jeudi 20 octobre 2022

Lecture analytique linéaire : extrait de La Controverse de Valladolid (J.-C. Carrière)

 


NB. Version théâtrale de l’œuvre.

 

Introduction :

Jean-Claude Carrière a d’abord proposé un téléfilm et un roman autour de cette controverse, en 1992, avant de la réécrire pour le théâtre. Écrivain et scénariste, il s’est souvent intéressé à la philosophie.

Il s’inspire ici d’une controverse réelle, qui s’est tenue au milieu du XVIè siècle, reprenant les mêmes protagonistes. Il s’agissait de décider du sort à réserver aux Indiens d’Amérique en décidant de leur nature : sont-ils des êtres humains à part entière ? sont-ils donc des enfants de Dieu ? C’est l’occasion pour l’auteur de proposer une réflexion sur la colonisation, sur le rapport à l’altérité, et sur le respect des cultures autres.

Il concentre sur trois jours cette controverse, dans une forme de huis clos, dans la salle d’un monastère espagnol, mettant en scène les argumentaires contraires du philosophe Sépulvéda, qui pense que les Indiens d’Amérique sont des êtres inférieurs aux Européens, des êtres du diable, et du religieux Las Casas qui défend leur humanité pleine et entière.

Notre extrait se situe au début de la pièce, au début de la première prise de parole de Las Casas.

 

Structure du texte (mouvements) :

* 1ère partie : lignes 1 à 14 (« … le soleil ! ») : Las Casas remonte aux origines de la colonisation espagnole pour rappeler, afficher la manière dont les Indiens ont été martyrisés par les conquérants espagnols.

a) Lignes 1 à 7 : la soif de l’or ;

b) Lignes 8 à 14 : les marques physiques de l’esclavage

* 2ème partie : lignes 15 à 28 : Las Casas rappelle une autre horreur de la colonisation, les millions de morts provoqués par les colonisateurs.

a) Lignes 15 à 18 : le travail forcé des Indiens dans les mines les fait mourir ;

b) Lignes 19 à 28 : plus généralement, les Indiens ont été massacrés massivement par les Espagnols

 

Le mouvement général du texte montre une émotion croissante de la part de Las Casas qui est révolté par le sort des Indiens, démontre que les Espagnols se sont montrés d’une grande violence. Il évoque progressivement des horreurs qui paraissent de pire en pire. Son argumentation se base sur des faits avérés, des preuves, mais aussi sur l’émotion qui est la sienne et qu’il veut transmettre aux spectateurs (internes au couvent, et externes, aux spectateurs de la pièce).  

 

Problématique :

* Comment Las Casas parvient-il à choquer et révolter les spectateurs par une remise en cause de la manière dont la colonisation s’est déroulée depuis la découverte de l’Amérique ?

* Comment les exemples successifs de Las Casas permettent-ils de dénoncer la violence extrême et morbide que la colonisation espagnole a fait subir aux Indiens ?

 

Analyse linéaire :

1ère partie (l. 1-14)

Il est à noter que les deux sous-parties de cette partie 1 et la 1ère sous-partie de la partie 2 débutent par un complément circonstanciel de temps qui rappelle que Las Casas dénonce l’ensemble de la colonisation espagnole : « Depuis les tout premiers contacts » (l. 1), « Dès la conquête » (l. 9), « Dès le début » (l. 15). Las Casas souligne ainsi que les cas concrets qu’il va évoquer ne sont pas des situations isolées, le fait de quelques soldats, ou d’une période donnée : il s’agit d’un système global.

 

a) Lignes 1 à 7 : La dénonciation de la soif de l’or des Espagnols :

* Les Espagnols sont présentés comme très matérialistes, obsédés par l’or qui les dirige, comme s’ils n’étaient plus maîtres d’eux-mêmes :

- la négation restrictive « n’… que » (l. 1) réduit toute leur existence (« animés » ; « poussés ») à la recherche de l’or.

- la forme passive de la 1ère phrase, montre que « les Espagnols », sujet des verbes « ont paru animés et poussés » (l. 1-2), ne font pas les actions désignées par ces verbes : ils subissent leur passion de l’or.

- l’hyperbole péjorative « la terrible soif de l’or » (l. 2) montre combien Las Casas dévalorise cette recherche incessante de l’or, par l’adjectif « terrible » qui renvoie à la terreur, peur profonde des Indiens face à ces conquérants, mais aussi sans doute de Las Casas lui-même qui semble souligner l’aspect monstrueux, inhumain de ces Espagnols.

- le fait même d’évoquer « la soif » renvoie la quête de ce métal précieux à un besoin primaire, et non à une envie raisonnable. Les paroles des Indiens y font écho puisqu’ils supposent de manière humoristique que les Espagnols « doivent le manger » (l. 5), autre besoin primaire alimentaire.

- L’emploi du verbe « soumis » (l. 6) rappelle encore le fait que les colonisateurs ne se maîtrisent plus, que c’est l’or qui les dirige, comme s’ils n’étaient donc plus des êtres humains doués de raison et de volonté. Le pronom indéfini « tout », répété deux fois dans la même phrase (l. 7), globalise dans une hyperbole la puissance de l’or sur les Espagnols. C’est encore une fois une manière pour Las Casas de dénoncer cette motivation bassement matérialiste des Espagnols qui ne se sont donc jamais intéressés aux populations locales indiennes. 

* Las Casas donne un accent de vérité, de témoignage (il a vécu plusieurs années sur le continent américain) à son propos, ce qui lui donne aussi une force argumentative, par sa précision et son caractère de reconstitution vivante :

- L’usage de phrases rapportées au style direct, phrases prononcées par les deux peuples en présence (Espagnols ligne 4 ; Indiens ligne 5), permet de faire entendre chaque partie en présence, d’imaginer des scènes. C’est aussi une forme de dialogue à distance que Las Casas met en scène.

- Le rappel des bijoux des Indiens est un élément descriptif qui donne un aspect de vérité historique aux propos de Las Casas : « qu’ils découvrirent accrochés aux oreilles des premiers habitants » (l. 2-3). Il s’agit bien d’ajouter une caractéristique pour décrire l’or, puisqu’il s’agit d’une proposition subordonnée relative complétant le nom « métal » (l. 2). La précision des oreilles est aussi une manière de faire imaginer ces personnages. 

* Les Indiens et les Européens sont mis face à face, comparés, par Las Casas. Et il souligne combien ceux qui se croient les plus intelligents, les Espagnols, sont au final les plus stupides, au contraire des Indiens qui se présentent comme plus raisonnables, et donc plus humains :

- Voir l’analyse plus haut sur les Espagnols qui ne se maîtrisent pas.

- « c’est tout ce qu’ils réclament » (l. 3) : les Espagnols sont réduits dans leurs recherches à l’or, qui est d’ailleurs répété trois fois dans la phrase qu’ils prononcent (l. 4), soulignant cette obsession. Les exclamatives montrent aussi leur émotion forte, leur besoin pressant d’obtenir l’or, le fait qu’ils ne pensent plus qu’à cela.

- le fait qu’il y ait deux prises de parole rapportées au style direct fait que les spectateurs les comparent : la première intervention est celle des Espagnols, marquée par cette répétition du mot « or », les trois phrases exclamatives courtes, qui donnent un rythme rapide, haché, et qui montre donc leur grande obsession pour ce métal ; en face (et Carrière fait le lien par le connecteur logique « au point que » qui exprime une conséquence qui exprime une exagération, celle des Espagnols), les paroles des Indiens sont composées d’une interrogation et d’une réponse exclamative (« Mais qu’est-ce qu’ils font avec tout cet or ? Ils doivent le manger ! »), et de phrases plus longues, montrant ainsi qu’ils tentent de donner du sens au comportement déviant des conquérants, en s’interrogeant, et en ironisant sur le fait qu’une telle obsession ne peut s’expliquer que par la réponse à un besoin primaire irrépressible, la faim. Au passage, cela montre qu’ils ont de l’humour, et donc savent mettre la situation à distance pour y réfléchir, marque de leur humanité.

- La dernière phrase de cette première étape de l’intervention de Las Casas met en parallèle, par une comparaison (mot de comparaison « comme ») la désignation du peuple (« les malheureux Indiens ») et un autre groupe nominal, « des animaux privés de raison » : le verbe « traités » rappelle que ce regard sur les Indiens est celui des Espagnols, qui les considèrent comme des êtres inférieurs, qui les rabaissent au rang des animaux. De plus, cette déconsidération est renforcée par le fait que le nom « animaux » est complété par l’adjectif et son complément « privés de raison ». Pourtant, malgré l’emploi de l’adverbe « aussi » (l. 6) en tête de phrase, connecteur logique de conséquence, cette manière de voir les Indiens contraste fortement avec tout ce que Las Casas a dit auparavant, et où ce sont les Espagnols qui ont paru irrationnels.   

Ä Las Casas démontre donc que l’inégalité entre Indiens et Espagnols, dans la colonisation, ne repose pas sur des considérations réfléchies, puisque que le comportement des Européens montrent leur absence de raison alors que les Indiens apparaissent plus réfléchis.

 

b) Lignes 8 à 14 : Les marques physiques de l’esclavage permettent de dénoncer la violence subie par les Indiens :

* De nouveau, Las Casas montre qu’il maîtrise son sujet, peut apporter des détails précis à l’appui de son argumentation :

- il peut parler « sans notes » (didascalie l. 8).

- il rappelle le nom d’un conquérant célèbre, Cortès (l. 9).

- il rappelle aussi une réalité historique, le marquage au fer rouge des esclaves, en précisant la lettre, G. Il peut expliquer le sens de cette lettre, par le biais d’un complément de but : « pour indiquer qu’ils étaient esclaves de guerre » (l. 10). Il évoque aussi une évolution dans le temps de cette pratique : l’emploi de l’adverbe temporel « aujourd’hui » (l. 10) le souligne, comme le remplacement de la « marque », d’« esclaves de guerre » à « nom de leur propriétaire » (l.10-11), et le passage de l’imparfait (« on les marquait » l. 9) au présent d’énonciation (« on les marque » l. 10).  

- La didascalie lignes 13-14 indique aussi une preuve visuelle (« on y voit ») : « quelques dessins ». Le légat « examine » ces dessins, terme qui se rapporte à une observation précise et réfléchie.

* Les Indiens sont considérés comme des objets, des êtres que l’on peut manipuler, à l’instar des animaux :

- La répétition incessante de la formule « on les marquait/marque » met en avant le fait que les Indiens ne sont plus acteurs de leur existence : ils sont en position de pronom COD du verbe, soumis à l’action (indiquée par le verbe « marquer ») des Européens, désignés par le pronom personnel sujet « on ».

- Il est question de « propriétaire » (l. 11), le terme étant répété deux fois, de manière rapprochée, pour insister sur le statut des Indiens d’objets ou d’animaux, de possessions. Un être humain ne peut pas être possédé par un autre être humain, donc ce terme employé par Las Casas vise à choquer les spectateurs. Ce statut avait été annoncé dans une phrase précédente : « esclaves » (l. 10), qui rappelle aux spectateurs actuels le sort des Noirs déportés depuis l’Afrique vers le continent américain, et donc est connoté par cette Histoire atroce. Ce terme fait aussi écho à celui de « conquête » (l. 9), mis en valeur en tête de phrase, qui renvoie à une domination brutale et militaire de la part des Espagnols.  

- La répétition du verbe « marque », repris à la fin de cette 2ème étape du propos de Las Casas par le groupe nominal au pluriel « ces marques », dans une structure identique (pronom personnel indéfini « on » + verbe « marquer »), puis dans la didascalie (« des Indiens marqués au visage » l. 14), insiste lourdement sur le fait que cette pratique est largement répandue et répétée sans cesse. Les Indiens sont donc soumis à ces tortures de manière continuelle, ce qui ne peut que provoquer la pitié pour eux (l’adjectif « malheureux » l. 6, épithète du nom « Indiens », marquait aussi ce pathétique exprimé par Las Casas à l’égard des populations colonisées).

- Ces marques sont physiques, ce qui renvoie bien à une atteinte au corps des Indiens : Las Casas débute d’ailleurs en précisant que ces marques apparaissent sur une partie du corps des Indiens, le « visage » (l. 9) ; et il termine cette partie de son explication par une reprise du terme, au pluriel (« leurs visages »), pour inclure l’ensemble des populations indiennes. Ceci aussi est révoltant, ce que Las Casas recherche. La pratique de la marque « au fer rouge » (l. 9) suggère la souffrance physique des Indiens, et rappelle celle infligée au bétail : les Indiens sont ramenés au rang d’animaux, ce qui était déjà indiqué ligne 7. La comparaison des visages (mot de comparaison « comme ») à « du vieux papier » (l. 12) est encore une manière de dévaloriser les Indiens, en les assimilant à un simple objet banal. Dans le même temps, les spectateurs ne peuvent qu’être révoltés par les pratiques des colonisateurs (désignés de manière collective et indifférenciée par le pronom « on »).  

 

2ème partie (l. 15-28)

Las Casas poursuit sa liste des souffrances abominables infligées aux Indiens, mais ici il en arrive à des conséquences encore plus dramatiques, la mort de très nombreux Indiens. Il existe donc une forme de gradation dans les conséquences de la colonisation européenne. On peut noter que la mort était déjà annoncée dès le début de son propos, par l’adjectif « funeste », épithète du nom « or », ce qui démontre que ce métal précieux est synonyme d’un destin tragique pour les populations locales.

a) Lignes 15 à 18 : Autre dénonciation du sort réservé aux Indiens, le travail forcé dans les mines :

* De nouveau, les Indiens sont présentés sont présentés en situation de victimes :

- l’emploi encore une fois du pronom personnel indéfini « on », pour désigner les colonisateurs, et du pronom personnel COD « les » (l. 15), pour désigner les Indiens, souligne qu’ils subissent.

- le verbe « a jetés » (l. 15) exprime un mouvement violent, physique, où les Indiens sont projetés dans un lieu où ils ne souhaitaient pas venir.

- « en masse » souligne que c’est l’ensemble de la population, ou une grande part d’entre elle, qui subit ce sort de travail forcé dans les mines. Les Indiens sont réduits à une désignation collective indifférenciée (la « masse »), ce qui souligne combien les Espagnols ne les considèrent pas comme des êtres humains à part entière. Cela ne peut que provoquer une réaction de rejet de la part des spectateurs.

- la mort est aussi un sort subi, ce que le lien logique marqué par la conjonction de coordination « et  » placée au milieu de la phrase des lignes 15-16 montre bien : le fait de les avoir envoyés dans les mines a pour conséquence leur mort (« ils meurent »).

- Seuls les oiseaux sont présentés comme actifs : « les puits sont survolés » ; ils masquent (l. 17-18) : les verbes indiquent ce mouvement, que les Indiens ne peuvent plus faire, puisqu’ils ne sont plus considérés comme des êtres libres et même vivants.

* Las Casas insiste lourdement sur la mort des Indiens, afin de susciter l’horreur et la pitié chez ceux qui l’écoutent :

- « ils meurent par milliers » (l. 15) : le verbe au présent d’habitude est accentué par le chiffre imprécis mais au pluriel et qui indique un grand nombre, manière d’indiquer qu’il ne s’agit pas d’un problème anodin et passager, mais massif.

- la comparaison à « l’enfer » (l. 16) fait penser ou aux enfers mythologiques, monde des morts antique, ou à l’au-delà chrétien. Dans tous les cas, le terme est lié à la mort, et est plutôt péjoratif dans le monde chrétien. Le monde souterrain (les tombes ou les enfers antiques) est rappelé par le terme de « puits » (l. 17) qui s’enfoncent dans la terre.

- la couleur des mines, « noires », est connotée et indique l’obscurité, souvent liée au malheur et à la mort. Ceci est renforcé ensuite par le soleil masqué (« ils masquent le soleil » l. 18) : le soleil est synonyme de lumière, de chaleur, donc de vie. Les Indiens travaillent dans un univers où ils sont déjà en dehors du monde des vivants.

- les « oiseaux charognards » (l. 17) sont des animaux qui se nourrissent de cadavres. C’est donc encore une référence à la mort des Indiens dans ces mines qui finissent donc par ressembler à un tombeau gigantesque.

* Las Casas use de l’hyperbole et de la comparaison pour effrayer ses auditeurs. Il veut provoquer une émotion forte, de rejet face à ce que les Indiens subissent :

 - les pluriels se rapportant aux Indiens, comme ceux évoquant les mines ou les « troupes d’oiseaux charognards », présents de manière massive, permettent de donner une image apocalyptique de ce que les Indiens vivent.

- le choix de l’adjectif hyperbolique « effroyable » (l. 16) exprime le sentiment d’horreur de Las Casas, qu’il veut faire partager.

- la comparaison par le biais du comparatif d’infériorité « pires que » est aussi hyperbolique, d’autant qu’il rapproche les mines, lieux terrestres, de lieux de l’au-delà (« l’enfer »), auxquels les humains n’ont accès que s’ils ne sont plus de ce monde.  

- le nombre des oiseaux charognards est accentué par l’emploi au pluriel du nom « troupes » qui désigne un groupe massif d’individus, mais aussi par l’adverbe d’intensité « si » (l. 17) qui précède l’adjectif « innombrables » qui lui-même indique par son préfixe négatif la multitude de ces oiseaux. C’est encore une hyperbole qui vise à frapper l’imagination des auditeurs.  

- Las Casas, encore une fois, fait en sorte que les spectateurs s’imaginent les lieux : il décrit des éléments visibles (les oiseaux), mais aussi olfactifs (« puanteur »). Le ressenti des auditeurs est alors personnel, les images frappantes ne peuvent qu’horrifier et donc révolter.

 

d) Lignes 19 à 28 : Las Casas évoque les massacres des Indiens par les colonisateurs :

Il s’agit pour lui d’accentuer encore son évocation de la violence subie par les Indiens, en rappelant aussi l’aspect militaire de la colonisation, faite non pas seulement en soumettant les populations, mais simplement en les éliminant.

* Las Casas est présenté dès sa première intervention comme un témoin fiable, mais aussi passionné. Le spectateur le découvre en ce début de pièce.

- Comme indiqué déjà dans les analyses précédentes, il possède des connaissances précises sur le sujet : même si le nombre de massacrés donné n’est pas précis, il est évalué : « par millions » (l. 24 & 28). Il écrit aussi « un livre à ce sujet » (l. 21), ce qui démontre son intérêt pour la question, mais aussi sa possibilité de détailler sur de nombreuses pages ce qu’il connaît. Le fait que le légat l’interroge, comme il a prêté attention aux dessins des Indiens précédemment, souligne le rôle ici assigné à Las Casas : il apporte sa réflexion, et ses connaissances, et les autres l’écoutent (même Sépulvéda : opposition entre le gérondif « en parlant » attribué à Las Casas, et l’adjectif « observateur » qui décrit Sépulvéda, lignes 19-20). 

- Las Casas se présente aussi comme quelqu’un qui ne peut masquer ses émotions devant le sort subi par les Indiens : il les disait « malheureux » (l. 6), a insisté sur les souffrances des Indiens (marques sur le visage, travail mortel dans les mines). On nous indique en didascalie qu’il « s’anime peu à peu » (l. 19) : le verbe de mouvement suggère une agitation, mais aussi une émotion grandissante. Une autre didascalie précise comment il a prononcé le mot « millions », sur lequel « il a appuyé » (l. 25) : ce peut être une stratégie de mise en valeur du nombre des morts, mais c’est aussi certainement une marque de ce qu’il ressent, de l’horreur devant les charniers. Enfin, les exclamatives courtes (phrases incomplètes) qui s’enchaînent à la ligne 28 soulignent qu’il ne supporte pas la réaction de Sépulvéda : face au « mince sourire » (l. 25) de celui-ci se déchainent les paroles appuyées de Las Casas, qui répond sur le même lexique (négation devant le verbe « rire » l. 28). Le contraste entre les deux hommes renforce encore le caractère un peu sanguin de Las Casas : « s’anime » l. 19 ≠ « reste »/« calme » l. 19-20 ; « parler sans notes » l. 8 ≠ « prenant de temps en temps une note rapide » (l. 20).

* Las Casas passe à une autre forme de mort des Indiens, revenant à la base de la colonisation, les combats militaires, pour dénoncer encore une fois la manière dont les Espagnols se sont comportés :

- il poursuit son discours très appuyé, choisissant les termes de « massacres » (l. 23) ou « exterminés » (l. 24) pour qualifier les morts suite à la colonisation. Ces deux termes renvoient à des morts très massives, mais aussi à une violence extrême, voire à une volonté délibérée (cf. l’extermination renvoie à la notion de génocide) de la part des Espagnols d’éliminer totalement les populations indiennes.

- la répétition de « par millions » (l. 24 & 28 + dans la didascalie, l. 25) vise à donner une dimension tragique à la situation des Indiens. Le fait de rester dans l’imprécision donne l’impression que ces massacres se sont enchaînés sans cesse, sont tellement nombreux qu’on ne saurait les quantifier. Les spectateurs vont ainsi imaginer le pire.

- la comparaison des Indiens (mot de comparaison « comme ») à « des bêtes à l’abattoir » (l. 28) accentue encore une fois la soumission des Indiens, ramenés encore une fois par les Espagnols à de simples animaux (cf. ligne 7). Cela montre aussi que le seul destin des Indiens est de mourir : les animaux d’élevage sont destinés à être tués. Las Casas montre aussi toute la violence des morts des Indiens : l’abattoir enchaîne les tueries, comme les Espagnols sur le sol américain ; à l’abattoir, pendant longtemps et encore actuellement, le sort des animaux n’est pas considéré, ni leurs souffrances. L’image est volontairement provocatrice de la part de Las Casas qui veut encore une fois horrifier ses auditeurs, pour qu’ils ne puissent pas s’identifier aux colonisateurs (la controverse se déroule entre Européens, sur le sol espagnol). La situation, qui pouvait être, au moment de la controverse, considérée comme normale (le légat dira d’ailleurs peu après que ce sont les aléas habituels de toute guerre), apparaît ainsi comme intolérable, inacceptable.

 

Conclusion :

* Las Casas met en avant de manière frappante pour ses auditeurs la déconsidération des Espagnols pour les Indiens colonisés, qui sont considérés comme des animaux ou pire. Olympe de Gouges au XVIIIè siècle dénonce également toutes les formes d’inégalité, dont celle de l’esclavage qui se mettra en place sur le continent américain, après la disparition des civilisations amérindiennes. Comme elle, Carrière donne à son personnage une passion de dénoncer et convaincre, porté par son indignation.

* Par le biais de son personnage, Carrière en appelle ainsi à ne pas oublier toutes les colonisations et génocides, basés sur la violence et l’ethnocentrisme européen, ce que Diderot, dans le Supplément au voyage de Bougainville, avait déjà dénoncé avec sa diatribe du vieillard tahitien. Le théâtre de Carrière rejoint ainsi le discours du Tahitien, en donnant la parole aux dominés, aux colonisés.

 

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