Introduction :
Après
avoir déjà été séparés et réunis plusieurs fois, les deux personnages de Des
Grieux et Manon vont ici se retrouver. Suite à leur vol de l’argent et des
bijoux de M. de G… M…, les deux amants ont été emprisonnés, Manon à l’Hôpital,
et Des Grieux à Saint-Lazare. Des Grieux s’est évadé, en tuant au passage un
religieux. Et ici il organise l’évasion de son amante, grâce à l’aide de son
nouvel ami M. de T… et en déguisant Manon en homme.
Structure du texte
(mouvements) :
*
1ère partie : lignes 1 à 10 (« … décemment à la porte. ») :
Le travestissement de Manon : la préparation de l’évasion.
*
2ème partie : lignes 11 à 16 (« Le reste du jour… séparé
de Manon ») : L’évasion de Manon de l’Hôpital.
*
3ème partie : lignes 17 à 24 (« Ce transport… ») :
Les réticences du cocher : dernier obstacle à la fuite.
L’extrait
s’organise sur l’organisation de l’évasion, et sur des obstacles à cette
évasion. Le suspense est ainsi entretenu jusqu’à la fin de ce passage pour
savoir si le plan réussira ou non. Le mouvement général du texte rapproche
progressivement les deux amants, dans une liberté retrouvée pour Manon.
Problématique :
* En quoi cet extrait, romanesque,
maintient-il le suspense sur l’issue de la réalisation du plan élaboré par Des
Grieux (et son ami) ?
*
En quoi le déguisement est-il mis au service de la tension dramatique de tout
ce passage ?
Analyse linéaire :
1ère partie (l. 1-10) :
* L’outil principal de l’évasion est
le déguisement de Manon en homme : cet aspect est mis en évidence au
long de cette première partie :
- champ lexical des vêtements
masculins très développé, avec répétition de certains termes : « juste-au-corps »
(l. 2, 4), « surtout »
(l. 2, 4, 9), « mes
poches » (l. 2-3), « une de ses deux vestes » (l. 3-4), « culotte » (l.
5,8), « cette
pièce » (l. 6). Cette insistance montre que les vêtements sont
l’outil principal de la réussite de la fuite de Manon, et met notamment
l’accent sur le fait qu’elle va ressembler ainsi à un homme, masquer son
identité féminine qui attirerait l’attention de ceux qui gardent ces lieux
destinés à emprisonner des femmes (Hôpital La Salpêtrière).
- à l’inverse, les vêtements féminins,
qui ne seront pas visibles par des observateurs extérieurs, et donc ne peuvent
jouer un rôle de travestissement, sont vite évacués au début du
paragraphe : « du
linge » (l. 1) (terme général, imprécis, désignant des
sous-vêtements) ; seulement deux vêtements cités (« du linge, des bas » l.1) ;
fin de la liste par un « etc. »
(l. 2) qui montre que cet aspect ne va pas avoir d’incidence dans la suite du
récit et est donc écarté d’emblée par Des Grieux narrateur.
- l’apparence extérieure permet
l’efficacité du déguisement :
Ä
l’apparence de Des Grieux ou de M. de T… venus voir Manon en journée et qui
doivent ensuite ressortir de l’établissement sans que l’on remarque un
changement dans leur apparence extérieure. La négation autour du verbe
« voir » (« ne
laissait rien voir » l. 2) évoque le regard du personnel de la
prison, comme le verbe « sortir »,
employé deux fois (l. 4, 8) : la chambre-cellule de Manon est un lieu
privé, caché, alors que passée la porte de ce lieu, les regards extérieurs
deviennent un danger potentiel. Dans le premier cas, le danger est écarté,
comme l’indique le participe présent « me suffisant » (l. 4) dont le verbe à l’infinitif
dépend. Le deuxième emploi est suivi de l’explication (lignes 9-10) de la
manière dont Des Grieux pourra être observé sans dommage, et le verbe est
répété par son synonyme « passer
décemment la porte » (l. 10), où l’adverbe « décemment » renvoie encore au
jugement extérieur, moral, sur l’apparence de Des Grieux quand il sera observé.
Le complément circonstanciel de lieu « dans mes poches »
(l. 2-3) indique une volonté de dissimuler, ici ce que Des Grieux a apporté
pour travestir Manon.
Ä
l’apparence que Manon aura au moment où elle sortira de l’Hôpital la nuit
venue. Les déterminants possessifs renvoyant aux deux hommes présents indiquent
qu’elle se déguise en homme : « une de ses deux vestes » (M. de T…) (l. 3-4) ; « mon juste-au-corps »
(Des Grieux) (l. 2). Le pronom « la mienne » est suivi immédiatement du complément
d’objet indirect « à
Manon » (l. 9), qui montre que l’apparence habituelle de Des Grieux
devient celle de Manon. Le groupe nominal « son ajustement » (l. 5) renvoie aussi
à une manière de se vêtir qui est pensée, organisée en un but précis,
l’évasion. Les verbes et les pronoms personnels qui les accompagnent montrent
aussi ce passage, ce mouvement, des vêtements des deux hommes vers Manon :
« M. de T… lui
laissa » (l. 3) ; « je lui donnai » (l. 4) ; « Je laissai la
mienne » (l. 8-9).
* Dès ce moment, les circonstances
créent du suspense, et donc une forme de tension. Le plan élaboré par
les personnages laisse imaginer au lecteur une certaine suite d’événements.
Pour créer une tension dramatique, des obstacles se placent en travers qui
laissent le lecteur douter un moment de la réalisation du projet.
Ainsi cette première partie du récit s’organise
elle-même en trois étapes, soulignées notamment par le changement de
paragraphe : 1ères
explications sur la manière dont Manon va être déguisée en homme (l. 1-5), puis obstacle (l. 5-8) de la
culotte oubliée (l. 5 : « excepté
la culotte que j’avais malheureusement oubliée »), obstacle pour lequel une
solution va être trouvée (l. 8-10). Ce découpage permet de créer une tension
narrative, un suspense, et de laisser entendre un moment au lecteur que
l’évasion ne va peut-être pas se réaliser. Cela permet de jouer sur les
possibles narratifs.
- Étape : le plan semble bien rôdé,
et se dérouler correctement : la phrase qui débute par l’imparfait « j’avais avec moi, pour
Manon » (l. 1) explique certains détails du plan (présence de deux
verbes à l’imparfait dans cette phrase), et indique donc une préparation en
amont, avant d’arriver à l’Hôpital ; l’enchaînement des verbes au passé
simple (l. 3 & 4) montre une exécution efficace de la part des
personnages ; cette première étape se termine par l’emploi d’une négation
forte (« il ne se
trouva rien de manque » l. 4-5) qui semble mettre en valeur
l’efficience de l’organisation.
- Étape : Mais la phrase précédente
n’est pas achevée et un élément vient contrecarrer le déroulement de cette chaîne
d’événements : la phrase est en deux parties qui s’opposent, la virgule
soulignant cette structure. « excepté »
introduit cette opposition, et un élément vestimentaire est alors cité, « la culotte »
(l. 5), focalisant l’attention du lecteur sur un grain de sable qui risque de
faire échouer le plan d’évasion : nous avons vu combien l’attention du
lecteur avait été portée sur les vêtements, outils essentiels de la fuite de
Manon. Le fait de terminer le paragraphe sur le participe passé « oubliée »,
puis de démarrer le suivant en reprenant le problème par le groupe nominal de
la même famille (« l’oubli »
l. 6) accentue encore le suspense, la tension, comme le changement de
paragraphe qui, visuellement, laisse le lecteur attendre la suite du récit. La
précision apportée par l’adjectif « nécessaire » (l. 6) insiste encore sur le fait que
l’absence de culotte risque de tout compromettre, comme le verbe « arrêter » (l.
8) en fin de phrase qui semble mettre en valeur un coup d’arrêt : le
lecteur est ainsi placé dans une autre chaîne d’événements, en imagine une
autre que celle de l’exécution du plan présenté précédemment.
Des Grieux va aussi mettre en avant son
avis de narrateur (« malheureusement »
l. 5) afin de faire prendre en pitié les personnages par le lecteur, comme il
met en évidence les sentiments qui étaient les leurs à ce moment (en tant que
personnages), afin que le lecteur puisse s’identifier aux personnages et être lui
aussi comme angoissé par l’obstacle et donc le risque de voir le plan
échouer : le « désespoir »
(l. 7) marque une angoisse très forte, l’absence (préfixe négatif
« dé ») de projection optimiste vers l’avenir ; ce
« désespoir » contraste de plus avec la « bagatelle » (l. 7), le détail infime,
placé immédiatement après dans la phrase, marquant la possibilité d’un échec
d’autant plus cuisant qu’il serait dû à un petit défaut d’organisation ; le
rire des personnages est évacué, s’inscrivant dans une hypothèse impossible que
l’emploi du subjonctif met en avant (« eût » l. 6 & 7).
- Étape : L’adverbe d’opposition « cependant »
(l. 8) placé en début de phrase souligne que le risque d’échec va être
contrecarré. Autant les personnages semblaient placés dans l’incapacité de
continuer à agir, autant ici Des Grieux montre l’inverse : l’expression « je pris mon parti »
(l. 8) indique qu’il est de nouveau maître de ses choix et donc de la suite des
événements. Le retour du passé simple montre aussi le retour de l’avancée du
récit, alors que le récit a fait une pause dans l’étape 2 (avec des verbes au
plus-que-parfait, au mode subjonctif ou à l’imparfait). Les explications
données (« sortir
moi-même sans culotte » l. 8, « à l’aide de quelques épingles » l. 9)
indiquent que l’obstacle est levé, que le plan initial est remis en route.
* Outre le suspense, ce passage crée une
tension par d’autres moyens : le récit se veut haletant, par un rythme
rapide, quand les actions s’enchaînent :
- emploi de phrases courtes : phrases
simples l. 1 & 3 & 9 ; ou en deux propositions grammaticales assez
courtes l. 4, 8.
- usage répété de verbes au passé simple
(« retournâmes »,
fûmes », « laissa », « donnai », « trouva »,
« pris », « laissai », « mis »), qui
indiquent des actions ponctuelles, qui font avancer le récit.
- ellipses narratives ou sommaires (=
résumés d’actions) pour se focaliser sur les moments les plus importants :
pas de narration précise de l’entrée dans l’Hôpital jusqu’à la chambre de
Manon ; l. 10-11 pas de narration de la sortie de l’Hôpital des deux
hommes ; et dans la partie 2, résumé de toute la journée en une courte
phrase « le reste du jour » (l. 11).
- la négation restrictive qui encadre le
groupe nominal temporel « un moment » (« nous ne fûmes qu’un moment » l.
3) souligne d’emblée combien les personnages agissent vite et donc de manière
organisée et déterminée.
2ème
partie (l. 11 à 16) :
* Ici encore, l’objectif est de permettre
au lecteur de vivre par procuration les événements, de s’identifier aux
personnages, notamment à Des Grieux. Plusieurs moyens le permettent :
- Le narrateur donne des précisions
spatio-temporelles ou de circonstances pour que le lecteur puisse imaginer
la scène de la sortie de Manon de l’Hôpital : utilisation d’une
proposition participiale pour indiquer le moment où se déclenche la suite du
plan (« la nuit étant
venue » l. 11) ; précision de l’emplacement du carrosse sur
place (« un peu
au-dessous de la porte de l’Hôpital » l. 12) ; précision,
détail, une fois encore donné par une proposition participiale sur
l’organisation (« notre
portière étant ouverte » l. 13).
- Le rythme reste rapide, pour
montrer à la fois que les événements s’enchaînent vite, au vu du danger, et
selon le plan établi, ce qui poursuit la tension initiée dans la partie
1 : négation liée à l’adverbe de temps « pas longtemps » (l. 12-13) pour
montrer une attente courte, qui contraste avec la « longueur insupportable » (l. 11) de la
journée avant l’évasion ; autre indication temporelle par le complément
circonstanciel de temps « à
l’instant » (l. 14) ; phrases courtes (l. 11, 15), ou en deux
propositions grammaticales assez courtes (l. 11-12, 12-13, 13-14, 14-15) qui
donnent un rythme élevé, et offrent l’illusion d’une suite d’actions enchaînées
rapidement.
- L’emploi fréquent, ici encore, de verbes
au passé simple (« parut »,
rendîmes », fûmes », « montèrent », « reçus », « demanda »,
« fus », « fit », « dis ») indique un
enchaînement d’actions de premier plan, qui affichent une avancée dans le
récit.
- Une fois encore, Des Grieux narrateur
offre au lecteur certaines de ses émotions ou sentiments : le verbe
« me parut » et l’adjectif « insupportable » (l. 11) soulignent la douleur de
l’attente ; l’adjectif « chère »
(l. 14) rappelle son amour pour Manon ; il indique aussi que Manon a eu
peur, par le verbe à l’imparfait de description « tremblait » (l. 14) ; les
hyperboles dans ses paroles au style direct indiquent aussi son amour (« au bout du monde » ;
« ne jamais être
séparé » l. 15-16).
* La libération de Manon est représentée,
puisqu’il s’agit du moment précis où celle-ci se produit.
- Tout d’abord le motif de la porte
apparaît, déjà évoqué dans la partie 1 (l. 10), mais qui concernait alors Des
Grieux (tout en montrant ainsi aussi que libérer Manon, c’est aussi se libérer
lui-même en la retrouvant) : « la porte de l’Hôpital » (l. 12) est citée, et liée
dans cette phrase au carrosse qui, en tant que mode de transport, est l’outil
de la fin de la fuite, de la libération de Manon ; « notre portière étant ouverte »
(l. 13), même s’il ne s’agit pas de la porte de la prison, évoque aussi la
fuite et la liberté.
- Ensuite, les verbes de mouvement
montrent aussi cette libération, alors que la prison est synonyme
d’immobilisme : deux occurrences du verbe « toucher » apparaissent, d’abord énoncée
par le cocher (l. 15) (qui représente aussi par sa fonction le déplacement),
puis reprise immédiatement après, au style direct (donc de manière encore plus
visible), par Des Grieux (« touche »
l. 15) ; l’autre impératif utilisé par Des Grieux dans la même phrase est « mène-moi »
(l. 16) qui rappelle aussi le mouvement d’éloignement de la prison, la
projection vers un autre espace que celui de l’Hôpital, espace indéfini (« quelque part »
l. 16), mais caractérisé par le fait d’être avec Manon (proposition subordonnée
relative, débutant par le pronom relatif de lieu « où » : « où je ne puisse jamais être séparé de
Manon » l. 16) ; et le « bout du monde » (l. 16) s’oppose
fortement avec l’univers restreint de la chambre carcérale de Manon,
élargissant l’espace à la planète entière ; le verbe « montèrent »
(l. 14) indique encore la fuite, puisqu’il s’agit d’être dans le carrosse qui
les éloignera de la prison.
On peut noter au passage que les paroles
de Des Grieux semblent annoncer la suite du roman, quand les deux amants se
retrouveront sur le continent américain, bien loin de la vieille Europe.
* Lié à la libération de Manon, le rapprochement
des deux amants qui étaient séparés depuis leur emprisonnement se fait
progressivement au long de cette partie du texte. Les verbes de mouvements ou
les indications spatiales permettent de représenter ce rapprochement : le
verbe de mouvement « nous
nous rendîmes » (l. 11-12) l’indique, d’autant qu’il est complété
par une indication spatiale qui se termine par le nom du lieu où se trouve
Manon, « l’Hôpital »
(l. 11) ; le verbe de mouvement « montèrent » (l. 14) montre une proximité encore plus
grande de Manon avec Des Grieux ; auparavant, le rapprochement des deux
amants était visuel, ce qu’indique les verbes « voir paraître » (l. 13). Puis le
rapprochement se termine bien entendu par un contact physique, souligné par le
complément circonstanciel de lieu « dans les bras » (l. 14), lui-même précédé par le
verbe « reçus »
(l. 14) qui indique aussi cette proximité physique des deux personnages.
* Si Manon apparaît ici comme un
personnage fragile par la comparaison à la « feuille » (l. 15), petit élément
végétal, Des Grieux semble acteur de cette libération, de leur
existence, mais cela n’est qu’une illusion. Sa force apparaît par
l’emploi des deux verbes à l’impératif, rapportés de plus au style direct, ce
qui fait entendre en quelque sorte la voix du personnage au moment des
faits : « Touche »,
« mène-moi » (l. 15 & 16). Il donne des ordres au cocher,
veut le faire agir dans le sens qu’il souhaite. Mais cette apparence est
contredite par le début du paragraphe suivant, par les hyperboles et
l’imprécision spatiale qui reflètent plutôt son bonheur de retrouver son
amante, et par la fin de son propos qui dévoile l’identité féminine de la
nouvelle venue (Manon est un prénom uniquement féminin), qui tranche bien
entendu avec le soin apporté à la déguiser en homme. Des Grieux se montre ici
imprudent.
3ème
partie (lignes 17 à 24) :
* Une nouvelle fois, un obstacle
se place en travers de l’accomplissement du projet de fuite, et une
nouvelle fois Des Grieux en est le responsable. Après avoir oublié la culotte,
il énonce au cocher l’identité de celle qui vient d’entrer dans le carrosse,
brisant ainsi l’illusion masculine créée par le déguisement. La tension
dramatique est relancée après le soulagement de la partie 2 qui montrait
une réalisation sans encombre du plan, et le bonheur des personnages auxquels
le lecteur pouvait s’identifier. Comment cette tension est-elle mise en
valeur ?
- des groupes nominaux péjoratifs
qualifient de manière négative la situation : « fâcheux embarras » (l. 17)
& « mauvaise
affaire » (l. 19) et soulignent combien le moment est critique et
peut aboutir à l’échec de l’évasion (s’enfuir à pied ne serait pas assez rapide
et les laisserait à découvert) : « nous étions trop près de l’Hôpital pour ne pas
filer doux » (l. 23), explique clairement Des Grieux à Renoncour,
mais aussi au lecteur, rappelant par ces références spatiales le danger que
représente le lieu de la prison de Manon.
- Durant les lignes 17 à 21, une
nouvelle pause dans l’enchaînement des événements apparaît, comme aux lignes 5
à 8 : si des verbes au passé simple parsèment les lignes 17-19, ils
concernent les réflexions des personnages (Des Grieux : « dont je ne fus pas le
maître » l. 17 et le cocher : « le cocher fit réflexion » l. 18), et
leur prise de parole (verbes de parole : « dis » l. 18 ; « répondit » l.
19). Ensuite, l’imparfait s’impose, parce qu’il s’agit de paroles rapportées au
style indirect, mais qui expriment aussi des réalités et non des faits (triple
emploi du verbe « être »
à l’imparfait l. 20, 21, 22) : le récit n’avance plus, s’enlise. Le danger
que quelqu’un s’aperçoive de la disparition de Manon et sorte dans la rue
s’accentue aux yeux du lecteur.
* Comme dans la 2ème partie, les
possibles narratifs se modifient et suivent trois étapes :
Le paragraphe des lignes 11 à 16 va dans le sens du plan, des
personnages principaux. L’avancée rapide des événements (voir plus haut) souligne
cette chaîne narrative.
Puis vient l’obstacle du dévoilement de l’identité de Manon au cocher et
sa réticence à les transporter (lignes 17 à 22). De nouveau, un autre
déroulement narratif se dessine, différent de celui prévu et espéré : le
plan peut échouer, Manon peut être reprise, et il lui sera sans doute alors
très difficile de sortir de l’Hôpital. C’est ce qu’indique le « fâcheux embarras »
(l. 17). Le verbe « faillit »
nuance toutefois car Des Grieux narrateur indique de suite que le problème a
été résolu, mais le lecteur ne sait pas encore comment, ce qui est aussi encore
un moyen de susciter l’envie de poursuivre la lecture pour connaître le moyen
employé pour se sortir d’embarras. Dans la portion de phrase des lignes 18-19,
on observe une opposition entre la proposition subordonnée circonstancielle de
temps « lorsque je
lui dis ensuite le nom de la rue où nous voulions être conduits »
et la proposition principale et une autre subordonnée « il me répondit que… affaire » :
la volonté, le souhait des deux amants (verbe « voulions »), leur direction (« la rue », « être conduits »),
qui correspondent au plan initial, à la chaîne d’événements d’abord envisagée,
sont contrecarrés par la crainte du cocher (« craignais »), et le subjonctif
« engageasse » qui renvoie leur transport par le carrosse dans
l’irréel, l’hypothétique. La négation ligne 21 « il n’était pas d’humeur » montre que
la volonté du cocher s’oppose à celle des deux amants, en soulignant son
avis : le chemin que les deux amants veulent suivre peut engager sa propre
« perte »,
donc il bloque cette issue narrative.
Enfin la solution de l’argent promis au cocher débloque la situation
(lignes 22-23). Des Grieux comprend la motivation réelle du cocher, l’argent,
comme le souligne le lexique : « payer », « plus cher », « louis d’or »,
« gagner » (l. 22-23). Les paroles de Des Grieux sont de
nouveau rapportées au style direct aux lignes 23-24, faisant écho à la fois aux
paroles du cocher (l. 19-21) qu’elles vont désamorcer, et à ses propres paroles
(l. 15-16) qui ont créé le problème : Des Grieux résout le problème,
l’obstacle, qu’il a lui-même généré. L’écho aux paroles des lignes 15-16 est
aussi tangible par le même emploi de l’impératif (« Tais-toi »), qui montre que Des Grieux
reprend la main, impose de nouveau sa volonté, et s’oppose au contenu des
paroles du cocher puisque le verbe « taire » se rapporte justement au
fait de stopper les mots de l’autre. La dernière phrase du passage montre un
retour au plan de départ, à la chaîne d’événements prévue, en l’accentuant
même : il ne s’agit plus de faire disparaître l’Hôpital en s’en éloignant,
mais en le brûlant (c’est évidemment une plaisanterie de Des Grieux, que
l’emploi du conditionnel « m’aurait
aidé » range dans la catégorie de l’irréel). L’aide apportée par le
cocher à Des Grieux est mise en valeur par le verbe et le lien entre les deux
pronoms personnels : « il
m’aurait aidé ».
* Des Grieux semble ne plus être
maître de la situation pendant un moment (étape ) :
- Il qualifie de « transport » (l. 17) sa réaction
précédente, notant ainsi une forme d’enthousiasme et de manque de maîtrise de
ses sentiments, ce que la proposition subordonnée relative qui qualifie ce
transport indique expressément : « dont je ne fus pas le maître » (l.
17). Il est à noter que le groupe nominal « ce transport » est sujet
du verbe « faillit de
m’attirer », où Des Grieux est en position de pronom complément (« m’ »), jouet
de ce sentiment et des conséquences, comme à la ligne 22 (« me faire payer »).
L’« envie »
(l. 22) du cocher, donc sa volonté, son choix, domine celle de Des Grieux.
- Ensuite, c’est le cocher qui
s’exprime. La parole est une forme de pouvoir, que Des Grieux perd sur
plusieurs lignes (l. 18 à 21). Le cocher livre sa pensée (« fit réflexion »
l. 18), mais aussi ses sentiments, les imposant à Des Grieux (« craignait »
l. 19, « n’était pas
d’humeur » l. 21).
- Le cocher confirme que le déguisement
de Manon, principal outil de l’évasion, n’existe plus : le verbe « voir »
renforcé par l’adverbe « bien »
(« il voyait
bien » l. 20) renvoie aux apparences ; le cocher remplace la
désignation/description de « ce
beau jeune homme » par une autre, un autre groupe nominal, « une fille »
(l. 20), montrant qu’il a bien compris. Il a aussi compris ce qui est en train
de se dérouler, puisqu’il l’énonce par la proposition subordonnée
relative : « que
j’enlevais de l’Hôpital » (l. 20-21), dévoilant le secret.
* On notera des interventions de Des
Grieux en tant que narrateur dans son récit, outre le fait qu’il l’organise
pour recréer la tension vécue au moment des faits. Cela crée une certaine
distance vis-à-vis des faits, notamment au moment où la tension retombe puisque
le lecteur comprend que les personnages vont réussir à s’enfuir. Ainsi dans
cette dernière partie, il use de l’humour (qui est une forme de mise à distance) :
« la délicatesse de
ce coquin » (l. 22) le montre, puisque le terme « délicatesse »
est ironique, la pression que le cocher met sur Des Grieux dans un tel moment
de danger ne relève pas d’une délicatesse de caractère, au contraire, cela
démontre une forme de cynisme, presque de violence. Le nom « coquin »
conserve ici son sens ancien de gueux, personnage infâme, et n’est donc pas
spécialement ironique. Le choix du cocher de parler d’« amour » (l. 21) à l’égard de
Des Grieux est aussi amusant, puisqu’il ne peut s’agit de ce sentiment entre
les deux hommes, et que l’amour qui existe dans ce carrosse est représenté par
Des Grieux et Manon. La dernière phrase aussi relève d’une forme d’ironie, par
l’exagération (brûler est pire que s’en éloigner ; l’adverbe « même »
souligne cette hyperbole) : on ne voit pas ce que les personnages auraient
à gagner à brûler l’Hôpital, bâtiment et institution imposants. Nous avons
aussi déjà indiqué que le choix du verbe « faillit » (l. 17) indique d’emblée au
lecteur que cet obstacle n’en restera pas longtemps un. Il anticipe sur la
suite, comme il le fait à d’autres moments de son récit, montrant qu’il
maîtrise l’art de raconter.
Conclusion :
* Des Grieux démontre qu’il maîtrise l’art
du récit, reconstituant cet épisode de son passé afin de le faire revivre à son
interlocuteur, Renoncour, mais aussi au lecteur. Il varie le rythme de la
narration, livre ses sentiments, rappelle les obstacles à cette péripétie de sa
vie, et suscite ainsi l’intérêt pour un passage romanesque de ses aventures en
compagnie de Manon.
* Le romanesque de ce passage est aussi dû
à un outil traditionnel du récit mettant en scène des revirements de situation,
des rebondissements, pour créer notamment du suspense : le déguisement
permet de masquer une identité mais peut toujours être démasqué. Des Grieux
lui-même masque le fait qu’il n’est pas complètement vêtu. Les personnages
sortent ainsi des règles qu’on leur impose et retrouvent une liberté de
mouvement, retrouvent une capacité à se construire un avenir commun.
* Les deux amants ne sont réunis que
pour un temps, puisque Manon va trahir encore une fois Des Grieux en suivant un
nouvel amant, ce qui les mènera de nouveau à l’emprisonnement. Donc cet épisode
se reproduit plus tard. Des Grieux sortira de prison grâce à son père, mais
Manon connaîtra ensuite la déportation vers le continent américain.