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Introduction :
Même
si le recueil Mes forêts n’est pas
une œuvre directement engagée et qu’il est consacré à une relation intime entre
la poète et le monde de la forêt, Dorion ne propose pas non plus des textes
évoquant une forme de repli sur soi. Les forêts observées se font aussi l’écho
des problèmes écologiques de notre époque, et de certaines dérives de notre
humanité. Ce poème en est le reflet.
Le
texte appartient à la 3ème section du recueil, intitulée
« L’onde du chaos », et qui évoque à la fois les atteintes à
l’environnement, abimé, détruit parfois, et les catastrophes humaines, ce que
le « chaos » du titre suggère, comme l’épigraphe qui intègre le terme
d’« abîme ».
Ici
encore, les liens entre êtres humains et milieu naturel se tissent, comme entre
l’évocation de réalités tangibles (forêt, économie du monde, …) et un univers
plus intérieur, plus intime.
Structure du poème :
Chaque
strophe correspond à une étape, une partie. Les parties 1 et 2 évoquent une
situation sinistrée, des destructions, des dysfonctionnements, à la fois du
monde et de la poète. La partie 3 semble être la conséquence, comme une
conclusion : le comportement adopté face à tous ces constats est celui du
repli sur soi, pour se protéger des fracas du monde extérieur.
- Partie 1
(strophe 1, v. 1-8) : Un monde naturel détruit, qui engendre un sentiment
intérieur d’abattement
- Partie 2 (strophe
2, v. 9-17) : Des populations en souffrance sur la planète, que la poète
entrevoit à distance, et qui fracassent aussi notre langage
- Partie 3
(strophe 3, v. 18-22) : Conséquence des parties 1 et 2 : le repli sur
soi, vers la nature, pour s’isoler et se protéger
Problématiques envisageables :
* Comment ce poème propose-t-il une image de notre
monde actuel ?
* En quoi les destructions et souffrances du monde
extérieur sont-elles aussi intérieures, intimes ?
Analyse linéaire :
Partie 1 (strophe 1, v. 1-8) : Un monde naturel détruit,
qui engendre un sentiment intérieur d’abattement :
* Un monde naturel en déroute et
inhospitalier :
- La
nature est très présente dans 1ère strophe : champ lexical
de la nature : « temps »
(au sens météorologique, deux occurrences dans cette strophe v. 1 et 5) ; « foudre » ;
« arbres » ;
« pluie » ;
« glace ».
-
Ces éléments naturels sont associés à la destruction, ou à la dégradation :
-> la « foudre »
est un élément naturel souvent craint car il peut provoquer des incendies,
détruire des constructions ou des arbres, et parfois tuer ; elle
représente souvent une forme de colère des éléments naturels.
-> « lambeaux / d’arbres
abattus » : l’absence de ponctuation peut faire lire ici un
enjambement, et donc un même groupe nominal (nom noyau « lambeaux » +
complément du nom « d’arbres abattus »). Les lambeaux renvoient à une
matière déchiquetée, en petits morceaux, détruite. L’enjambement peut illustrer
aussi par ce vide entre les deux parties du groupe nominal l’éparpillement des
éléments d’un même ensemble. Les arbres, au pluriel, peuvent faire penser à une
forêt, ce qui suggère une destruction importante, et l’adjectif qualificatif « abattus » est
en contradiction avec l’image habituelle des arbres, rappelés à d’autres
moments de ce recueil de poèmes, image de la verticalité. Les arbres abattus
sont donc morts, ce que la forme de participe passé de cet adjectif (participe
passé du verbe « abattre ») souligne : la poète constate que
cette situation est déjà passée, ne peut plus être évitée.
-> la « pluie
maigre » et la « glace »,
deux éléments aquatiques, peuvent renvoyer
l’hiver, à une nature figée, comme morte. L’adjectif qualificatif
épithète « maigre » peut surprendre : on peut penser à un
déficit de précipitations, à la sécheresse qui sévit dans certaines régions du
globe. « qui
fondent » renvoie-t-il seulement aux rêves ou également à la glace
du vers précédent ? On peut alors penser au réchauffement climatique qui
provoque la disparition des glaces des pôles mais aussi sur certains sommets de
montagnes.
-
On a donc l’impression qu’Hélène Dorion dresse une forme de constat
accablant d’une situation de la nature qui souffre, disparaît, ce qui fait
écho à la situation actuelle de l’environnement sur notre planète.
L’emploi
du présent (« Il
fait » X 2 ; « fondent ») semble être celui de la description et de
l’énonciation, renvoyant à un regard porté en ce moment (le recueil date de
2021) sur notre monde naturel.
Et
la polysémie du substantif « temps », qui désigne à la fois l’époque
actuelle et la météorologie, indique que le regard de Dorion sur notre
actualité se porte sur l’état de notre environnement naturel.
* Ce monde naturel dégradé est aussi celui
des êtres humains, un monde intime, intérieur :
-
Le vers 3 l’indique : « au-dedans
de soi ». Ce complément circonstanciel est mis en valeur par le
fait qu’il occupe la totalité de ce vers. L’absence de ponctuation permet une
lecture des vers de deux manières différentes : faut-il effectuer une
pause après le vers 2, et lire le vers 3 avec les vers 4 à 8 ? Ou peut-on
enchaîner la lecture des vers 1-2-3, et effectuer une pause à la fin de ce vers
3 ? Au final cela ne change pas le sens à donner à cette strophe :
encore une fois Dorion effectue un lien entre l’état de la nature et l’état
intérieur des êtres humains.
-
La conjonction de coordination « et » permet aussi d’unir, voire même de fusionner ce
qui se réfère à la nature et à l’intériorité humaine : « un temps de foudre et de
lambeaux » unit un élément naturel et ce qui rappelle le plus
souvent des vêtements déchirés ; « un temps de glace et de rêves »
enchaîne de la même manière un élément naturel et une faculté humaine.
- Le
lien est aussi celui de l’état de la nature et le nôtre : ainsi nous aussi
pouvons être « abattus »,
c’est-à-dire tristes, déprimés. Nous pouvons ressentir une forme de
froideur intérieure, une absence de sentiments et d’émotions, que la pluie et
surtout la glace indiqueraient. « le dos courbé » illustre de manière physique,
visuelle, ce même abattement, cette courbure étant renforcée dans le même vers
par le « poids »
qui semble donc peser sur les épaules, sur les cœurs des humains. Le « labyrinthe »
peut aussi indiquer que nous sommes, face à ce monde naturel qui se dégrade,
perdus, sans repères. Et les « rêves
qui fondent » mettent en valeur une perte d’espoirs en l’avenir, de
s’y projeter.
Partie 2 (strophe 2, v. 9-17) : Des populations en
souffrance sur la planète, que la poète entrevoit à distance, et qui fracassent
aussi notre langage
* Dorion poursuit son constat d’un monde tourmenté,
de souffrances, en se focalisant désormais sur des aspects plus humains :
-
Les « chiffres »,
« nos mots »,
les « lettres »
et les trois sigles (« pib »,
« nip », « fmi ») renvoient à des langages humains,
mathématique ou littéraire. Cette strophe 2 met donc l’accent sur l’humanité.
« l’écran » renvoie bien entendu à l’ensemble du monde numérique,
accessible par le biais des ordinateurs, smartphones, donc à des fabrications
et à des facultés humaines.
-
Le vers 9 dans son ensemble énonce dans une forme d’énumération des souffrances
présentes sur notre planète : les pluriels de « guerres », « famines »,
« tristes duretés » montrent que ces phénomènes sont nombreux
et se répètent, accentuant donc leur caractère abominable. Le troisième groupe
nominal se fait plus vague (« duretés » ne renvoie pas à une
situation particulière, mais au ressenti des populations qui subissent des
catastrophes diverses) et insère une marque de jugement de la part de la
poète : « tristes ». L’absence de déterminants met aussi plus en
valeur l’enchaînement des groupes nominaux, comme si ces événements étaient
inéluctables, malheureusement.
- « l’inquiétude »,
sentiment humain, suggère que l’humanité n’est pas sereine, s’angoisse, pour
son présent et son avenir.
-
Les sigles de la fin de la strophe (« pib », « nip », fmi ») évoquent aussi
des éléments humains, économiques notamment. Par leur assonance en [i], ils se
font écho, et semblent enfermer les êtres humains dans des réalités éloignées
des émotions, de l’empathie. Les trois sigles peuvent renvoyer à une vision de
l’économie mondialisée, libérale, qui provoque aussi de grands déséquilibres entre
populations, et nourrit aussi la pauvreté (ce que le terme
« famines » disait déjà). On critique souvent l’utilisation de
l’indicateur du PIB car il réduit un pays à une forme de richesse, ou de
pauvreté, qui ne dit rien de sa population par ailleurs. Le FMI symbolise
souvent cette économie dominée par les pays riches, qui impose des solutions
drastiques aux populations, et qui est donc peu humaniste d’une certaine
manière. Et le code du NIP réduit l’individu à n’être qu’un chiffre. Dorion
critique donc ici une forme de langage qui réduit l’humanité à des équilibres
macro-économiques, à des échanges financiers (le NIP sert notamment dans les
puces des cartes bancaires).
* Dorion use toujours d’images de la nature
pour évoquer les malheurs humains :
-
La saison froide évoquée par la glace au vers 5 est reprise ici plus
explicitement : « c’est
seulement l’hiver ». Le présentatif « c’est » et l’emploi
du présent d’énonciation rappellent encore une fois que la poète fait un
constat sur ce qu’elle observe (ce que « l’écran » indique, puisque
l’écran renvoie les images, les informations du monde). L’hiver est la saison
où la nature semble dénudée, presque morte : l’écho entre les vers 9 et 10
est ainsi évident, la poète insistant sur le fait que notre époque offre un
spectacle de désolation, que ce soit sur l’état de la nature ou sur celui des
situations des populations de nombreux endroits de notre planète. L’hiver est
donc la métaphore de cet état. L’emploi de l’adverbe « seulement »
enferme, restreint notre monde actuel à n’être que cet « hiver »,
cette désolation.
-
Une autre métaphore vient montrer que le lexique de la nature permet de rendre
compte de notre situation : « les orages de demain ». Comme la
« foudre » (v. 1) à laquelle il est ici fait écho, ce phénomène
météorologique symbolise le danger, les tourments, des catastrophes, des
destructions possibles, ce que l’emploi du pluriel (« orages »)
renforce en indiquant son caractère répétitif. On note aussi que les adverbes
de temps « aujourd’hui »
et « demain »
se répondent, chacun à la fin de deux vers successifs : si nous vivons des
catastrophes actuellement, elles se poursuivront dans l’avenir. Le tableau
que dresse la poète de notre monde est donc ici très pessimiste, poursuivant
l’abattement indiqué à la strophe 1.
* Cette destruction atteint même le langage,
la capacité à dire le monde, ce qui doit frapper les lecteurs, puisque
cette idée est énoncée par une poète, qui, à l’inverse de ces langages en
échec, se doit de porter la voix des humains par ses textes.
-
Dorion l’annonçait déjà à la fin de la strophe 1 : elle terminait par « le poids des
silences », silences exprimés visuellement par l’espace blanc
laissé en fin de strophe. Il ne s’agit pas ici de silence porteur de sérénité,
mais bien d’un prolongement des destructions initiées dans la strophe 1 :
le désert de la nature devient aussi celui des mots.
-
Cet échec du langage est d’abord celui du langage mathématique : « des chiffres pour ne rien
dire ». La négation suggère l’incapacité absolue de rendre compte
de notre monde par ces éléments de description que sont les chiffres. L’emploi
d’un complément circonstanciel de but (grâce à la préposition
« pour ») semble suggérer que ceux qui utilisent ces données
souhaitent surtout ne rien exprimer, voire peut-être embrouiller les lecteurs
et spectateurs. C’est une forme de dénonciation par Dorion de l’utilisation
erronée des statistiques, des sondages, de toutes les données qui sont
présentées de telle manière à offrir une image peu conforme de notre
réalité ; on note d’ailleurs que grammaticalement, il faut lire ensemble
les vers 13 et 14 : « des
chiffres pour ne rien dire / de l’inquiétude ». Les chiffres
permettent de masquer nos angoisses devant les catastrophes du monde, de ne pas
les exprimer.
-
C’est ensuite notre « inquiétude »,
nos angoisses face à notre monde violent, dégradé, « qui brûle nos mots » : l’image
du feu semble en partie faire penser aux incendies qui détruisent les forêts
(notamment canadiennes) ; cette image porte en tous les cas l’idée de la
destruction du langage. Les humains se retrouvent dans l’incapacité de dire
notre monde actuel, d’en rendre compte, de le décrire. C’est une faillite du
langage, et donc de nous-mêmes, qui sommes des êtres de parole, de pensée.
-
Dorion rebondit de vers en vers sur cette destruction du langage : des « mots »
brûlés, on passe aux « lettres
échevelées », elles-mêmes « bientôt cassées ». Dorion illustre
cette destruction, puisque des mots, suite de lettres, qui ont un sens, elle
passe aux lettres qui, seules, ne disent rien. Les deux adjectifs successifs
qui caractérisent les lettres montrent aussi une progression (temporelle,
chronologique) vers la disparition du langage : « échevelées »,
au sens figuré, renvoie à ce qui est désordonné, excessif, donc non
contrôlé ; « cassées » illustre le fait qu’après ce désordre
survient la destruction.
Cette
progression est ensuite illustrée par les exemples annoncés par la conjonction « comme », de
sigles, de suite de lettres, formant des sortes de mots (acronymes) d’une seule
syllabe et de rois lettres : « pib », « nip », « fmi ».
Visuellement nous assistons à la fin du langage, ce que les blancs après
« pib » (fin de vers), entre « nip » et « fmi »,
puis après « fmi » (fin de vers et de strophe) soulignent encore plus
précisément.
-
Que veut dire Dorion ? Elle s’oppose à un type de langage qui réduit l’humanité
à des codes, à l’économique, et ne permet pas non plus de prendre en compte les
misères actuelles de la planète.
Partie 3 (strophe 3, v. 18-22) : Conséquence des parties
1 et 2 : le repli sur soi, vers la nature, pour s’isoler et se protéger.
* Une strophe en forme de conséquence des
précédentes :
-
La reprise anaphorique de l’expression « il fait un temps » (v. 1 puis v. 18)
permet au lecteur de lier le contenu des strophes 1 et 2 à celui à venir dans
cette 3ème et dernière strophe. Si la strophe 2 se projetait vers un
avenir sombre (« demain », « bientôt »), nous revenons ici
au présent (« il fait »).
-
Les strophes 1 et 2 ont élargi progressivement le regard à l’ensemble de la
planète, des êtres humains. A l’inverse ici, l’espace proposé est plus intime,
celui des « maisons »,
et il se retreint comme l’indique le verbe d’action « s’enfermer ».
-
Le poème se lit en une forme de boucle puisque nous avons débuté avec les « arbres » (v.
2), et qu’ici il est question de « forêt » (v. 19).
* La forêt se présente comme un refuge, une
protection :
-
Puisqu’il a été question, notamment dans la strophe 1, de dangers naturels, il
est logique de « s’enfermer »,
d’être donc protégé par des murs et un toit, plutôt que d’être en plein air.
-
Le complément circonstanciel « dans
nos maisons de forêt », qui occupe un vers entier (mis ainsi en
valeur de manière autonome), évoque un espace familier, personnel, qui
développe l’idée de protection, de cocon, déjà exprimée en partie par le verbe
« s’enfermer ». Le fait que « de forêt » se retrouve en
position de complément du nom « maisons » peut étonner, mais offre
ici une image de la forêt comme habitat, comme lieu où l’être humain peut se
retrouver, être à l’abri des catastrophes naturelles (strophe 1) et humaines
(strophe 2).
* Le lien entre la nature et l’être humain
est rétabli :
-
Comme dans la strophe 1, Dorion associe des éléments naturels et des éléments
humains : le vers 19, comme nous l’avons vu (cf. v. 1,
5-6) associe ici encore , dans un même groupe nominal la forêt et une construction humaine.
- Une
intimité se renoue entre nous et la nature, puisque nous sommes présentés comme
capables d’écouter et comprendre le langage de la nature : « avec le bruit secret des
nuages ». L’adjectif « secret » indique que ce
« bruit » n’est pas accessible à tous, qu’il nécessite d’y être
initié. Et habituellement, un secret existe entre des êtres proches, qui se
font confiance : cette proximité serait celles des êtres humains et des
« nuages », éléments naturels vaporeux et a priori silencieux !
-
On note que l’enfermement (le retour sur soi, peut-être, comme au vers 3) n’est
pas emprisonnement, au contraire, puisque les nuages évoquent l’espace aérien,
ce que le « souffle »
suggère aussi par le déplacement, le mouvement qu’il implique, comme le
complément circonstanciel de lieu « de l’autre côté de la nuit » qui indique un passage
vers un ailleurs.
-
Dorion semble donc donner une forme de solution aux catastrophes énoncées
précédemment : à la fois une forme de retour sur soi, non pas égoïste,
mais pour se ressourcer, s’écouter, et un retour vers la nature, qui peut
permettre de dépasser « la
nuit » dans laquelle nous errons (symbole de la nuit comme
aveuglement, comme espace ou temps de peurs, de malheurs).
Conclusion
*
Ce poème contraste avec d’autres textes du recueil qui proposent une vision
plus apaisée de la nature, de l’environnement de la poète. En effet, il met en
valeur une nature détruite, abîmée, et ces souffrances de la forêt sont aussi
celles des êtres humains, soumis à une déshumanisation où le langage même est
en faillite, peine à rendre compte de notre monde.
*
Ce pessimisme est contrebalancé, comme souvent dans ce recueil, par une
ouverture finale qui semble proposer un autre rapport à la nature, qui permettrait
à chacun de retrouver sérénité et équilibre. C’est peut-être une solution que
Dorion indique : la forêt pourrait nous offrir une nouvelle maison, au
sens métaphorique, un apprentissage d’une autre relation aux autres et à
soi-même.
* Cette relation particulière à
la forêt fait écho à des œuvres assez récentes, qui explorent de nouveaux
regards portés sur la forêt. Ainsi, deux témoignages d’amoureux de la forêt ont
connu un grand succès : le forestier allemand Peter Wohlleben montre avec
talent, dans La Vie secrète des arbres
(2015) que la forêt est un monde vivant complexe et à réévaluer par les êtres
humains ; Edouard Cortès, en France, publie en 2020 Par la force des arbres, où il raconte ses mois passés sur un
chêne, vivant au rythme de cet arbre et de l’environnement naturel dans lequel
il a installé sa cabane.