mercredi 6 mars 2024

Lecture analytique linéaire : Vieille chanson du jeune temps (Hugo, Les Contemplations)

"La Promenade" (Pierre-Auguste Renoir, 1870)

 

Introduction :

Victor Hugo reste le meilleur représentant du mouvement culturel du Romantisme, qu’il a contribué à initier, et qui occupe la première partie du XIXè siècle. Ce mouvement met en valeur le Moi, la subjectivité, permettant notamment à la sensibilité des poètes de s’épancher, qu’il s’agisse des sentiments amoureux, de celui de la mélancolie ou de la solitude. La nature prend aussi une importance particulière, source d’inspiration des artistes, lieu d’évasion ou refuge hors de l’agitation de la société. Elle se fait aussi le reflet, le miroir des sentiments intimes du promeneur.

Hugo organise son recueil Les Contemplations autour du souvenir de la mort de sa fille Léopoldine noyée dans la Seine en 1843, deux parties intitulées « Autrefois » et « Aujourd’hui », composés chacune de trois « Livres ». Le premier Livre, dont est extrait ce poème, est intitulé « Aurore » et rappelle des souvenirs anciens quand Hugo était élève au Collège, et ses premiers émois amoureux, comme ici.

 

Structure globale :

I- Strophes 1 à 4 (vers 1 à 16) : circonstances de la rencontre et inattention/incompréhension du poète face aux regards de Rose

II- Strophes 5 à 8 (vers 17 à 32) : inattention/incompréhension du poète, qui, ne sait pas non plus comment réagir face aux avances de Rose qui tente d’attirer son attention, de le séduire

III- Dernière strophe (vers 33 à 36) : Conclusion (ou alors on estime que les deux dernières strophes font partie de cette fin, puisque dans l’avant-dernière figurent les prémisses de la prise de conscience du jeune homme)

 À noter toutefois que cette structure n’est pas si rigide que cela : pas d’évolution nette ni de ruptures, sauf pour la dernière strophe qui montre que le jeune homme s’est rendu compte de la situation et regrette son attitude. Certains éléments sont permanents au long du poème (par exemple l’indifférence ou l’absence de réactions du poète jeune).

 

Problématiques possibles :

* Comment Hugo évoque-t-il le cadre naturel d'une promenade pour souligner la naïveté du jeune poète qu'il était ? 

* Comment ce poème met-il en scène le récit de l’échec d’une rencontre amoureuse ?

* En quoi la nature prend-elle ici une place particulière dans l’évocation d’un amour déçu ?

 

I- Strophes 1 à 4 :circonstances de la rencontre et inattention/incompréhension du poète face aux regards de Rose

 

* Strophe 1 (vers 1-4) : mise en place de la rencontre et préfiguration de la suite :

Ä Début du récit de la rencontre :

- Verbes du récit au passé (imparfaits et passé simple) : ce début de poème ressemble au récit d’un événement vécu par le poète, qui le relate ici, le reconstitue.

- Apparition des deux protagonistes, séparés dans deux vers successifs (« je » et « Rose » aux débuts des vers 1 et 2). La négation du vers 1 (« ne… pas »), dès l’entame du poème, montre que le poète n’est pas tournée vers Rose, mais plutôt vers lui-même (répétition des pronoms à la 1ère personne du singulier dès cette 1ère strophe).

Noter toutefois l’apparition du pronom de la 1ère personne du pluriel au vers 3 (« nous ») : réunion des deux personnages séparés aux vers 1 et 2. Cela laisse penser à un rapprochement, une union des deux personnages. Suggestion d’une suite pour le lecteur : rencontre amoureuse.

NB. Seul pronom « nous » du poème tout entier.

- Association de Rose à la nature (vers 2) : succession de « Rose » (prénom issu du nom d’une fleur) et de « bois ».

Ä Annonce d’une rencontre compliquée :

- Toutefois, d’emblée le poète note que cette union ne se concrétise pas : si Rose est associée au verbe de mouvement « venir » (« vint »), est donc actrice de la rencontre, le poète use de la négation au vers 1 pour rejeter Rose, et il ne se souvient plus du sujet de conversation qu’ils ont eu (noter l’imprécision : pronom indéfini « quelque chose » et pronom « quoi »). Se parler, c’est communiquer, être en relation avec l’autre. Ce n’est pas ici le cas : nouvelle négation en fin de strophe, associée encore une fois au pronom « je ».

 

* Strophe 2 (vers 5-8) : indifférence du poète et premières tentatives de Rose (regards) :

Ä Un poète tourné vers lui-même :

- Trois vers débutent par le pronom « je ». Seul le vers 8 évoque Rose dans cette strophe (déterminant possessif « son » + partie de son corps : « œil »).

- Indifférence du poète à Rose :Comparaison du poète (v. 5) aux« marbres » (pluriel = accentuation du terme), donc aux statues immobiles et sans vie, mais aussi au marbre de la tombe, de la mort, ce que l’adjectif « froid » laissait entendre. Manière forte d’exprimer l’absence d’émotions du poète, donc sans doute une critique de la part du poète adulte.

- Si le poète se déplace (Rose est venu, vers 2), ce n’est pas très dynamique, puisque les pas sont « distraits », inattentifs : l’adjectif vient contredire le verbe de mouvement « marchais » et le Groupe nominal « les pas ». Noter l’assonance entre « marchais » et « distraits » qui associe les deux termes, et nuance donc le dynamisme possible du poète.

- Autre acte du poète : le fait de parler (vers 7), mais là encore la suite du vers contredit une possible communication entre lui et Rose puisqu’il évoque la nature environnante et ne semble donc pas s’intéresser à la jeune femme. L’allitération en [r] du vers 7 lie les mots « parlais », « fleurs » & « arbres » : autre manière de montrer une parole tournée vers le décor et non vers Rose. La nature est ainsi un peu décrite, au passage.

Ä Le poète l’observe malgré tout :

- Au vers 8 : Interprétation du regard de Rose qui ne s’adresse pas à lui (sans doute parce que lui parle). Toutefois, un regard lié à un verbe de parole (« dire »), confirmée par la citation au style direct signalée par les guillemets(« Après ? »).

- Opposition entre Rose et le poète par le fait qu’elle veut communiquer avec lui (il communique à propos du décor), et par le fait qu’elle se projette vers un avenir commun à tous deux, veut changer de sujet de discussion (« Après ? »), la forme interrogative appelant une réponse de la part du poète, apparaissant comme une interpellation du poète.

 

* Strophe 3 (vers 9-12) : indifférence du poète et distance entre les deux jeunes gens :

Ä Évocation de la nature :

- « rosée », « taillis », « merles », « rossignols » = présence forte de la nature, du cadre qui les entoure (champ lexical de la nature). Pour l’instant la nature possède ce rôle de décor (ce qui va évoluer dans la suite du poème).

- Mais elle devient également active : sujet du verbe « offrait » (vers 9 et implicite dans le vers 10, donc comme répété) : une nature généreuse, à l’inverse du poète qui ne l’est pas envers Rose. La nature est protectrice : elle est comparée (par le biais d’une métaphore) à des« parasols », qui filtre donc les rayons du soleil ; et peut-être pourrait-on dire aussi que la comparaison avec les « perles » rappelle un collier, un bijou, souvent offert par les hommes aux femmes aimées : le poète n’offre rien ici à Rose.

Ä La nature, dans son comportement, contraste avec celui du jeune homme :

- Il est indifférent à la jeune femme, ne fait rien pour elle : cela met d’autant plus en évidence son comportement, d’autant que Rose est liée à la nature par son nom, celui d’une fleur ; Rose appartient à ce monde naturel.

- Puisque les vers 9 & 10 n’évoquent que la nature, le regard du poète est concentré sur la nature et donc pas sur Rose (vers 9-10).

- De plus, écoute des merles et non de Rose (v. 11) ; et écoute par Rose d’autres oiseaux que le poète (v. 12) : ils ne se rejoignent même pas dans une écoute commune. Distance entre les deux personnages, séparée en deux vers distincts (vers 11 pour le poète, 12 pour Rose, avec en parallèle les oiseaux que chacun écoute à la fin des deux vers (« merles » / « rossignols »). 

- « J’allais » : il poursuit son mouvement (cf. « marchais » au vers 6) = comme une fuite en avant, pour ne pas prendre le temps de s’arrêter devant Rose, de la prendre en compte.

 

* Strophe 4 (vers 13-16) : portrait des deux jeunes gens, opposition entre l’attitude indifférente du poète et les premières tentatives de Rose (encore le regard) :

Ä Distance entre les deux jeunes gens encore une fois :

- Chacun est dans son vers (le poète au vers 13, Rose au vers 14).

- Et mise en parallèle des deux vers par le début où figure un pronom (« moi » ; « elle ») -> opposition entre les deux attitudes (« morose » et les « yeux brillaient », qui laissent penser à une certaine joie, un certain entrain). Le fait que les deux vers ne riment pas ensemble peut aussi montrer cette distance qui les sépare.

- Pourtant les sonorités les rapprochent (« seize » et « ses yeux » ; « air » et « brillaient ») : il suffirait de peu de chose pour qu’ils forment un couple.

Ä Mise en valeur de Rose :

- Elle est cette fois citée en premier (vers 15), avant le poète (vers 16), d’autant qu’elle apparaît en fin de vers, alors que le pronom « me » qui désigne le poète est enfermé au milieu du vers 16. Elle devient clairement le personnage important de ce poème.

- Elle est d’ailleurs plus âgée que lui (mise en parallèle des deux chiffres dans les deux vers successifs : « seize ans » / « vingt ») : elle a plus d’expérience que lui en amour, a donc une forme d’autorité en la matière.

Ä La place accordée à la nature reprend celle de la strophe précédente : mise en valeur de la situation et même participation à cette situation de séduction infructueuse :

- Reprise des oiseaux évoqués dans la strophe précédente (« merles » ; « rossignols »), ce qui montre encore une fois la construction rigoureuse de ce poème, la progressivité, comme leur promenade, qui se poursuit dans les bois).

- La nature est ici aussi active, sujet des verbes (« les rossignols chantaient » ; « les merles me sifflaient »). - Les oiseaux ont tous un son mélodieux normalement, mais les verbes « chanter » et siffler » s’opposent, d’autant que les merles sifflent le poète, que leur cri est destiné à celui-ci : ils se moquent de son incapacité à saisir ce que Rose souhaite. La nature a compris les sentiments de Rose, la soutient dans ses tentatives, dans ses sentiments, et raille le jeune homme qui ne comprend pas, ne saisit pas ce qui est proposé par la jeune femme.

- Noter aussi que le rossignol symbolise l’amour, et est évidemment associé à Rose, qui montre cet amour, contrairement au poète qui ne montre aucun sentiment.

 

II- Strophes 5 à 8 :inattention/incompréhension du poète, qui, ne sait pas non plus comment réagir face aux avances de Rose qui tente d’attirer son attention, de le séduire

 

* Strophe 5 (vers 17-20) : Rose agit plus clairement pour séduire le jeune homme, qui n’est toujours pas attentif à ses tentatives :

Ä Rose devient le personnage principal :

- Le récit reprend : retour des verbes au passé simple. Cela correspond au moment où Rose décide d’être plus entreprenante. Auparavant, seuls ses yeux exprimaient l’amour (vers 8 & 14). Elle agit : mise en valeur du verbe « leva » en tête de vers, et par l’enjambement (le sujet du verbe est au vers précédent).

- Le 2ème passé simple (« vis ») est une réaction de la part du poète, par contrecoup, en réponse à Rose. Il n’est donc pas acteur de ce qui se passe, d’autant que le verbe est encadré par une négation (« je ne vis pas ») qui montre que la tentative de séduction de Rose a échoué. 

- Mise en valeur de Rose en tête de vers et en tête de strophe (vers 17 : « Rose, »), avec une virgule juste après le nom propre, pour le séparer du complément adjectival qui la décrit. Elle occupe trois vers (vers 17-19) tandis que le poète n’apparaît qu’au vers 20.

Ä Rose accentue son entreprise de séduction :

- La séduction s’exprime par l’attention portée au corps de Rose, créant ainsi une forme de sensualité : « hanches » ; « beau bras » ; « bras blanc ». Noter que faire apparaître un bras nu, comme un pied nu plus loin, au XIXè siècle, est sensuel car ces parties du corps sont peu montrées en public. La blancheur de la peau a longtemps été valorisée, un signe de beauté. Rose sait donc ce qu’elle fait : elle provoque le poète en suscitant le sens de la vue.

- Mais elle évoque aussi le sens du goût puisqu’elle attrape un fruit sucré, une « mûre », qu’elle va donc manger. Peut-on aller jusqu’à dire qu’elle est comme un fruit offert au poète, qu’il devrait cueillir ? Hugo homme peut considérer Rose comme un simple fruit dont il pourrait se saisir…

Ä De manière contradictoire, si le poète ne répond pas à ses avances, le poète âgé est capable de se souvenir de détails précis de ce jour :

- « droite sur ses hanches » ; beau bras tremblant » ; « prendre une mûre » ; « bras blanc » : il oppose ceci au fait qu’il n’a pas vu ce bras (vers 20 : ). Disons plutôt qu’il n’a pas réagi, mais en fait il l’a vu. La répétition du nom « bras » (vers 18 & 20), et la rime entre les deux vers (« bras tremblant » / « bras blanc ») : les deux noms sont suivis d’un adjectif qualificatif épithète) met d’autant plus en évidence l’opposition entre les appâts bien visibles de Rose et l’absence de réponse du poète. C’est une manière de montrer sa froideur, sa cécité, donc peut-être aussi une forme de bêtise : jugement de valeur implicite du poète adulte ?

Ä Rose apparaît encore comme lié à la nature :

- Elle cueille sur une branche. Une assonance en [en], une allitération en [r], une rime interne en [br] courent sur la strophe, liant entre autres les parties de son corps citées (« hanches » ; « bras tremblant » ; « bras blanc ») aux « branches ». Et « hanches » rime avec ce dernier mot. Elle est comme un être surgi des bois, peut-être une forme de divinité primitive de la nature. Les bras de Rose sont comme les branches de l’arbre.

 

* Strophe 6 (vers 21-24) : la nature reflète toute la situation :

Ä La nature s’impose ici, pour évoquer l’amour et Rose :

- Cette strophe ne fait apparaître aucun des deux protagonistes du poème, cas unique dans le poème. Mais cela confirme que la nature et Rose ne font qu’un : parler de la nature, c’est parler d’elle. Dans la strophe suivante, elle trempera d’ailleurs dans l’eau « son pied nu » : la nature l’invite donc à venir vers elle, se fait accueillante. Peut-être aussi que cela exprime encore une fois le désintérêt du poète, ou du moins le fait qu’il ne comprend pas la tentative de séduction sensuelle de Rose. C’est comme s’il regardait la nature environnante plutôt qu’elle, comme aux strophes 2 et 3.

- la « nature amoureuse » (v. 23) montre que la nature est personnifiée, et reflète les sentiments de Rose, s’y associe, comme précédemment les rossignols accompagnaient Rose.

- La nature est active et présentée comme belle, comme un cadre agréable pour cette possible relation amoureuse naissante : elle court (pas d’eau stagnante : « courait ») ; elle est « fraîche ». Ici encore les éléments descriptifs sont liés aux sens : le toucher avec la fraîcheur et la référence à la « mousse » comparée au « velours », à une étoffe donc. Il s’agit peut-être d’une suggestion du toucher de la part de la nature, renvoyant à l’idée des deux jeunes gens qui pourraient être amenés à se rapprocher l’un de l’autre, à se toucher. Le cadre de la rencontre est agréable, et beau, comme Rose peut l’être (« beau bras » v. 18).

Ä Dans le même temps, la nature reflète aussi l’attitude du poète : la nature amoureuse « dormait » (l’amour n’est pas révélé) et les « bois » sont « sourds », comme le poète l’est vis-à-vis des propositions implicites de Rose. Ceci est une thématique très romantique (au sens du mouvement littéraire) : la nature est le miroir de l’âme de ceux qui y vivent.

Ä La dualité de la nature peut être soulignée : 

- L’assonance en [ou] occupe toute la strophe et met donc en relation des termes aux sens opposés : « courait » ; « mousses » ; « velours » ; « amoureuse » ; « sourds ».

- Dans de nombreuses strophes, les sens sont évoqués, directement ou non (la vue, l’ouïe, le toucher) : ils sont sollicités, mais ceux du jeune poète ne réagissent pas, sont comme inactifs. C’est encore une manière de montrer que si Rose est en pleine possession de ses moyens physiques, qu’elle en use pour séduire, le poète est à l’inverse sourd, aveugle, incapable de se rapprocher d’elle.

 

* Strophe 7 (vers 25 à 28) : Rose poursuit son entreprise de séduction, en vain :

Ä La dualité des deux comportements est encore une fois mise en avant :

- De nouveau, Rose est mise en valeur en tête de strophe et de vers. De nouveau, elle est actrice du moment, puisque sujet de verbes d’action (« défit », « mit »), au passé simple, qui exprime une action de premier plan.

- À l’inverse, le poète, s’il est sujet d’un verbe au passé simple (« vis »), est associé à une négation totale (« ne… pas »), démontrant son incapacité à comprendre ce qui se passe, à entrer en relation avec Rose.

- La succession des deux verbes associés à Rose (« défit », « mit ») et de celui associé au poète (« vis »), séparés dans des vers différents, souligne encore combien le contraste est grand entre les deux personnages, surtout que les vers 27 et 28 se répondent par la répétition du groupe nominal « son pied ». Le point virgule en fin de vers 27 fait attendre la réaction du poète, qui est donc contraire à ce que l’on pouvait attendre.

- Le fait que trois vers soient réservés dans la strophe à Rose, et un seul pour le poète peut souligner combien il a été aveugle alors que ce que les efforts de séduction de Rose étaient évidents. Le lecteur peut ainsi se moquer de ce personnage naïf qu’est le poète, qui, des années plus tard, se livre sans faux semblants.  

Ä Rose est présentée comme une jeune femme attirante, sensuelle :

- La nudité déjà suggérée aux vers 18 et 20 se poursuit, avec une autre partie de son corps qu’elle montre, le « pied ». Il faut noter que dans le contexte de l’époque, montrer son pied pouvait être signe de sensualité. Le complément « d’un air ingénu » retarde d’autant le COD, d’ailleurs placé dans le vers suivant : le lecteur ne sait pas immédiatement ce que Rose a décidé de faire, comment elle a décidé d’agir de nouveau. Le pied est donc d’autant plus mis en valeur au vers 27, surtout que le nom est répété au vers 28, même si c’est dans une situation de négation.

- L’adjectif épithète « petit » (v. 27) est affectueux. Le poète plus âgé se souvient bien de ce pied, même si à l’époque il ne l’a pas apprécié, n’a pas réagi (une fois encore qu’il avait bien vu, mais est resté insensible : en mettant ceci en valeur, le poète se moque en quelque sorte celui qu’il a été).

Ä Rose est encore une fois comme une divinité de la nature.

- Ainsi, son « air ingénu » est suivi de « l’eau pure », les deux se répondant : l’ingénuité est une forme de pureté d’âme. Et puisque « ingénu » et « nu » riment ensemble, ils se complètent : Rose se livre au poète jeune, veut faire comprendre l’amour qu’elle lui porte.

- Elle est aussi associée à la nature par le fait de plonger son pied « dans l’eau pure » (complément circonstanciel de lieu).

 

* Strophe 8 (vers 29 à 32) : Le poète exprime les sentiments de chacun des deux personnages, comme en conséquence de ce qui a précédé :

Ä Le poète revient sur lui-même aux moments des faits, après s’être focalisé sur Rose.

- Sa réaction avait déjà été notée au dernier vers de la strophe précédente (vers 28), et se poursuit avec l’anaphore du pronom personnel « je » aux vers 29 et 30.

- Les imparfaits des vers 29 et 30 (« savais » ; « suivais ») soulignent combien son absence de réaction a duré, combien il n’a pas été entreprenant mais il l’a laissée seule agir de son côté (et il contraste avec le passé simple du vers 28, qui concernait Rose). Le sens du verbe « suivais » renforce cette passivité du poète face à Rose.

- La négation du vers 29 (« ne ») renforce celle du vers 28, accentuant encore cette incapacité du poète à répondre aux sollicitations de la jeune femme. Elle explique aussi son absence de réaction : il ne manie pas correctement le langage (verbe de parole nié : « que lui dire »), n’est pas doué pour les paroles amoureuses, faute d’expérience peut-être. C’est une manière de suggérer qu’il n’est pas totalement coupable de ce qui s’est passé.

Ä La strophe revient ensuite sur Rose (deux vers pour le poète, deux vers pour elle) :

- Les deux réactions de Rose s’opposent, et les marqueurs temporels « parfois » et « quelquefois » montrent que ces moments sont successifs, et se répètent : « sourire » montre une forme d’optimisme, d’espoir, quand « soupirer » montre une forme d’agacement, de déception face au poète qui ne comprend pas le jeu de séduction qu’elle propose. 

 

III- Strophe 9 (vers 33 à 36) : conclusion du poème

Ä Le poète devient plus attentif à Rose, comprend enfin ce qu’elle voulait obtenir de lui :

- La strophe poursuit ce qui a été suggéré à la fin de la strophe précédente (cf. emploi de « voyant » au vers 31) : la négation restrictive « ne… que » souligne combien cette prise de conscience a été longue à venir, d’autant que la deuxième partie de la négation est rejetée au vers suivant, comme dans une rupture, un allongement du temps. Le poète plus âgé se moque en quelque sorte de celui qu’il était, comme dans un récit autobiographique.

- S’il la voit, il est aussi capable de l’entendre, comme la proposition incise du vers 35 (« dit-elle »), et la citation au style direct (qui nous fait entendre la phrase exacte prononcée) nous l’indiquent.

- L’adjectif « belle » suggère un jugement de valeur esthétique de la part du jeune poète, mais également poursuit la sensualité sous-entendue du bras blanc (d’ailleurs qualifié du synonyme « beau »), du pied nu. Cela souligne encore une fois combien le jeune poète a été ridicule, n’a pas su voir ce qui était plus qu’évident.

Ä Cette prise de conscience est liée à la nature :

- En effet la sortie des « grands bois sourds » (v. 34), déjà cités au vers 24, coïncide avec ce changement d’attitude du poète. Cela signifie-t-il que les bois étaient responsables de cette surdité, et de l’aveuglement précédent ?

- La nature est dans ce poème double : elle est complice de Rose, Rose semble y être associée ; mais en même temps elle est aussi liée à l’attitude du poète. Elle reflète donc l’ensemble des protagonistes, est un personnage à part entière qui agit, reflète ce qui s’est joué entre les deux jeunes gens.

Ä Le récit s’achève : le poète a raté cette occasion :

- L’imparfait du verbe « être » au vers 33 (« était ») semble suggérer que l’occasion est ratée, que l’on ne peut revenir en arrière : le poète a laissé passer sa chance.

- Et comme au début du poème (vers 8), une parole est rapportée au style direct. Si la première laissait entendre un espoir de la part de la jeune femme, ici, elle clôt par un « soit » définitif, que sa syllabe unique rend frappant, et par une négation (« n’y pensons plus ») qui répond à toutes celles qui se rapportaient au jeune poète dans le reste du texte. Elle s’associe à cette indifférence, déclare haut et fort qu’elle ne va plus chercher à le séduire que ce moment est terminé, comme le poème est également en train de se finir. La négation du vers 35 encadre le verbe à la 1ère personne du pluriel (« pensons »), pour le nier, pour rejeter l’idée même de couple que les deux jeunes gens auraient pu former. Et le choix de cette négation particulière (« ne… plus ») renvoie à une situation envisagée, pensée (« pensons ») par Rose, mais qui appartient désormais au passé : « ne… plus » indique le passage d’un état à un autre, sans retour possible en arrière.

- Il est aussi à noter que si la communication était auparavant muette entre les deux personnages (« Après » v. 8 n’était que l’expression des yeux de Rose), elle se matérialise ici par une parole prononcée, que le style direct fait aussi entendre au lecteur : peut-être le rapport le plus direct établi entre les deux êtres, mais il intervient également paradoxalement pour couper toute suite de relation entre les deux jeunes gens. Auparavant, lorsqu’ils étaient dans les bois, c’est la nature qui s’exprimait. Peut-être prenait-elle leur place, ou alors s’exprimait-elle à leur place ?

Ä Le dernier vers ramène au présent du poète plus âgé, à celui qui écrit ce poème de souvenirs, pour montrer son regret :

- Le verbe « pense » est au présent d’énonciation, mais aussi d’habitude : le souvenir de cette scène passée se poursuit jusqu’au moment où il écrit le poème.

- L’adverbe « depuis » est mis en valeur en tête de vers, et par la virgule qui le sépare de la suite de la phrase. Il montre une permanence, entre ce passé et le présent, qui souligne le regret du poète.

- Il est aussi à noter encore une fois que Rose est citée au vers 35 quand le poète l’est au vers 36 : ils sont encore une fois séparés.

- Cette séparation est renforcée par l’opposition entre la négation « ne… plus » et l’adverbe « toujours », que la reprise du même verbe « penser » fait lire en comparaison. Le poète regrette donc son attitude.

Le but de ce poème est à la fois de rappeler les faits, de raconter cet épisode peu glorieux de sa jeunesse, mais aussi de donner une image de ce qu’il était, d’un jeune homme transi, « froid », afin de s’en moquer, mais aussi d’exprimer un sentiment de regret.

 

Conclusion :

* Un poème narratif qui joue de la mise en scène et des codes du récit  pour reconstituer pour les lecteurs un moment intime du passé du poète.

* Un poème souvenir, qui use des ressorts du récit autobiographique, où le poète âgé offre un regard sur les faits et sur celui qu’il était plus jeune, au moment des faits.

* Un poème qui s’inscrit dans la période romantique : liens avec la nature, qui reflète les sentiments des personnages ; choix de vers heptasyllabiques (courts, et au nombre de syllabes impairs) qui rappelle le souhait des auteurs romantiques, Hugo le premier, d’assouplir les règles d’écriture poétique, de révolutionner la poésie :

« […] Et sur l’Académie, aïeule et douairière,
Cachant sous ses jupons les tropes effarés,
Et sur les bataillons d’alexandrins carrés,
Je fis souffler un vent révolutionnaire.
Je mis un bonnet rouge au vieux dictionnaire. »

(« Réponse à un acte d’accusation », in Contemplations, Livre I, poème 7, vers 63-67)

 

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