dimanche 30 octobre 2022

Lecture analytique linéaire : la rencontre de Manon Lescaut et de Des Grieux

 


 

Introduction :

Cet extrait est essentiel puisqu’il rapporte la rencontre des deux personnages principaux de ce roman, le Chevalier Des Grieux et Manon Lescaut. Le roman en est encore au début. Le premier narrateur s’appelle Renoncour, et il est « l’homme de qualité » qui apparaît dans les différents tomes des Mémoires d’un homme de qualité, dont Manon Lescaut est le 7è. Renoncourt vient de céder la place au principal narrateur du roman, Des Grieux lui-même. Ce dernier vient de se présenter : situation sociale, études, projets de sa famille pour lui. Mais la rencontre va bouleverser l’ordre établi.

 

Structure du texte (mouvements) :

* 1ère partie : lignes 1 à 6 (« … aussitôt. ») : Les circonstances. Mise en place de la scène avant la rencontre des deux personnages. 

* 2ème partie : lignes 6 à 12 (« Mais il en resta une… mon cœur ») : La rencontre (visuelle) ; le coup de foudre de Des Grieux.

* 3ème partie : lignes 12 à 20 (« Quoiqu’elle fût… et les miens. ») : La rencontre se concrétise par le dialogue entre les deux personnages.

 

L’ensemble de texte vise à montrer que cette rencontre est comme inéluctable, et que Des Grieux éprouve immédiatement un amour passionné pour Manon, même s’il ne la connaît pas encore.   

 

Problématique :

* Comment ce texte s’inscrit-il dans le topos de la rencontre amoureuse ?

* En quoi cette rencontre amoureuse est-elle placée sous le signe du destin/du tragique ?

 

Analyse linéaire :

1ère partie (l. 1-6) :

 

* Des Grieux met d’abord en place le cadre spatio-temporel de la scène qu’il va raconter : un certain nombre d’indices permettent au lecteur de se situer dans le temps et dans les lieux de la future rencontre :

- indices spatiaux : la ville, réelle, d’Amiens (l. 1) est citée : réalisme du récit, confirmé par une autre ville du nord de la France : Arras (l. 4). Le cadre urbain est rappelé ensuite par le groupe nominal « cette ville » (l. 3). Plus précisément, le cadre de la rencontre va s’effectuer auprès d’une auberge : le complément circonstanciel de lieu « jusqu’à l’hôtellerie » (l. 4) l’indique.

- le mouvement vers ce lieu, qui va y amener Manon, est souligné par la référence au « coche d’Arras » (l. 4), moyen de transport et provenance, confirmé par celle de la proposition subordonnée explicative qui évoque des « voitures » : « où ces voitures descendent » (l. 4-5).

- indices temporels : outre les indices temporels qui invitent à penser qu’une forme de destin s’impose (voir plus bas), certains permettent juste au lecteur de se situer : « la veille même de celui que je devais quitter la ville » (l. 2-3) débute la phrase, situation temporelle (un jour) précisée ensuite par un moment de cette journée, par la proposition participiale apposée « étant à me promener avec mon ami » (l. 3) qui indique un temps de loisir, de détente des deux personnages. 

- Des Grieux en profite aussi pour présenter l’un des personnages qui va avoir une grande place dans le récit à suivre : « mon ami, qui s’appelle Tiberge » (l. 3). Outre le groupe nominal qui précise la relation qui les unit, l’amitié, la proposition subordonnée relative nomme le personnage, ce qui l’individualise aux yeux du lecteur.

* Des Grieux maîtrise l’art du récit afin de susciter l’intérêt du lecteur :

- Le déclenchement des événements se fait progressivement : les temps des verbes indiquent un passage du cadre au début des événements : le plus-que-parfait permet de remonter un peu avant le jour de la rencontre (« j’avais marqué » l. 1) ; l’imparfait évoque le programme fixé (« je devais » l. 2-3). Puis apparaissent des verbes au passé simple qui rompent la tranquillité du moment et le programme fixé : « nous vîmes », « nous le suivîmes » (l. 4).

- Le narrateur use d’une forme de suspense. Il prépare son effet, en retardant l’apparition de Manon, mais en laissant entendre qu’un événement majeur se prépare, que Des Grieux narrateur veut raconter. C’est aussi ce à quoi servent l’arrivée plus tardive des passés simples. L’indication de la « curiosité » (l. 5) des deux hommes doit aussi susciter celle du lecteur. Le choix du point de vue interne soumet le lecteur à celui du narrateur-personnage (la vue : « nous vîmes » ; un sentiment, la « curiosité »). Le lecteur doit aussi suivre le mouvement du personnage qui reconstitue dans l’ordre ce qui s’est déroulé : d’abord la promenade (l. 3), puis l’arrivée du coche (l. 4), et le fait que les deux personnages suivent ce coche jusqu’à son arrêt (« nous le suivîmes jusqu’à l’hôtellerie » l. 4). Enfin, des personnages animent la scène, mais au pluriel et anonymement : « quelques femmes » (l.5). Le lecteur attend donc ce qui doit constituer l’objet du récit, ce qui le justifie (on ne raconte pas ce qui est commun, banal, habituel). Il va falloir attendre la ligne 6 pour enfin évoquer le personnage qui justifie cette mise en scène de la part de Des Grieux (« Mais il en resta une »).  

* Des Grieux souligne qu’une forme de destin guide les deux personnages vers leur rencontre :

- Le temps accable Des Grieux dès le début de cet extrait : Les trois premières phrases lignes 1-2 soulignent que même quand il croit faire un choix, agir (il est sujet du verbe « avais marqué » l. 1, et donc apparemment acteur de sa vie, du choix de retarder son départ -> COD « le temps de mon départ d’Amiens » l. 1), il subit une forme de fatalité qui doit l’amener à rencontrer Manon : il reprend le verbe « marquer » (« que ne le marquais-je ») dans une formule exclamative qui exprime une forme de regret, liée au temps, ce que  montre l’écho entre « le temps de mon départ » et « un jour plus tôt ». Le regret est aussi exprimé par l’emploi de l’interjection « hélas » (l. 1) et par celle du conditionnel passé « j’aurais porté » (l. 2) qui laisse imaginer un autre enchaînement d’événements, une autre existence pour Des Grieux que celle qu’il a menée avec Manon. Le verbe « devais » (l. 3), précédé de l’indication temporelle « la veille » (l. 2), indique encore une fois une ligne d’événements autre, prévue ; mais Des Grieux a modifié son emploi du temps, et cela va entraîner pour lui une autre existence.

- Les lieux sont aussi porteurs d’une forme de fatalité : Amiens est le lieu de la rencontre de Des Grieux et de Manon. L’écho entre « mon départ d’Amiens » et le complément circonstanciel de lieu « chez mon père » (l.2) est synonyme d’une autre vie sans Manon, mais qui ne s’est donc pas produite. L’insistance dans la suite sur la configuration spatiale des lieux souligne que les deux personnages se déplacent pour se rencontrer : le complément du Nom « d’Arras » (l. 4), complément du mode de transport « coche » évoque une provenance extérieure à Amiens mais indique un mouvement qui rapproche les deux personnages de Des Grieux et Manon ; le verbe de mouvement « suivîmes » indique que les deux hommes ne sont pas acteurs de ce mouvement mais le subissent ; « jusqu’à l’hôtellerie où ces voitures descendent » (l. 4-5) prolonge le mouvement du coche qui est désormais aussi celui de Des Grieux, et le verbe « descendre » suppose un arrêt du coche, un mouvement vers Des Grieux qui est dans la rue, que le verbe « sortit » (l. 5) complète.

    

2ème partie (l. 6-12) :

* Manon est immédiatement différenciée des autres personnages :

- l’emploi en début de phrase de la conjonction de coordination « mais » (l. 6), oppose la disparition (« se retirèrent aussitôt » l. 6) de « quelques femmes » indiquée dans la phrase précédente à la présence plus prolongée d’une personnalité unique (« une » + « seule » l. 6). Le lecteur sait que ce qu’il attendu est en train de lui être enfin raconté.

- Si les femmes ne s’arrêtent pas, sont prises dans un mouvement (verbe de mouvement « se retirèrent ») rapide (adverbe de temps « aussitôt »), Manon est présentée inversement : les verbes « resta » et « s’arrêta » (l. 6) indiquent  une forme d’immobilité.

- Manon s’oppose aussi à l’homme qui l’aide, par son âge, et par leur comportement : l’adjectif « jeune » (l. 6) s’oppose au groupe nominal « âge avancé » (l. 7) ; si Manon est arrêtée dans la cour, l’homme s’agite (verbe de mouvement rapide et à l’imparfait, donc mouvements répétés : « s’empressait » l. 8). Elle est sujet d’un verbe au passé simple, au premier plan du récit (« s’arrêta »), quand l’homme est sujet de verbes à l’imparfait (« paraissait », « s’empressait »), qui le rangent au second plan du récit.

* Ce début de première rencontre est mis en scène par le biais du point de vue interne, celui du narrateur-personnage Des Grieux, ce qui permet au lecteur de continuer à imaginer la scène : Des Grieux poursuit son récit en donnant des indications descriptives, donc liées à la vue. Il s’agit du premier contact entre les deux personnages, par la vue. Il décrit les deux personnages (cf. les indications d’âge, voir plus haut), évoque ce qu’ils font (l. 6-8). La vue est soulignée par l’emploi du verbe « paraître » à deux reprises dans ce passage : « paraissait » (l. 7) ; « me parut » (l. 8), et repris (même si c’est en négative) par le verbe « regardé » (l. 9).  

* Le choix du point de vue interne permet également de livrer les premières impressions de Des Grieux et de souligner qu’il est d’emblée sous le charme, amoureux :

- l’adjectif accentué par un adverbe « fort jeune » (l. 6), en apposition, met en valeur un premier élément descriptif, dès le début de la phrase. C’est ce qu’il a remarqué de suite : est-ce que cela indique une forme de naïveté supposée, donc une forme de faiblesse ? est-ce que cela indique une forme de charme physique qui attire Des Grieux ? Cette séduction physique, visuelle, est confirmée par l’emploi de l’adjectif « charmante », lui-même accentué par l’adverbe « si » (l. 8). Le charme de Manon montre aussi l’amour que Des Grieux lui porte déjà.

- les sentiments qu’il lui porte d’emblée sont exprimés par la métaphore habituelle du feu de la passion : « enflammé » (l. 10), puis la référence au siège de l’amour : « mon cœur » (l. 12).

* Des Grieux est immédiatement transformé par cette rencontre. Des oppositions entre ce qu’il était avant de voir Manon et ce qui se déroule désormais soulignent combien il s’agit d’un choc amoureux.

- la structure grammaticale de la phrase « Elle me parut… transport. » l’indique : la proposition subordonnée de conséquence (conjonction de subordination « si… que… ») montre l’effet, la conséquence du charme de Manon (« si charmante » l. 8) sur Des Grieux. La conséquence est indiquée à la fin de la phrase (« je me trouvai… » l. 10-11), et est entre temps interrompue par deux propositions subordonnées relatives qui, par le double emploi du pronom personnel « moi » (l. 8 & 9) qui les met en valeur, rappelle ce qu’il était avant cette rencontre : tout d’abord une forte double négation (« ne… jamais » & « ni »)  montre qu’il ne s’était jamais intéressé aux femmes, à l’amour ; puis l’image de Des Grieux aux yeux des autres exprimée par un double groupe nominal mettant en valeur des traits de caractère mélioratifs dans le cadre d’une société normée, moralisée (« la sagesse et la retenue » l. 10). Ceci s’oppose donc à la suite de la proposition subordonnée de conséquence, à partir de « je me trouvai » : le temps long indiqué par la négation « ne jamais », ou par l’imparfait de description, d’état « admirait », s’oppose au changement brusque, au temps bref de la rencontre, de cet effet de Manon sur lui, par l’adverbe « tout à coup » (l. 10), par le préfixe « en » du verbe « enflammé » qui indique un changement brutal, par le nom « transport » (l. 11) qui indique, au sens propre comme au figuré un mouvement, ici de son cœur.

- la même opposition apparaît dans la phrase suivante, insistant encore sur le changement soudain et brutal que la vue de Manon a provoqué chez Des Grieux : la conjonction de coordination « mais » (l. 11), précédée d’un point-virgule qui sépare clairement la phrase en deux parties distinctes qui s’opposent. La « retenue » citée ligne 10 est ici reprise de deux manières, par deux traits de caractère qui se complètent, le fait « d’être excessivement timide » (l. 11) et le fait d’être « facile à déconcerter » (l. 11). Encore une fois cet état durable exprimé par le verbe « être » (l. 10) est ensuite contredit par l’action de déplacement de Des Grieux exprimée par le verbe au passé simple (action de premier plan) « je m’avançai » (l. 12). Cela ne signifie pas que Des Grieux ne subit plus cet amour, mais plutôt que cet amour provoque chez lui un changement du tout au tout.   

- on remarquera que les traits de caractère de son passé, avant la rencontre avec Manon, sont présentés de manière négative par Des Grieux narrateur, comme l’indique l’emploi de termes péjoratifs comme l’adverbe « excessivement » (l. 11) ou le nom « faiblesse » (l. 12) qui qualifie sa timidité.

* Des Grieux ne maîtrise pas ce qui se déroule, ne se maîtrise pas. Cela renvoie d’une autre manière que dans la partie 1 au destin, voire au tragique. 

- Manon est celle qui agit sur lui (sans l’avoir souhaité, choisi) : dans la partie 1, elle est celle qui agit en s’arrêtant (sujet du verbe au passé simple, indiquant une forme d’action : « s’arrêta » l. 6), elle a un employé qui est à son service (« lui servir de conducteur » l. 7). Ici elle est aussi sujet de la longue phrase qui débute par « elle me parut », où Des Grieux est en position de pronom complément (« me »).

- L’emploi du verbe à la forme réfléchie « je me trouvai » (l. 10) indique qu’il constate qu’il est épris de Manon, sans l’avoir souhaité. Enfin le groupe nominal « la maîtresse de mon cœur » (l. 12) présente Manon comme souveraine, détenant une forme d’autorité, lui-même n’étant désigné dans une forme de métonymie que par une partie de lui-même, son « cœur » qui le guide tout entier.

 

3ème partie (l. 12 à 20)

Le mouvement de Des Grieux (« je m’avançai vers la maîtresse de mon cœur ») poursuit le rapprochement initié dès le début du texte. Ils sont désormais plus proches physiquement. On imagine donc bien que le contact va devenir plus précis.

* Et effectivement un dialogue va s’instaurer entre les deux personnages. Plusieurs indices permettent de le comprendre :

- Tout d’abord un discours narrativisé qui résume le contenu des paroles de Des Grieux, sans les reprendre in extenso : « mes politesses » (l. 13). Le verbe « reçut » (l. 13) indique bien qu’une relation est en train de s’instaurer entre les deux personnages, ce que le lien entre la 3è personne du pronom personnel « elle » et le déterminant possessif de la 1ère personne « mes » suggère aussi.

- Ensuite un discours rapporté au style indirect, introduit par le verbe interrogatif « je lui demandai » (l. 13-14), où les deux pronoms désignant les personnages sont proches (« je lui »), et montrent le rapprochement des deux personnages. La phrase suivante use aussi du style indirect, cette fois pour la première prise de parole de Manon : « elle me répondit » (l. 14-15). La succession de ces deux phrases met en valeur un échange de paroles, donc une proximité nouvelle des deux futurs amants. 

* Manon est présentée comme contraire à ce qu’elle peut paraître : malgré sa jeunesse, elle n’est pas timide et semble posséder une expérience dans ses rapports aux hommes.

- Oppositions entre sa jeunesse (« fort jeune » l. 6 & « encore moins âgée que moi » l. 13, où l’adverbe « encore » accentue cette jeunesse) et son assurance : « sans paraître embarrassée » (l. 13) (la négation rejette ce qu’on pouvait attendre de l’attitude d’une jeune fille abordée par un homme) ; « elle était bien plus expérimentée que moi » (l. 18) (le comparatif de supériorité « plus… que… » met en valeur l’expérience, une forme de savoir apprise par la pratique et non de manière théorique, le comparatif étant en plus renforcé par l’adverbe « bien »).

- L’adverbe « ingénument » (l. 15) paraît presque ironique ici, au vu de cette assurance qu’elle démontre : c’est plus l’apparence qu’elle peut donner à ceux qui l’observent. Le lecteur comprend vite que Manon n’est pas forcément ce qu’elle paraît, ou du moins qu’il s’agit d’un personnage complexe, aux facettes multiples.

* L’amour comme sentiment ou comme relation sensuelle est développé dans cette partie, indiquant de suite ce qui va unir les deux personnages :

- Pour ce qui est de Des Grieux, il multiplie les allusions : « L’amour » est clairement énoncé, et en évidence au début de la phrase qui débute ligne 15. Confirmation de la ligne 12 (« maîtresse de mon cœur »), le même groupe nominal étant d’ailleurs repris ligne 16 (« mon cœur »). En fin de phrase ligne 17 apparaît un autre groupe nominal, « mes désirs », qui peut englober à la fois le sentiment amoureux et une attirance physique. On note encore un autre groupe nominal au pluriel, ce qui en renforce l’ampleur : « mes sentiments » (l. 18). Puisque Des Grieux est le narrateur, il s’épanche bien plus sur son intimité que sur celle de Manon : la multiplication des pronoms personnels et des déterminants possessifs à la première personne montre combien il s’attache ici à dépeindre la naissance subite de cet amour pour Manon.

- Ainsi, pour ce qui est de Manon, les références à l’amour sont moindres. Certes, elle ne le rejette pas (voir l’absence de timidité déjà évoquée plus haut), mais cela ne signifie pas qu’elle ressente une attirance à ce stade pour lui. On note toutefois ligne 19 : « son penchant au plaisir ». Le choix du nom « plaisir » renvoie ainsi plus à la sensualité, à la sexualité qu’au simple sentiment amoureux. Et ce nom est complément du nom « penchant » qui montre, dès l’apparition du personnage dans le roman, combien Manon ne peut s’empêcher de profiter de ce que ses rencontres amoureuses lui offrent. Le choix des parents de l’envoyer au couvent se comprend assez aisément, en opposition avec cette attirance de la jeune fille pour la sensualité : « elle y avait été envoyée par ses parents pour y être religieuse » (l. 15) est repris ensuite par « on l’envoyait au couvent » (l. 19). La deuxième référence à cet objectif se comprend différemment puisqu’elle apparaît après la proposition grammaticale causale ligne 18 : « car elle était bien plus expérimentée que moi ». Et on comprend que cette expérience est liée à des relations amoureuses qu’elle a déjà eues auparavant, malgré son jeune âge, car la première partie de la phrase évoque le fait qu’elle comprend vite l’expression de la séduction de Des Grieux (« qui lui fit comprendre mes sentiments » l. 17-18). Le choix des parents est d’ailleurs confirmé par la suite de la deuxième référence au couvent, par une proposition qui exprime le but : « pour arrêter sans doute son penchant au plaisir » (l. 19), où le verbe « arrêter » énonce clairement la raison du choix des parents de Manon.    

* Le destin est aussi mis en avant dans cette partie, et même de manière plus évidente encore : les deux personnages ne sont pas maîtres de cette rencontre et de ce qu’elle va entraîner :

- Des Grieux n’a pas choisi cette rencontre, ni de tomber immédiatement amoureux de cette jeune femme : il évoque le « dessein » (l. 17) des parents de Manon, qui s’oppose lui aussi à ses désirs personnels à l’égard de Manon, ce que la comparaison « comme un coup mortel pour mes désirs » (l. 17) exprime parfaitement. Ne pas pouvoir poursuivre une relation avec Manon est assimilé à sa propre disparition, comme si plus rien d’autre n’avait d’importance. Le « coup » est un élément extérieur sur lequel le personnage n’a pas prise. Des Grieux est guidé par son amour : « L’amour me rendait déjà si éclairé » (l. 15-16) offre une personnification de l’amour qui est sujet du verbe, et donc dirige les actes du personnage à ce moment-là. S’il perd sa timidité, c’est parce que l’amour lui commande de s’approcher de Manon et de converser avec elle.

- Manon est à Amiens parce que ses parents ont choisi un avenir pour elle : la formule assez impersonnelle « ce qui l’amenait à Amiens » (l. 14) place Manon en position de COD (« l’ »), donc en situation de suivre une volonté supérieure ; la voix passive « elle y avait été envoyée par ses parents » (l. 15) met en avant le fait qu’elle n’a pas choisi de venir en ce lieu (« par ses parents », complément d’agent, indique qui a l’autorité sur elle) ; « malgré elle » (l. 18) rappelle encore une fois l’opposition de Manon à ce que ses parents ont choisi pour elle, cette opposition étant mise en valeur par le présentatif « C’était » (l. 18). On note également que Manon ne semble pas maîtresse de ses pulsions amoureuses : le « plaisir » (l. 19) est en position de sujet, par le pronom relatif « qui », des deux propositions subordonnées relatives « qui s’était déjà déclaré » (l. 19-20) et « qui a causé, dans la suite, tous ses malheurs et les siens » (l. 20). Le passé de la jeune femme exprimé par le plus-que-parfait « s’était déclaré », mais aussi l’avenir commun des deux personnages, exprimé au passé composé « a causé » (avenir que Des Grieux plus âgé, narrateur, connaît et peut donc prédire), est donc soumis à ce « plaisir », aux pulsions amoureuses, sexuelles de Manon. On passe donc des conséquences du « plaisir » sur Manon seule, aux conséquences sur les deux personnages, par l’énonciation distincte mais liée par la conjonction de coordination « et » : « tous ses malheurs » « et les miens ». Les deux possessifs se répondent (déterminant « ses » pour Manon, pronom « miens » pour Des Grieux).

- Le fait de terminer la phrase sur cette anticipation sombre (les « malheurs » est un terme péjoratif, qui indique un avenir bien difficile, d’autant que le nom est au pluriel) laisse imaginer une suite au lecteur, sans que celui-ci la connaisse. Mais on voit bien que l’ensemble du destin tragique des deux personnages s’explique ici, tel que présenté par Des Grieux, par cette attirance pour Manon vers les plaisirs physiques, vers l’amour. Prévoir l’avenir renvoie encore une fois au destin, et au tragique, pour ce qui concerne les deux personnages.

 

Conclusion :

- Cet extrait met en scène un amour qui naît pour Des Grieux de manière immédiate et foudroyante. Il montre combien cette rencontre l’a immédiatement soumis à la passion amoureuse, passion immense pour Manon. Des Grieux reprend ici le topos du « coup de foudre amoureux ».

- L’extrait permet également de présenter Manon, qui entre dans le récit, et de mettre en parallèle sa jeunesse et son expérience amoureuse. Elle est donc immédiatement présentée au lecteur comme un personnage soumis à ses sentiments amoureux, à ses pulsions sexuelles.

- Les deux personnages semblent guidés par une forme de destin, comme si leur rencontre était inéluctable, mais aussi tragique, puisque cette rencontre leur apportera à la fois bonheur et malheur, va les transporter mais aussi les perdre. Les ingrédients de la suite du récit sont ici déjà en germe puisque les soubresauts de la vie commune des deux personnages sont déjà exposés ici. Ce début est donc programmatique.

 

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