shakespeare ; mort de Virginie devant les yeux de Paul (Paul et Virginie, Bernardin de Saint-Pierre ; roman préromantique) ; mort de la fille d’Hugo, Léopoldine, avec son mari qui a tenté de la sauver, repris dans Les Contemplations ; exemple du poème célèbre « Le Lac » de Lamartine où un amant revient sur les lieux où il a aimé, alors que sa bien-aimée est décédée ; influence du romantisme sur le roman Indiana de George Sand où es deux amants se suicident ensemble à la fin. 

 

Autre proposition de lecture analytique linéaire de ce passage sur cette page : 

http://scolin.lycee-carnot.synology.me/IMG/pdf/explic4.pdf

 

 

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