Situation du texte
dans l’œuvre :
Dernière lettre de l’œuvre. Contrairement à de nombreuses
lettres qui donnent la parole à Rica ou Usbek, celle-ci donne la parole à une
femme, Roxane. Depuis la lettre 147, la longueur des lettres a diminué, et
elles concernent toutes la situation dans le sérail d’Usbek, où les femmes
prennent des libertés par rapport aux règles rigoureuses du lieu. Roxane a déjà
écrit à son époux à la lettre 156 pour dénoncer la répression qui s’abat sur
les femmes depuis qu’Usbek l’a demandée. Zachi et Zélis, deux autres épouses,
vont dans le même sens dans les deux lettres suivantes.
Aspects majeurs de
ce texte :
- Cette fin de roman apparaît comme de tonalité tragique :
présence de la mort qui plane sur cette fin de récit, et qui est irrémédiable
(destin implacable) ; sentiments forts et contradictoires mis en exergue (Roxane
est animée à la fois par l’amour et la haine)
NB. La tragédie met en
scène le destin, la fatalité qui pèse sur des personnages qui ne maîtrisent pas
le cours de leur propre vie, et qui connaissent parfois à l’avance ce qui les
attend. Ils tentent de faire des choix, d’être libres, mais les événements s’enchaînent
inéluctablement et les mènent ou vers leur propre mort, ou vers la destruction
de leur environnement familial. Par ailleurs, les personnages tragiques sont animés
de passions, de sentiments forts et excessifs. Les sentiments des personnages
de tragédies sont aussi souvent contradictoires, sont mis en scène dans des
affrontements qui les rendent encore plus expressifs. Le mensonge et la vérité
sont encore mis fréquemment en évidence dans les pièces de théâtre tragiques. L’ensemble
de ces aspects est développé dans cette dernière lettre du roman de
Montesquieu.
- Roxane développe ici une parole de vérité : elle
affirme son refus du paraître et du mensonge (le passé) ; L’aveu de Roxane
dévoile ce qui était masqué, la libère du paraître (le présent de la lettre)
- Les vérités exposées par Roxane lui permettent de
s’affirmer et de prendre l’ascendant sur Usbek : Roxane affirme son rejet
de la soumission à son époux, de la soumission aux règles du sérail ;
Roxane se montre ici une femme libre, qui agit
Structure du texte :
- 1er paragraphe (l. 1-2) et 2ème
paragraphe (l. 3-6) : aveux de Roxane à Usbek : dans le 1er
paragraphe, aveu qu’elle a trompé son époux ; suite de l’aveu dans le 2ème
paragraphe : elle se fait moins elliptique et précise qu’elle a eu un
amant. Elle ajoute qu’elle se suicide et a fait tuer les eunuques.
- 3ème paragraphe au 6ème paragraphe
inclus (l. 7-19) : Roxane poursuit son aveu, se livre. Elle explique son comportement
et accuse Usbek de l’avoir réduit en servitude. Elle montre aussi que son
autorité sur elle n’était qu’apparente.
- 7ème paragraphe (l. 20-23) : mort de
Roxane.
Analyse linéaire :
1er paragraphe (l. 1-2) et 2ème
paragraphe (l. 3-6) :
* annonce de la mort
de Roxane par elle-même :
- annonce dès début du 2è paragraphe (l. 3), mise ainsi en
évidence. 1ère personne du singulier + futur proche exprimé par le
verbe « aller » au présent de l’indicatif suivi verbe
« mourir » à l’infinitif = proximité forte de la mort.
- explication dans la 2ème proposition
grammaticale qui suit : elle va s’empoisonner ; le point-virgule
accentue le passage rapide de l’annonce de la mort à celle du moyen
utilisé ; de nouveau emploi du futur proche.
- suite de l’explication (deux points + conjonction de
coordination « car ») avec usage du conditionnel à la 1ère
personne du singulier et immédiatement adverbe de lieu « ici » =
manière de montrer qu’elle ne peut plus agir sur terre, rester vivante (cf.
verbe « faire » au conditionnel). Le nom « vie » est COI
d’un verbe à l’imparfait (l. 4 : me retenait »), manière de montrer
qu’elle considère sa vie comme appartenant au passé.
- gradation par un nouvel emploi du verbe
« mourir » à la ligne 4, dans une nouvelle phrase, comme une nouvelle
étape : verbe cette fois au présent de l’indicatif = la mort est plus
proche de Roxane. Ensuite, elle se transforme en « ombre » (l. 4),
comme si elle n’existait déjà plus physiquement.
* mort de personnages
autour de Roxane :
- c’est comme si sa propre mort se doublait, était
accentuée, se répandait : mort des eunuques qui la gardaient (l. 5) ;
mort de son amant (emploi de la négation « ne…plus » exprimant une
situation définitive, celle de l’abandon de la vie –l. 4 ; fin du 2ème
paragraphe par un GN « le plus beau sang du monde » renvoyant à la
mort violente de l’amant, fait traditionnel des fins de tragédie. Le sang
renvoie à la fois à une forme de violence et à la mort elle-même : s’il
est « répandu », c’est qu’il y a eu blessure, et qu’il n’anime plus
un corps).
NB. Pendant plusieurs
paragraphes, il n’est plus question de sa mort : il faudra attendre la fin
de la lettre pour y revenir, mais le lecteur ne peut s’empêcher d’avoir cet
élément en tête et il pèse sur l’ensemble des propos de Roxane.
* Roxane avoue à Usbek
son amour pour un autre homme :
- Son amour pour son amant est peu développé mais bien
présent : hyperbole grâce au superlatif « le plus beau sang du
monde » (l. 5-6), qui désigne cet amant par métonymie, et qui met en valeur
l’admiration de Roxane pour cet homme (cf. adjectif « beau » ainsi
accentué). « le seul homme qui me retenait à la vie n’est plus » (l.
3-4) : l’adjectif « seul », placé avant le nom
« homme » qui désigne cet amant met en avant cette unicité, cette particularité
pour Roxane. Et cette proposition grammaticale évoque le fait que cet amant lui
donnait envie de vivre quand la mort de celui-ci appelle la sienne :
renvoi à sa propre vie encadré par ce qui renvoie à la mort de celui-ci
(« le seul homme n’est plus » : proposition principale, qui
encadre la proposition subordonnée relative « qui me retenait à la
vie » = lien fort entre les deux amants).
- Grâce à cette relation amoureuse, le sérail qui était un
lieu de souffrances, une prison pour Roxane, est devenu un « lieu de
délices et de plaisirs » (l. 2) : proposition grammaticale construite
sur l’opposition entre « affreux sérail » (adjectif exprimant une
douleur forte) et les deux noms au pluriel qui se font écho, montrant combien
elle a vécu des moments de pur bonheur en présence cet amant. Les deux noms
suggèrent tout autant un bonheur liés aux sentiments qu’ils se portaient l’un à
l’autre qu’à des plaisirs charnels, ce à quoi peuvent aussi faire référence les
termes de « désirs » (l. 9) et « nature » (l. 10). « bien
accompagnée » (l. 4-5) : l’adverbe au sens mélioratif précède le
verbe qui renvoie au couple (le terme de compagnon, de la même famille, évoque
un lien entre deux personnes, qui partagent le pain, et donc d’autres éléments :
sentiments, pensées).
* L’aveu de Roxane
dévoile ce qui était masqué, la libère du paraître (le présent de la lettre) :
- Affirmation forte dès le début de la lettre, grâce à
l’adverbe « oui », qui précède la phrase déclarative « je t’ai
trompé ». Volonté de Roxane de rompre avec le passé, de ne plus rien
cacher. Les propositions grammaticales juxtaposées qui suivent accentuent
l’effet en détaillant ce que la tromperie annoncée signifie.
- Elle donne sans détours des nouvelles récentes à
Usbek : son empoisonnement (2ème et dernier paragraphes) et
l’exécution des eunuques. Elle utilise surtout le mode indicatif, au passé composé,
afin de livrer ses vérités, comment elle a agi au long des dernières années.
- Elle avoue ouvertement qu’elle a donné une certaine image
d’elle-même, pour masquer sa réelle personnalité, et qu’elle a donc manipulé
Usbek. Plusieurs termes évoquent ce double jeu, cette capacité à
manipuler : « je t’ai trompé » ; « je me suis
jouée » (l. 1) ; « je te trompais » (l. 19). Elle est sujet
actif des verbes, affiche le fait qu’elle est pleinement responsable de cette
hypocrisie passée.
* Roxane affirme son
rejet de la soumission à son époux, de la soumission aux règles du sérail :
- L’autorité de Roxane se révèle par des prises de position
tranchées : « oui » et « non » s’opposent (l. 1 &
9), la négation forte répondant à deux questions rhétoriques qui ne laissent
évidemment pas la parole à Usbek ; nombreuses répétitions de la 1ère
personne du singulier (elle seule a la parole, s’affirme).
- à la ligne 2, le verbe « faire » est encadré par
ce qu’était le sérail avant sa relation hors mariage, et ce qu’il était devenu
grâce à cette relation. Ceci montre combien c’est le fait qu’elle n’est pas
victime mais actrice de sa propre vie qui la libère, et change même son
environnement. La proposition grammaticale débute par « j’ai
su » : le savoir est ici action, pouvoir, capacité à modifier le
sérail tel qu’il lui était imposé. Roxane
se montre ici une femme libre, qui agit.
3ème paragraphe (l. 7-11) :
* Roxane affirme son
refus du paraître et du mensonge (le passé) :
- 1er refus : elle montre qu’elle n’a jamais
été assez crédule pour penser que la situation de femme appartenant à un harem
était enviable : « que je fusse assez crédule, pour m’imaginer »
(l. 7) : le subjonctif montre combien sa crédulité (les adjectif et verbe
« crédule » et « m’imaginer ») n’était pas réelle (noter
l’assonance en [u] qui associe les deux mots) ; elle évoque la liberté de
son « esprit » (l. 10), manière de mettre en avant son intelligence
face aux mensonges du sérail.
- La subordonnée qui débute l. 8 complète « m’imaginer »
(comme la précédente « que je ne fusse… caprices ») et emploie encore
le subjonctif (« tu eusses ») pour montrer combien elle rejette
« le droit » d’Usbek : elle montre ainsi à la fois l’illusion
dans laquelle son époux a vécu et sa propre liberté qu’elle affirme.
* Roxane est animée de
sentiments puissants et contradictoires : amour/haine :
- Le fait d’« adorer » les « caprices »
(l. 8) de son mari est remis en question par la phrase interrogative et
l’emploi du subjonctif « fusse » (l. 7), mode qui exprime
l’éventualité, le manque de réalité d’une situation.
- Reprise de ce mode ligne 8 (« tu eusses ») pour
refuser à Usbek toute autorité sur ce qu’elle pouvait souhaiter (« tous
mes désirs » l. 9).
* Roxane se montre ici
une femme libre, qui agit :
- elle affiche sa liberté sans détours : « j’ai
toujours été libre » (l. 9-10). L’adverbe insiste sur le fait que cette
liberté n’est pas nouvelle, n’est pas seulement celle qu’elle montre aux yeux
d’Usbek par cette lettre et par son suicide. Le verbe « être » met en
valeur un état, un trait de sa personnalité, et non un événement ponctuel. La
liberté fait partie du personnage de Roxane, la définit. L’adjectif « libre »
est doublé par le nom « indépendance » (l. 11) qui clôture le
paragraphe, comme s’il en était le mot le plus important, la conclusion de
cette partie de la lettre.
- Par ailleurs, cette liberté affichée est d’autant plus
mise en évidence qu’elle s’oppose (opposition introduite par la conjonction de
coordination « mais » l. 9, après un point-virgule qui rompt la
phrase en deux parties distinctes) et vient remplacer la
« servitude » (l. 9) subie par Roxane. Elle distingue bien son
emprisonnement dans la vie qu’elle a pu mener au sérail, de la liberté de son
« esprit » (l. 10) qui a toujours été sienne. On peut emprisonner
quelqu’un entre des murs, lui imposer un mode de vie, des tâches, mais on ne
peut lui imposer l’emprisonnement de sa pensée et de son imagination.
4ème paragraphe (l. 12-15) :
* Roxane affirme son
refus du paraître et du mensonge (le passé) :
- 2ème refus (voir le 1er ci-dessus,
au 3ème paragraphe du texte) : elle montre aussi qu’elle a été
capable de jouer de la crédulité d’Usbek en se présentant comme une épouse
fidèle et aimante : « je me suis abaissée jusqu’à te paraître
fidèle » (l. 13) : le verbe « paraître » précède l’adjectif
« fidèle », remettant en cause l’une des grandes vertus d’une femme
vivant dans un sérail, et soulignant combien elle a su créer une image
d’elle-même qui n’était qu’une illusion, ce que le début de la lettre, qui
évoque ouvertement la tromperie, et l’existence d’un amant, avait déjà exposé
clairement.
- Le mot « cœur », qui évoque le plus souvent par
métonymie l’amour (il en serait le siège), apparaît deux fois dans la
lettre : à la ligne 18, il complète le verbe « croire », manière
de montrer toute l’illusion de l’amour qui existait entre eux (Usbek a pu le
croire, mais ce n’était pas la réalité) ; à la ligne 13, le cœur de Roxane
abrite tous les mensonges qu’elle a tus (sans doute tout ce qu’il lui a fait
endurer), ce que l’opposition qui encadre le mot met en avant (« j’ai
lâchement gardé » // « j’aurais dû faire paraître »).
* Roxane affirme son
rejet de la soumission à son époux, de la soumission aux règles du sérail :
- Les volontés d’Usbek sont désignées par des termes
péjoratifs, qui les rabaissent, montrent que Roxane ne les considèrent pas avec
sérieux et respect : « tes caprices » (l. 8) ; « tes
fantaisies » (l. 15).
- Elle oppose les lois d’Usbek, du sérail, de son mariage
avec lui, et sa liberté personnelle : « j’ai réformé tes lois sur
celles de la nature » (l. 10) : le déterminant possessif de la 2ème
personne met en valeur le fait que les règles du sérail ne sont que celles
d’Usbek et non celles de Roxane, qui les a d’ailleurs remplacées, ce que le
verbe « réformer » souligne.
- Elle montre que par le passé elle lui a été soumise, ou a
paru l’être, ce qu’elle refuse à présent : « je me suis
abaissée » (l. 12-13) ; « en souffrant qu’on appelât de ce nom
ma soumission à tes fantaisies » (l. 14-15) (noter l’opposition entre les
1ère et 2ème personnes du singulier) ; « croire
qu’un cœur comme le mien t’était soumis » (l. 18) (noter que le verbe est
de la même famille que le nom de la citation précédente).
- « Tu devrais me rendre grâces encore » (l.
12) : elle cherche, en se mettant à sa place, en lui imposant une parole
qui n’est pas la sienne, à s’imposer à lui ; le conditionnel du verbe
« devoir » souligne cet aspect de conseil, qui n’est pas loin d’un
ordre.
- Elle rejette sa lâcheté, sa passivité passée :
« j’ai lâchement gardé dans mon cœur ce que j’aurais dû faire paraître à
toute la terre » (l. 13-14) : l’adverbe « lâchement » est
associé à une situation passée (verbe au passé composé), et repoussée par le
conditionnel passé, qui laisse à imaginer une autre attitude, qu’elle regrette
ne pas avoir adoptée plus tôt, à savoir prendre la parole, comme elle le fait
dans cette lettre. Cette lettre est en effet un acte de liberté : elle
prend le temps de l’écrire, de l’adresser à son époux, de lui avouer ce qu’il
va considérer comme des crimes. Cette lettre détaille ses vérités, est précise
et relativement longue : elle est ainsi en soi un acte libre de la part de
Roxane.
- Au long du texte, Roxane se montre ici une femme libre,
qui agit : "
de nombreux verbes à la voix active, dont Roxane est le sujet, parsèment le
texte : beaucoup montrent que Roxane est ici un personnage en mouvement,
qui agit, et qui l’a déjà fait par le passé : verbes du 1er
paragraphe ; « je viens d’envoyer » (l. 5 : verbes de
mouvement) ; verbes au passé composé exprimant une action (« j’ai
réformé tes lois » l. 10 ; « « j’ai profané » l.
14) ; le verbe « faire » est répété (l. 2, 12) ; « je
te trompais » (l. 19, noter la valeur : imparfait de répétition) ;
"
on peut noter aussi que cette lettre se présente en partie comme un acte
d’accusation envers Usbek : nombreuses occurrences du
pronom « tu », qui débutent aussi les paragraphes 3 à 6, manière
de le pointer du doigt.
5ème paragraphe (l. 16-17) et 6ème
paragraphe (l. 18-19) :
* Roxane est animée de
sentiments puissants et contradictoires : amour/haine :
- L’amour pour Usbek son mari est nié et remplacé par un
sentiment de haine à son égard : aux lignes 16-17 les deux mots s’opposent
dans la même phrase, placés en fin de chaque moitié de phrase pour se faire
mieux écho l’un à l’autre (« l’amour » // « la haine »). L’amour
entre eux n’existait pas (négation précédente « ne point trouver »),
quand « la haine » est complément du nom du GN « la
violence », pour en renforcer toute la puissance, que le déterminant
« toute » accentue encore. Noter que mot « haine »
réapparaît ligne 23, certes pour noter la disparition de ce sentiment envers
son époux, mais pour aussi en rappeler l’existence.
* Roxane affirme son
refus du paraître et du mensonge (le passé) :
- « tu as eu longtemps l’avantage de croire » (l.
18) : le verbe « croire » fait écho au paraître que Roxane a su
créer, à l’image d’elle-même qu’Usbek avait, mais qui n’était pas la réalité.
Ce même verbe revient à la ligne 19, dans la phrase suivante, toujours lié à
son mari (« tu me croyais trompée »), mais elle renverse la formule,
la tromperie dans une forme de chiasme, qui affiche combien Usbek est en
quelque sorte l’arroseur arrosé (« et je te trompais »).
- « si tu m’avais bien connue » (l. 16-17) :
elle souligne, dans une subordonnée hypothétique, combien son mari n’a jamais
su qui elle était, sa personnalité, ses envies, ce qui lui permet ensuite de
livrer le fond de son cœur dans la proposition principale en évoquant sa haine
pour lui (l. 17).
* Roxane affirme son
rejet de la soumission à son époux, de la soumission aux règles du sérail :
- « tu me croyais trompais et je te trompais » (l.
19) : l’inversion des rôles est visible par la reprise du même verbe mais
en intervertissant les pronoms personnels sujets et compléments.
7ème paragraphe (l. 20-23) :
* L’aveu de Roxane
dévoile ce qui était masqué, la libère du paraître (le présent de la lettre) :
- Le début du dernier paragraphe le met en avant :
cette lettre développe un « langage […] nouveau » (l. 20) :
Roxane ose dans cette missive dire ce qui était tu auparavant. Il s’agit bien
de montrer combien les mots qu’elle choisit d’utiliser désormais ne sont plus
ceux du passé. Le verbe « être » est ici au présent de l’indicatif
pour montrer cette nouvelle attitude qui est la sienne vis-à-vis d’Usbek et
d’elle-même.
* Roxane affirme son
rejet de la soumission à son époux, de la soumission aux règles du sérail :
- Cette prise de pouvoir sur son époux s’affiche aux lignes
20-21, elle utilise le verbe « forcer », associée au pronom personnel
complément « te », pour imaginer (cela reste au subjonctif,
« forçasse ») une situation où elle serait en position de lui imposer
un certain regard sur elle-même.
- « qu’après t’avoir accablé de douleurs » (l.
20-21) : le verbe met en scène aussi le pouvoir qu’elle lui impose, en
remettant en question ses règles et en se suicidant pour se soustraire définitivement
à son autorité.
* retour de l’évocation
de la mort de Roxane :
- la formule « c’en est fait » (l. 21) exprime par
un passé composé un fait accompli, et annonce immédiatement dans la suite de la
phrase le fait qu’elle va mourir incessamment.
- le nom « poison » réapparaît, sujet du verbe
« me consume » où le pronom qui la désigne est COD, manière de
montrer que la mort progresse sans qu’elle puisse l’arrêter.
- « ma force m’abandonne » (l. 22) est placé dans
la même phrase, juxtaposé au poison, et renvoie à l’affaiblissement physique
progressif du personnage, conséquence de l’ingestion du poison. « me
consume » et « m’abandonne » se complètent ainsi l’un l’autre.
- toutes les propositions grammaticales de cette dernière
longue phrase du texte sont juxtaposées (par virgules et points-virgules),
décomposant les derniers instants de la mort de Roxane, pour la mettre en
scène, la laisser imaginer au lecteur, dans un ralentissement narratif.
- les deux dernières propositions la remettent en sujet de
verbes (« je sens », « je me meurs ») : elle est
centrée sur elle-même, sur ses sensations physiques, et le lecteur peut ainsi
comme s’identifier à elle dans ces derniers instants.
- l’emploi du verbe « me meurs » exprime une
progressivité inéluctable de la fin de Roxane. Ce sont ses derniers mots, comme
il s’agit de la fin du roman : cela accentue fortement le fait qu’il
s’agit d’une fin définitive.
Conclusion :
Pas de synthèse de l’ensemble
de l’étude, comme vous devriez le faire lors de l’épreuve orale, mais une réflexion
plus large sur la valeur à accorder à cette dernière lettre des Lettres
persanes et aux dernières paroles de
Roxane.
La mort est-elle une
libération ou la marque d’un échec de la part de Roxane ?
- Au regard de ce qui précède (partie III, sous-parties a et
b), il semble évident que cette dernière lettre est une manière pour Roxane
d’afficher une liberté qui a toujours été la sienne, mais qui ici éclate au
grand jour. Révéler la vérité est un acte courageux (elle-même le note :
« mon courage » l. 21) et une étape de plus vers une libération de
cette femme soumise aux lois de son mari, aux lois d’une société régie par les
hommes. Le fait que Montesquieu, qui a donné longuement la parole à deux hommes
au long de son ouvrage, clôture ce roman par une lettre écrite par une femme ne
peut être anodin. Cela met en avant l’image d’Usbek qui se montre ouvert et
tolérant quand il s’agit d’observer Paris et les Français, mais qui se révèle
un mari jaloux et soucieux de ses droits masculins quand il s’agit du monde
d’où il vient. La lettre de Roxane résonne ainsi comme celle d’une femme qui se
libère du joug masculin : Roxane serait alors comme la porte-parole des
femmes du XVIIIè siècle, y compris françaises, qui subissaient le poids des
traditions régies par les hommes. Le langage nouveau (l.20) est celui des
philosophes des Lumières : l’auteur revendique la liberté de tous de
penser et d’agir, en dehors de tout despotisme.
On peut noter encore que Roxane peut apparaître comme le
double de l’auteur dans la mesure où elle écrit, comme l’écrivain, ce que la
fin de la lettre rappelle : « la plume me tombe des mains » (l.
22). Et effectivement, quand cette plume tombe des mains du personnage, l’œuvre
elle-même s’achève. La plume tombe aussi des mains de Montesquieu.
L’ironie de Roxane (par exemple lorsqu’elle se moque de sa
crédulité à son égard l. 7-9, ou lorsqu’elle lui propose de la remercier
d’avoir suivi ses règles l. 12-15) renverse les rôles, démonte l’autorité
masculine. L’homme est comme un dieu auquel les femmes doivent le respect (le
verbe « adorer » l. 8 appartient au lexique religieux, comme celui de
« sacrifice » l. 12 ou de « profané » l. 14) : Roxane
remet en cause ce statut. Si elle était invitée fortement à adorer Usbek, elle
l’invite dans la fin de sa lettre à « admirer [son] courage » (l.
21) : renversement des rôles.
- Il est possible d’envisager autrement cette fin de
roman : certes Roxane affiche clairement sa personnalité, ses choix,
s’impose à Usbek, mais ceci n’existe que dans cette lettre, dans une
communication réduite puisqu’Usbek ne peut répondre immédiatement. Et ce
« langage […] nouveau » (l. 20) ne changera pas l’existence
quotidienne de Roxane et des autres femmes du sérail puisqu’elle va mourir. La
mort semble être la seule issue possible pour Roxane, parce qu’elle veut
rejoindre l’homme qu’elle a aimé dans l’au-delà (« mon ombre s’envole bien
accompagnée » l. 4-5), mais aussi parce que cette vie dans le sérail,
comme épouse d’Usbek est désormais impossible. Il est fort probable qu’elle
aurait subi ce châtiment mortel de la part de son époux, soucieux de la punir
et de ramener le calme dans son sérail. La manière dont la mort est présentée,
où le poison, comme dans les veines de Phèdre chez Racine, prend son autonomie,
semble faire comprendre que la mort est imposée à Roxane. C’est une autre façon
de considérer cette fin de roman comme une fin de tragédie (cf. partie
I) : le fatum tragique impose la mort à Roxane. Cette lecture est ainsi
plus pessimiste que celle qui envisagerait cette fin de roman comme une
libération de cette femme. Il est d’ailleurs à noter que le prénom de Roxane
peut rappeler certaines héroïnes tragiques car il s’agit de l’épouse
d’Alexandre le Grand (pièce de Racine), et l’héroïne de la pièce de Racine, Bajazet, pièce qui se déroule dans la
Turquie ottomane, ce qui rappelle l’orientalisme du roman de Montesquieu.