Constat
de départ :
Pendant longtemps,
la question ne s’est pas posée avec la même acuité qu’aujourd’hui. En effet les
règles d’écriture des textes que l’on classait et nommait poème
n’appartenaient qu’à ce genre, et ce dès l’Antiquité, en grec ou en
latin : présence de vers, attention portée au rythme créé notamment par le
nombre de pieds ou de syllabes, attention portée aux sonorités (les poèmes
étaient chantés à Athènes, accompagnés à la lyre, ce que le registre lyrique
rappelle).
Pour les auteurs
français, tout ce qui n’est pas poésie est donc prose, ce que le dialogue
humoristique dans la leçon suivi par M. Jourdain dans Le Bourgeois gentilhomme de Molière souligne.
Au XIXè siècle,
pour ce qui concerne la poésie française, les Romantiques, Victor Hugo en tête,
dénoncent la rigueur des règles d’écriture poétique qui régentent le genre,
notamment depuis le XVIè siècle (et leurs auteurs Ronsard, Du Bellay, Labbé).
D’autres, au cours du XIXè siècle, vont bousculer le genre, en variant
la longueur des vers, en se permettant des vers impairs, en étant moins
sourcilleux sur les coupes internes aux vers ou sur l’enchaînement des rimes,
etc (parmi ces auteurs, citons Verlaine, Rimbaud, Baudelaire).
Mais la rupture la
plus radicale peut bien être l’invention du poème en prose, notamment
sous la plume d’Aloysius Bertrand (in Gaspard
de la nuit, 1842). Baudelaire le suivra en publiant ses Petits poèmes en prose (1869). Dès
lors, comment définir la poésie si celle-ci ressemble apparemment, par sa
forme, à toute forme d’écriture littéraire, à la prose ?
La poésie ne s’est
en fait pas noyée dans le reste de la littérature et un certain nombre de
critères perdurent, issus pour certains de l’histoire lointaine du genre,
nouveaux pour d’autres.
Ce qui suit n’est
qu’un essai sans prétention de rassembler certains critères distinguant la
poésie des autres genres littéraires.
Quelques
éléments de définition :
1) Une
attention particulière portée au travail sur la langue
La poésie invente un langage nouveau, ou
réinvente sans cesse la langue dans laquelle elle est écrite, de différentes
manières :
a) Par une attention particulière portée
aux sonorités : Verlaine disait vouloir que la poésie soit de
« la musique avant toute chose ». Ainsi, suivant la musicalité
ancestrale du genre (pensons à la lyre antique, aux liens anciens entre poésie
et chanson), les poètes jouent des puissances évocatrices du langage :
assonances et allitérations, rimes finales des vers ou internes.
b) Par une attention particulière portée
au rythme. Celui-ci est indissociable du jeu sur les sonorités,
puisqu’il crée également une musicalité du texte.
Qu’est-ce qui permet de créer du rythme
dans un poème ? La longueur des vers, régulière ou non ; la longueur
des groupes grammaticaux, que la ponctuation vient mettre en évidence ; la
longueur des strophes, ou des paragraphes, ou du poème dans son ensemble. Même
dans un texte en prose, on peut créer des répétitions rythmiques.
c) Par un jeu renouvelé sur le sens des
mots, sur leur assemblage : les figures de style, mais aussi
les sonorités identiques, associent des mots et des expressions qui ne le sont
pas habituellement ; le choc de certains mots, de certaines expressions
suscite l’étonnement du lecteur voire son incompréhension, le poussant à la
réflexion, à modifier son regard sur le langage et donc sur le monde ; les
ambiguïtés sont habituelles dans la poésie, laissant le texte prendre des
nuances de sens d’une grande richesse.
d) Par une attention portée par certains
poètes à l’aspect visuel du texte : la page devient un espace sur
lequel les mots deviennent images, où leur position fait sens. Exemples :
les calligrammes ; l’analyse de Ponge sur la forme des lettres d’un mot. A
noter qu’au XXè siècle particulièrement, la poésie se rapproche d’autres arts
(peinture, photographie, cinéma, …), et qu’elle montre les liens qui existent
entre cette écriture et ce que l’on qualifie (un peu rapidement sans doute) de
« poétique » dans d’autres productions artistiques.
e) En conclusion : la poésie est une
forme d’écriture qui use de tous les moyens offerts par une langue, et
même se joue des règles de cette langue pour la détourner, l’approfondir, la
renouveler, et offrir au lecteur un texte aux richesses de sens, d’émotions
bien supérieures à ce que peut produire le langage de la vie quotidienne.
2) Des
intentions spécifiques au genre poétique
On peut définir la poésie par l’écriture
particulière qu’elle propose (voir ci-dessus), mais aussi par les intentions
des poètes, par les fonctions, les objectifs, qu’ils assignent à leur art
poétique, et qui distinguent clairement la poésie des autres genres
littéraires.
a) Depuis ses origines antiques, la poésie
est liée au divin : elle pouvait être la voix des dieux, inspirée par eux.
Elle est donc porteuse d’une vérité particulière, auquel le commun des
mortels n’aurait pas accès par ailleurs. Le poète offrirait donc à ses
lecteurs, par un langage forcément particulier, une compréhension du monde, de
l’être humain, grâce à la vérité que les dieux ont placée en lui (les poètes le
pensent dans l’Antiquité), ou parce qu’il serait une sorte de mage éclairé, de
prophète (vision de Victor Hugo). La poésie serait donc une manière pour
l’homme de mieux évoluer dans son univers, et même de percevoir l’avenir
possible d’une société.
b) Puisque le langage poétique use de
toutes les possibilités de la langue pour se déployer, il revêt une force
d’évocation très forte. Il peut donc permettre de transmettre des
messages, d’instruire le lecteur, de changer sa manière de voir le monde,
et donc de s’engager. La poésie a donc souvent permis de dénoncer, de
critiquer, de faire bouger les individus et de participer aux changements
sociaux.
c) Cette force d’évocation lie souvent la
poésie aux émotions, aux sentiments humains, sur lesquels elle mettrait
des mots, qu’elle permettrait, mieux que d’autres genres, d’évoquer, de
retranscrire. C’est à un monde intérieur, intime, que la poésie donnerait
accès. Elle permettrait à chacun de retrouver le reflet de ses tourments
personnels, de ses élans.
d) De manière plus individuelle, la poésie
cherche à emmener le lecteur dans un univers de mystères, d’ambiguïtés,
où il doit être actif dans sa découverte du texte, comme devant un tableau
abstrait. On peut apprécier un poème sans pour autant être capable d’expliquer
ce goût, sans pouvoir interpréter de manière certaine le sens de ce texte.
C’est ce qui fait toute la richesse d’un poème, qui joue des émotions grâce à
sa manière particulière d’employer les mots, de les associer, de jouer sur le
rythme et les sonorités.
e) Lié à ce qui précède, la poésie se
propose de dépoussiérer le langage quotidien. Nous avons tendance à
utiliser des expressions stéréotypées, à ne plus réfléchir à la puissance de
sens de certains mots, à leur polysémie. La poésie fait redécouvrir la langue,
crée des nouvelles expressions, bouscule le lecteur dans son confort
linguistique. Elle peut aussi simplement s’amuser des mots, les employer
simplement pour jouer, ou étonner, sans autre intention.
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