dimanche 29 janvier 2023

Lecture analytique linéaire : incipit de L'Etranger (Albert Camus)

 


Introduction : Né en 1913 en Algérie et mort en 1960 en France, Albert Camus (1913 en Algérie-1960 en France). Prix Nobel de littérature en 1957. Il consacre la première partie de son œuvre à l'absurde, c'est-à-dire, pour lui, au sentiment qu'éprouve l'homme, toujours en demande de sens, face à un monde qui demeure inexpliqué et inexplicable. Ce thème fait partie du « cycle de l’absurde » avec trois œuvres de genres différents : un essai, Le mythe de Sisyphe ; une pièce de théâtre, Caligula, et un roman, L’Étranger, publié en 1942. Ce récit conduit Meursault, personnage principal et narrateur, de l'annonce du décès de sa mère dans l’incipit (notre extrait) à la sa propre mort annoncée en fin de récit après une condamnation à mort pour meurtre.


Problématiques :

- Comment le personnage et narrateur déroutant ouvre-t-il le roman de manière originale ?

 

- Comment la personnalité ambiguë de Meursault apparaît-elle dans cet incipit ?

 

L’ensemble de l’analyse vise à montrer toutes les ambiguïtés du personnage, combien il déroute, et combien il est difficile de se faire une idée précise du personnage-narrateur, le texte laissant le lecteur devant des contradictions.

 

Structure du texte :

L’ensemble du texte découle de l’événement initial, déclencheur, celui de la mort de la mère du narrateur-personnage, annoncée dès la première phrase. Le lecteur observe les réactions du personnage face à cet événement, la manière dont il s’organise pour aller à l’enterrement qui suit logiquement ce décès.

 

1- 1er paragraphe (l. 1-3) : le narrateur apprend la mort de sa mère. Événement déclencheur des actes et réactions des autres paragraphes

 

2- 2ème paragraphe (l. 4-12) : le narrateur s’organise pour les obsèques, face à son patron (environnement professionnel)

 

3- 3ème paragraphe (l. 13-17) : Meursault passe voir ses amis avant de partir

 

4- 4ème paragraphe (l. 18-22) : Meursault effectue le trajet jusqu’à l’asile où sa mère est décédée

 

Analyse linéaire :

 

1ère partie (l. 1-3) :

* Le récit démarre in medias res (= « au milieu des choses » = au milieu des faits) :

- Dès la 1ère phrase, le narrateur fait une annonce qui frappe le lecteur. Les temps présents (« est ») et passés (passé composé « ai reçu » ; imparfait « était » ; participe passé « décédée ») indiquent un événement. Les indicateurs de temps sont aussi assez nombreux, soulignant que le récit est immédiatement lancé : adverbes de temps « aujourd’hui » ; « hier » (X 2) ; « demain ».  

- L’événement (le décès de la mère du narrateur) est également souligné par le champ lexical de la mort : « morte » ; « décédée » ; « enterrement » ; pronom « c’ » (l. 3) qui reprend aussi le décès. Le narrateur se focalise sur ce fait.

- La proximité avec l’événement est exprimée par des temps qui se rapportent au temps présent ou au passé proche du narrateur, et évidemment par l’emploi de la 1ère personne du singulier. 

 

* Le lecteur est immédiatement surpris par le contraste entre cet événement annoncé et l’absence apparente de réaction du narrateur :

- Pas d’expression des sentiments du narrateur, alors que la mort de sa mère, parent proche, devrait l’émouvoir. Le fait de ne pas utiliser le passé simple mais le passé composé, ainsi que le présent, donne l’impression, pourtant, que l’événement s’est produit le jour-même ou la veille du moment où le narrateur nous rapporte les faits. Il s’agit d’un passé immédiat, donc le lecteur s’attend à l’expression de sentiments mais aucun terme ne va en ce sens dans ce 1er paragraphe, à part la formule toute faite du télégramme (« sentiments distingués »), qui n’est pas du narrateur et relève d’une formule de convention, sans réelle signification. 

- Style aussi étonnant : phrases courtes, simples (grammaticalement : un sujet + un verbe conjugué + éventuellement un complément), que ce soit celles du narrateur lui-même, ou celles (ce qui est plus normal) du télégramme qui est cité par le narrateur. Impression d’un style haché, qui ne permet pas vraiment de s’épancher, d’exprimer des sentiments, mais de s’en tenir aux faits.

- L’emploi de la 1ère personne du singulier, le passé proche exprimé, les phrases courtes qui peuvent laisser croire à une narration presque en direct, tout cela laisse attendre une forme de journal intime, mais encore une fois cette attente est déçue puisque le narrateur n’exprime pas de sentiments.

 

* Si le narrateur ne semble pas réagir à l’annonce de la mort de sa mère, il s’intéresse malgré tout, mais à de petits détails qui peuvent sembler insignifiants au lecteur au vu des circonstances :

- Comme si cela avait une importance pour le lecteur, il cite le télégramme (discours rapporté au style direct, ce que confirment les guillemets), qui, par sa nature même, est axé sur l’annonce de la mort de sa mère. Quand on envoyait un télégramme, on payait au mot, donc on s’exprimait sans phrases très élaborées, par des groupes nominaux comme ici (trois phrases nominales, constituées chacune de deux mots seulement). On peut toutefois remarquer que le message de l’asile est froid, car la formule finale est convenue, habituelle. Cela renforce la froideur que l’on remarque chez le narrateur lui-même.

- Il se focalise sur la signification du message du télégramme : « cela ne veut rien dire » : la négation qui encadre le verbe de parole « dire » montre qu’il s’interroge sur le sens du télégramme, et qu’il échoue justement à lui donner du sens. Cela peut étonner le lecteur car le télégramme, bref, paraît assez clair dans les informations qu’il offre. Les hésitations du narrateur confirment cette focalisation sur autre chose que l’expression de sa douleur : emploi de la conjonction de coordination « ou » (l. 1), placée de manière évidente en tête de phrase et qui vient contredire l’information de la 1ère phrase, par l’opposition entre les deux adverbes de temps « aujourd’hui » et « hier » ; puis, à la fin du paragraphe, il se répète : « c’était peut-être hier ». Il semble s’attacher plus à déterminer le moment du décès de sa mère qu’à exprimer de la peine face à cette disparition.   

 

* Ce narrateur étonne aussi car, contrairement à un narrateur habituel qui détient un certain nombre d’informations, et peut donc les donner au lecteur, ce narrateur indique d’emblée qu’il n’a pas toutes les informations ou ne les comprend pas : les hésitations le montrent, comme « je ne sais pas », où la négation qui encadre le verbe « savoir » nie tout de suite le pouvoir de narration de ce personnage, et comme l’adverbe « peut-être ». Le pronom « Cela » est ambigu : renvoie-t-il, dans le télégramme, à la mort de sa mère et à son enterrement, faits qu’on ne peut a priori pas nier ? Ou renvoie-t-il à « demain » (voir ci-dessous) ? Ceci donne une impression étrange au lecteur, d’un narrateur peu fiable, peut-être même un peu stupide.  

 

* Si le lecteur est attentif, il peut néanmoins, dans un second temps, interpréter différemment l’attitude du narrateur dont on ne peut affirmer qu’il n’aimait pas sa mère :

- Il utilise le terme affectif « maman », dans cette narration, où il aurait pu user d’un terme plus distancié comme celui de « ma mère ».

- Le fait de se focaliser sur la date exacte du décès de sa mère est assez logique, et souligne que si cela a de l’importance, c’est que sa mère comptait pour lui.

- L’hésitation sur la date s’explique par le fonctionnement même du télégramme qui pouvait mettre un certain temps à parvenir au destinataire (déplacement à la Poste, envoi par signaux électriques, retranscription sur un papier, distribution par un facteur). Comme l’auteur du télégramme ne donne pas de date de décès (« mère décédée » : fait, mais non situé dans le temps), et ne donne pas la situation de communication (que signifie « demain » si on ne sait pas quel jour cet adverbe a été prononcé ?), le sens du télégramme est effectivement ambigu. 

- La phrase « Cela ne veut rien dire » renvoie aussi à la philosophie de l’absurde de Camus, pour lequel la vie humaine, et donc la mort humaine, n’a pas de signification. Elle est en quelque sorte symbolique, et le narrateur porte en quelque sorte le message de son auteur.

 

2ème partie (l. 4-12) :

 

* Ce paragraphe suit logiquement le déclenchement de l’action au paragraphe précédent :

- Le narrateur continue, comme dans un début de récit, à nous donner des informations : par le biais des villes, réelles, citées, le lecteur sait que le narrateur est en Algérie (« Alger » ; « Marengo », ville effectivement située, comme l’indique le complément circonstanciel de lieu, « à 80 kms » de la capitale). Le fait d’évoquer l’« asile de vieillards » est aussi logique, sa mère devant être âgée ; le lecteur apprend donc que sa mère s’y trouvait pour ses vieux jours. Nous apprenons également que le narrateur a un emploi, puisqu’il s’adresse à son supérieur : « mon patron » (le déterminant possessif indique le lien avec le personnage), et use d’un vocabulaire technique, administratif, lié à la vie dans une entreprise : « deux jours de congé » ; les verbes « ai demandé » et « ne pouvait pas me les refuser » renvoient aux règles du droit du travail.  

 

- Le narrateur s’organise en conséquence du décès : il doit se rendre à l’enterrement de sa mère, et donc s’absenter en pleine semaine de travail. Les verbes d’action au passé composé (« ai demandé ») et surtout au futur de l’indicatif (« prendrai », « arriverai », « pourrai », « rentrerai », « fera », « verra », « sera ») soulignent que le personnage s’est mis en action après l’annonce du décès et qu’il s’est projeté sur le déroulement des deux jours à venir, sur ce qui va se passer pour lui. La multiplication des indications temporelles précises l’indique aussi : « à deux heures » ; « dans l’après-midi » ; « demain soir » ; « deux jours de congé » ; « après-demain » ; « après l’enterrement ». Le décès de sa mère entraine une modification de son emploi du temps habituel, de ses activités habituelles.

 

* Mais une nouvelle fois, le narrateur-personnage apparaît comme étrange, décalé, au lecteur :

- En tant que narrateur, il utilise un vocabulaire très administratif, donc froid, éloigné une nouvelle fois des sentiments qu’il aurait pu exprimer en ces circonstances : vocabulaire lié au monde du travail (voir ci-avant) ; vocabulaire lié au deuil et à ses conventions sociales (« veiller » ; « présenter ses condoléances » ; « en deuil » ; « l’enterrement »). La fin du paragraphe est pire, pour ce qui se rapporte à ce vocabulaire administratif, ce qui doit presque choquer le lecteur : « une affaire classée », qui désigne la mort de sa mère par un terme très générique, se rapportant à un dossier quelconque, ce qui semble déplacé, d’autant que c’est le personnage lui-même qui l’utilise ; et l’adjectif « classée » est également déplacé car il renvoie au fait de ranger rapidement, d’oublier le décès, alors que le vécu humain fait que ceux qui ont perdu leurs parents mettent du temps à faire leur deuil, à accepter la disparition. « allure plus officielle » est aussi surprenant car l’adjectif « officielle » renvoie à ce qui n’est pas de l’ordre de l’intime mais du domaine public, terme bien sûr ici opposé, dans le cas du personnage qui est directement concerné, à l’aspect très personnel du décès de sa propre mère.

- Le décès de sa mère paraît même presque nié : « Pour le moment, c’est un peu comme si maman n’était pas morte » : l’emploi de la conjonction de subordination « si » introduit une forme d’hypothèse, celle que la mère ne serait pas décédée, ce que la négation indique. Cette phrase vient s’opposer directement à la 1ère phrase du roman, et paraît donc illogique. Le décès de sa mère est acté, une réalité : pourquoi imaginer une autre possibilité dans ce cas ? Le lecteur ne comprend pas forcément ce que le narrateur veut ainsi expliquer.   

- Toujours dans son rôle de narrateur, comme nous l’avons indiqué (verbes d’action ; indications temporelles), il passe beaucoup de temps à indiquer des actes : ce qu’il a déjà fait pour organiser son déplacement et son absence au travail ; son transport ; sa présence sur place. Cela ne laisse pas de place, dans sa narration, à l’expression de ce qu’il ressent, alors que le lecteur l’attendrait.

- Le narrateur offre des indications spatiales précises (et même chiffrées : 80 kms), mais le problème du lecteur est de situer les événements dans le temps. Camus innove ici par l’emploi inhabituel dans un roman (surtout au milieu du XXè siècle) du passé composé à la place du passé simple, qui suggère une narration presque en direct, ce qui contredit les capacités habituelles d’un narrateur qui peut organiser son récit parce qu’il connaît la suite des faits. Le narrateur ne donne pas de dates et semble situer son récit par rapport au moment où les événements se déroulent : les adverbes de temps du 1er paragraphe n’ont de sens que par rapport au présent du narrateur, donc il raconte le jour même des faits, comme dans un journal intime. Ici il utilise des locutions adverbiales, « demain soir » et « après-demain », qui n’ont de sens que par rapport à son présent de narrateur. Mais comme il n’indique pas quand il s’exprime, la précision des indications temporelles, leur multiplication (« à deux heures » ; « dans l’après-midi » ; « quand il me verra en deuil » ; « après l’enterrement »), ne prennent pas vraiment sens.

 

- En tant que personnage, il ne semble pas bien maîtriser les conventions sociales et commet des erreurs de langage : le groupe nominal « excuse pareille » est inadapté, mal choisi, car une excuse renvoie souvent à une forme de raison peu importante, voire à un prétexte. L’adjectif « pareille » renforce en plus le sens du nom, ce qui doit encore plus surprendre le lecteur. Sa citation au style direct « Ce n’est pas de ma faute » apparaît de manière évidente, dans un paragraphe essentiellement narratif ; et là encore le lexique est inadapté, car une faute renvoie à une responsabilité individuelle, qui ne peut être celle du personnage qui n’a pas tué sa mère. La phrase ressemble aussi à celle d’un enfant qui se défend sans véritablement argumenter après une bêtise commise, alors que le personnage est clairement un adulte qui exerce un emploi. Il comprend, trop tard, qu’il s’est trompé : « je n’aurais pas dû lui dire cela » : le conditionnel passé imagine un autre déroulement des faits passés, impossible évidemment à modifier ; « je n’avais pas » et « c’était plutôt à lui » indiquent à l’imparfait les réflexions du narrateur, ses explications sur ce qui aurait dû se dérouler, comme un retour réflexif sur la manière dont l’entretien avec le patron aurait dû se dérouler si Meursault s’était comporté comme attendu par les conventions sociales.

 

* Encore une fois, il est possible de comprendre différemment le personnage, de ne pas le blâmer forcément :

- Les conventions sociales ne sont pas respectées par d’autres personnes que le narrateur. L’environnement du personnage n’est pas très empathique dans les deux premiers paragraphes : comme le télégramme de l’asile n’exprimait aucune compassion pour lui, le patron ne semble pas lui exprimer ses sentiments, et Meursault le comprend : « il n’avait pas l’air content » souligne l’apparence (« l’air ») peu amène du patron, où la négation montre un sentiment inverse à celui attendu (mécontentement du patron qui voit partir son employé pendant deux jours, plutôt que compassion). « C’était à lui de me présenter ses condoléances » souligne que le patron ne l’a pas fait, ce que le lecteur peut désapprouver, comme le narrateur ; l’imparfait du verbe « être » permet au narrateur de rappeler, dénoncer ce qui est attendu, l’expression « présenter [ses] condoléances » renvoyant bien à une convention sociale admise. La critique de la manière dont le patron se comporte continue : « il le fera sans doute après-demain, quand il me verra en deuil » : il faudra donc attendre que le deuil soit visible (habits noirs), comme l’indique le verbe « voir » au futur, pour que le patron prononce les formules attendues dans ces circonstances, ce qui semble particulièrement choquant. L’« allure officielle » renvoie encore une fois à ce qui est visible aux yeux des autres, de la société. Le patron n’éprouve aucun sentiment pour le narrateur, et lui exprimera ses condoléances seulement quand cela sera inévitable car visible.  

- La réflexion sur le décès de sa mère, qui ne serait pas encore réel (l. 10-11), peut aussi se comprendre : Meursault réfléchit à la réaction de son patron, et tente de la comprendre, ce que son hypothèse (« comme si ») nous indique. Son explication est que le deuil n’est pas encore visible, n’est pas encore vécu, accepté. Faire son deuil prend du temps. Lui-même va devoir voir le corps de sa mère puis vivre la cérémonie pour commencer à accepter réellement la disparition de sa mère.

 

3ème partie (l. 13-17) :

 

* Ici aussi le lecteur remarque l’absence d’expression des sentiments de la part du personnage :

- La seule expression de sentiments vient de ses amis et non de lui-même : « ils avaient tous beaucoup de peine pour moi » : le pluriel, exprimé par le pronom personnel « ils », lui-même renforcé par le pronom indéfini « tous », invite à penser qu’ils ont tous exprimé de la compassion pour Meursault, et le nom « peine » relève de ce sentiment. On retrouve le même pluriel quand il quitte le restaurant : « ils m’ont accompagné à la porte », où le verbe rappelle l’amitié ; la solidarité (compagnon = manger le pain avec). La citation donnée par le narrateur, la seule de ce paragraphe, et donc ainsi mise en valeur par le narrateur lui-même, exprime aussi cette douleur partagée : « On n’a qu’une mère ». Le pronom indéfini « on » englobe Meursault dans une situation collective, parmi les autres qui l’entourent à ce moment-là, manière de montrer qu’ils sont attentifs à ce décès tel que vécu par lui.

- Le narrateur se focalise sur ses sensations, ce qui est différent : « très chaud » ; « un peu étourdi ». Ici encore, le fait de n’exprimer que les sensations peut apparaître au lecteur comme étrange au lecteur.

- Il indique être allé au restaurant « comme d’habitude », comme si le décès de sa mère ne devait rien changer à son existence, comme si cela n’avait pas d’importance pour lui.

 

* Le narrateur ne remplit pas totalement sa fonction, ne donnant pas toutes les informations, ou explications attendues par le lecteur. Il ne hiérarchise pas les informations et s’arrête parfois sur des détails insignifiants :

- Manque d’informations : On n’apprend le prénom (pas le nom de famille) que de deux amis, Céleste et Emmanuel. Dans le restaurant, seul celui de Céleste apparaît, et de plus d’abord dans le nom du restaurant (« chez Céleste »), ce qui nous permet implicitement de comprendre qui il est dans ce lieu. Aucune autre information n’est donnée sur les personnages, alors que nous sommes au début du roman, et que la fonction d’un incipit est de glisser des informations pour poser le décor, les personnages et faciliter la compréhension de la suite. Il faut noter aussi que dans l’ensemble de l’extrait, on ne connaît pas le nom du personnage-narrateur ; on ne connaît que très peu de choses de lui.

- Puisqu’il écrit en usant de la parataxe (juxtaposition de propositions grammaticales, de phrases, sans connecteurs logiques ou temporels), il est parfois difficile de suivre son récit, d’en comprendre la cohérence :

Ä Ainsi, il commet une erreur dans le choix des temps verbaux. En effet il débute le paragraphe en évoquant le bus (« j’ai pris l’autobus à deux heures »), donc le début de son voyage vers Marengo. Puis on finit par comprendre qu’il est revenu en arrière, mais sans qu’il emploie le plus-que-parfait qui était attendu, ni de connecteur temporel qui l’aurait indiqué (exemple : auparavant) : il a mangé « au restaurant, chez Céleste » avant de partir, logiquement. Le lecteur a donc du mal à saisir la chronologie des faits. Meursault raconte comme cela lui vient à l’esprit, ce qui renvoie aux hésitations de la partie 1, et à sa manière de se reprendre devant son patron dans la partie 2. Il suit sa propre logique, ce qui déroute donc le lecteur qui n’a pas d’autre accès que lui à ce qui s’est passé puisqu’il est seul narrateur de ce récit. On peut ici imaginer qu’il est revenu en arrière à cause de la référence à la chaleur (« Il faisait très chaud », afin d’expliquer ensuite les raisons de son étourdissement et de son sommeil dans le bus, qu’il ne racontera que plus loin.

Ä Le lecteur peine à savoir pourquoi il ajoute en fin de paragraphe l’information sur le décès de l’oncle d’Emmanuel : elle vient expliquer la raison pour laquelle Emmanuel possède « une cravate noire et un brassard », éléments indispensables à l’époque pour porter le deuil et aller à un enterrement. Cette information n’était pas vraiment importante pour le lecteur.

- À l’inverse, il peut faire un lien logique, mais peu compréhensible, dont le sens n’est pas pour autant plus clair : « J’étais un peu étourdi parce qu’il a fallu que je monte chez Emmanuel ». La conjonction de subordination « parce que » introduit une cause, donc vient expliquer l’étourdissement. Mais en quoi monter quelques marches peut-il provoquer cet étourdissement ? C’est sans doute plutôt que la chaleur est trop forte (rappel du début du paragraphe), que, peut-être, l’assoupissement de l’après-repas le gagne, et que le choc du deuil et la fatigue de l’organisation de son départ précipité commencent à peser sur lui.

 

* Au final, encore une fois, quand on comble les manques, quand on dépasse les choix étranges de narration, on peut se demander si le narrateur n’est pas en fait perturbé par le décès de sa mère, mais qu’il ne sait pas exprimer ses sentiments. Le lecteur, à la 1ère lecture, a tendance à le juger négativement, mais l’apparence qu’il offre est celle d’un être qui déroute car il ne suit pas le comportement habituel, celui attendu par la société. Il est ainsi en marge. L’ambiguïté est entretenue, ce qui ne permet pas de se décider sur le comportement du personnage. Il est encore une fois confronté aux conventions sociales : la phrase de Céleste est très convenue, banale, une vérité presque ingénue (« on n’a qu’une mère »), que la négation restrictive souligne. Et le rappel des éléments vestimentaires attendus (cravate noire et brassard) rappelle encore une convention sociale, que le personnage respecte (l’emploi du verbe « falloir » dans « il a fallu » rappelle que ces conventions s’imposent à lui), même s’il en est un peu éloigné (il emprunte la cravate et le brassard, porte donc ceux d’un autre).  

 

4ème partie (l. 18-22) :

 

* Le narrateur poursuit le récit : il enchaîne les verbes au passé composé : « ai couru » ; « me suis assoupi » ; « ai dormi » ; « me suis réveillé » ; « a souri » ; « a demandé » ; « ai dit ». Donc le narrateur poursuit la chronologie entamée précédemment, répondant aux attentes du lecteur. Pourtant il n’est pas très actif, puisqu’il dort et est même « tassé » contre un passager, comme incapable de se tenir physiquement correctement.

 

* Il n’exprime toujours pas de sentiments. Ce moment dans le bus aurait pu, par la pause qu’il introduit dans le récit (80 kms à parcourir), être l’occasion de revenir par les souvenirs sur sa mère, d’exprimer enfin des sentiments liés à cette mort. Mais ce temps est occupé par le sommeil et l’absence de communication :

- deux verbes font référence au sommeil : « je me suis assoupi » ; « j’ai dormi ». Et ce 2ème verbe est complété par un complément circonstanciel de temps qui englobe la quasi-totalité du transport en bus : « pendant presque tout le trajet ». Le narrateur ne peut donc rapporter des événements qui ne se sont pas produits puisqu’il dormait. Et il ne rapporte pas de rêves.

- De nouveau, on trouve une citation au style direct, mais son rôle est ici paradoxal : « oui » est constitué d’un seul mot, très court, ce qui ne relève pas d’une communication étendue. Le complément circonstanciel de but qui suit ce mot explique en plus au lecteur la raison de cette réponse elliptique : « pour n’avoir plus à parler », où la négation du verbe de parole insiste bien sur son désir de ne pas entrer en communication avec le militaire, s’opposant au verbe de parole « ai dit » qui introduit sa réponse à la question de son interlocuteur. Certes il s’agit de la réaction du personnage à ce moment du récit, mais pour un personnage qui assume la narration, cela paraît contradictoire : un narrateur est celui qui s’exprime, qui raconte et explique, ce que ne fait pas Meursault ici. On pourrait imaginer qu’il aurait souhaité se confier en ces moments difficiles, mais il le refuse ; à réfléchir, sa réaction n’est pas encore une fois absurde car il est possible de se renfermer en soi quand on vit des instants douloureux, ce qui peut laisser penser implicitement que le décès de sa mère l’affecte quand même, malgré les apparences.  

- De nouveau, ce qu’il exprime, ce sont des sensations, sur lesquelles il se focalise : la « hâte » et « la course »  ou les « cahots » supposent une forme de fatigue physique et nerveuse ; les sens de l’odorat (« l’odeur ») et de la vue (« la réverbération ») sont sollicités, pour exprimer des sensations désagréables (odeur de l’« essence » ; reflets de « route » et du « ciel », lumineux certainement), donc une forme de souffrance.

 

* Le lecteur peut être décontenancé ici aussi par les choix de narration du personnage : dans sa narration, s’expliquer sur la raison de son sommeil est important : il use ainsi d’une phrase plus élaborée grammaticalement (« Cette hâte… assoupi ») que celles qu’il emploie souvent, courtes et simples, et d’une formule causale (« c’est à cause de tout cela sans doute ») alors que bien souvent il ne s’explique pas ou use de la parataxe ; la phrase elle-même est construite de telle manière à énumérer tous les éléments qui aboutissent à la conséquence placée en fin de phrase : « je me suis assoupi ». On comprendra en fait plus tard la ou les raisons de cette insistance : le personnage ressent une forme de culpabilité (sans que l’on sache précisément quelle en est la raison), ce qui est déjà notable devant son patron où le terme « faute » (sens moral) est employé ; par ailleurs, il lui sera reproché plus tard de n’avoir pas montré plus de compassion lors de l’enterrement de sa mère et de ne pas avoir ainsi respecté les attendus de tout fils lors de la disparition de sa mère. Il montre donc combien les circonstances ont joué sur sa fatigue, et ont eu des conséquences sur son attitude lors des funérailles. On verra aussi durant le roman qu’il ne supporte pas la chaleur et qu’elle affecte sa compréhension de son environnement.  

 

Conclusion :

* L’ensemble du texte vise à perturber le lecteur devant un personnage qui ne réagit pas comme on l’attendrait, en suivant le comportement habituel d’un être humain devant le deuil d’une personne proche. Et comme en plus il assume la narration, aucun autre point de vue que le sien n’est offert au lecteur. Il est alors difficile de cerner le personnage. Nous avons toutefois vu que le texte reste ambigu, laisse le lecteur devant des interprétations contradictoires. Le personnage semble ne rien éprouver pour sa mère mais des indices laissent à penser l’inverse.

* Camus joue à la fois avec les attendus sociaux (comment se comporter devant l’annonce de la mort de sa mère) et avec les attendus romanesques d’un incipit (donner des informations sur les lieux, l’époque, les personnages, lancer l’action), ne respectant qu’en partie ces attendus, ce qui ne peut que mettre dans l’embarras le lecteur.

* Ce début de roman est resté très célèbre pour ces raisons et parce que l’attitude de Meursault illustre bien l’absurdité du monde, de la vie et de la mort des êtres humains. Meursault en a conscience en quelque sorte et ne peut donc s’investir comme tout le monde dans ce qui lui arrive, et interagir comme les autres.

 

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