Contextualisation :
René-Guy Cadou (1920-1951). Mort très jeune (31 ans) de maladie.
Originaire de Loire-Atlantique (Sainte-Reine de Bretagne). A aussi vécu à
Saint-Nazaire et Nantes. Marqué par la mort de sa mère en 1932. A croisé en
1941 un camion bâché transportant les corps de certains des fusillés de
Châteaubriand : cela le marquera et il reviendra sur la barbarie nazie
dans certains de ses poèmes. Marié en 1946 à Hélène Laurent qu’il évoquera dans
son recueil Hélène ou le règne végétal.
D’abord influencé par le
surréalisme, mais évolue ensuite : chef de file d’un groupe de poètes
nommé l’école de Rochefort dont l’un des objectifs est d’évoquer la nature, et
de ne pas s’enfermer dans les règles du surréalisme. A composé un grand nombre
de poèmes malgré sa courte vie. Poésie axée sur la nature (souvenir de son
enfance entre autres), la fraternité et l’amour.
Ecrit nombre de ses poèmes dans
une petite chambre située dans l’école où il enseigne à Louisfert.
Aspects majeurs du poème :
- Évocation d’un avenir certain
et irrévocable : réflexion sur la mort et la disparition de chaque être
humain dans les mémoires des survivants ; réflexion sur la mémoire et le
souvenir
- Lien entre le destin collectif,
l’Histoire (notamment de la 2nde Guerre mondiale), et le destin
individuel
- Scènes particulières évoquées,
à caractère symbolique
Plan/mouvement du texte :
Texte en trois parties : les
deux premières débutent de la même manière (« ce sera comme un arrêt
brutal du train »), qui les mettent en parallèle, malgré le connecteur
« mais » (v. 9).
- vers 1 à 8 : évocation
d’une scène collective, puis d’un souvenir qui s’efface des personnes citées
- vers 9 à 14 : rupture par
le connecteur logique d’opposition « mais » (v. 9) ; évocation
plus personnelle
- vers 15 à 19 : par
glissement, retour à un discours plus général, plus universel, qui semble
s’adapter à la 2ème partie, mais aussi à la 1ère, comme
un bilan, une conclusion du texte
Problématiques possibles :
* Comment ce poème se présente-t-il comme une réflexion sur la mort et la mémoire des disparus ?
* Comment Cadou mêle-t-il le souvenir des morts de l'Histoire collective et de son vécu personnel ?
Analyse linéaire :
Partie 1 (v. 1-8) :
* Titre du poème :
expression qui évoque de suite le voyage (par train, bus, avion), ce que le
verbe « aller », ici devenu un nom, suggère également. Le lecteur est
d’emblée placé dans l’idée de l’évocation d’un voyage, d’un déplacement. Le mot
composé « aller simple » rappelle les voyages sans possibilité de
retour, ou du moins dont on n’envisage pas de retour en arrière. Il s’agit donc
d’un voyage en avant, définitif. L’absence d’article donne à l’expression un sens
plus global, plus universel. Ce peut être une piste d’interprétation suggérée
dès le titre au lecteur.
* vers 1 & 2 : - Début
d’une évocation, sur laquelle, au fil des vers, le poète va apporter des
détails susceptibles de permettre au lecteur d’imaginer cette scène. Mais à ce
stade du poème, cela reste indéfini : pronom démonstratif « ce »
assez imprécis ; pas de précision sur le « train » dont il est
question malgré la préposition « du » qui semble indiquer que
celui-ci est déjà connu du lecteur -> possibilité d’une interprétation plus
générale, universelle, ici aussi.
- Le voyage envisagé dans le
titre se confirme, par la mise en avant d’un moyen de transport, le
« train », lié aux déplacements souvent un peu lointains (pas pour la
commune voisine par exemple), qui ne sont pas forcément quotidiens, mais qui
peuvent être particuliers pour ceux qui les vivent. Noter que le train offre
une image différente d’autres modes de transport, par les rails sur lesquels il
roule, comme une voie déjà tracée, comme une route bien visible.
- Usage d’une comparaison (outil
de comparaison « comme »), comparant « ce » et l’arrêt
du train. Le lecteur est contraint de se demander ce que recouvre
« ce ». Idée d’un événement, par l’emploi du verbe « être »
au futur de l’indicatif (« sera »), ce que l’arrêt confirme. De plus,
dans un voyage, un arrêt est une rupture, un changement, un élément différent,
qui se rapporte donc à un événement particulier dans un récit plus large, dans
une continuité qui serait celle du voyage (cf. le titre du poème). Le lecteur
pense donc au récit débutant d’un épisode particulier.
- Le vers 2 vient apporter des
détails sur le contexte spatio-temporel de la scène envisagée au vers 1 :
compléments circonstanciels de lieu (« au beau milieu d’une
campagne ») et de temps (« un jour d’été »). Cadre bucolique de
la « campagne », mais aussi évocation d’un lieu éloigné de
l’agitation : « au beau milieu ». « un jour »
individualise le moment du récit, mais reste là aussi imprécis par l’article
indéfini « un ». L’été est une saison agréable, connotée
positivement, qui renvoie notamment aux vacances. Le « jour » suppose
lumière et chaleur, qui créent une image positive. Cela renforce le cadre rural
qu’on peut penser agréable.
- Un point qui peut interroger :
l’emploi du futur de l’indicatif (« sera »), mode de la réalité et de
la certitude, pour un événement qui n’est pas encore survenu. Comment le poète
peut-il l’évoquer ? Est-ce une part d’un rêve, donc incertain ?
Est-il capable de voir le futur ? Le lecteur s’interroge.
* vers 3 & 4 : -
Suite de la scène mise en place dans les vers 1 & 2. Pas de ponctuation
mais on peut penser être dans une deuxième phrase. Surgissement des personnages
(« jeunes filles », « femmes », « enfants »). On
note que les personnages cités excluent les hommes : est-ce une manière
d’indiquer qu’ils sont absents (et donc où sont-ils ?) ? Une
manière d’insister sur le caractère plus fragile des personnages, notamment par
leur jeunesse (« jeunes filles » ; « enfants ») ?
S’il y a danger, ces personnages ne pourront se défendre aisément.
Le temps avance au cours des vers
et de cette phrase : l’arrêt provoque les cris et l’éveil des enfants. On
peut aussi observer une forme de zoom : du « train » entier, de
la campagne environnante, on passe désormais à un « wagon ».
- Toujours une scène future mais
présentée comme certaine : emploi du futur de l’indicatif
(« crieront » ; « éveilleront »), pour des verbes
exprimant des actions de la part des personnages, supposant des paroles dans les
deux cas. Le lecteur ne peut qu’imaginer ce que disent les personnages.
- Si le vers 2 laissait entendre
un cadre agréable, ce qui se passe ici contredit cette impression première. Les
cris alertent sur le fait que l’arrêt indiqué au vers 1 n’était sans doute pas
prévu, et peut même être inquiétant. Le lecteur ne sait pas pourquoi, mais le
suppose. Le vers 4 confirme cette inversion puisque le fait d’éveiller
« en hâte » les enfants indique une accélération du temps, et une
réaction à un événement imprévu. La hâte laisse supposer une forme d’inquiétude
de la part de ces femmes.
- Le pluriel désignant
systématiquement les personnages les définit en partie, mais encore une fois de
manière assez imprécise, ce qui permet à la fois d’imaginer les faits, mais en
même temps les laisse dans un cadre imprécis, donc plus universel, et qui
laisse au lecteur la possibilité de l’interpréter de différentes manières
(différentes situations peuvent correspondre à ce qui est narré).
* vers 5 : - 3ème
événement provoqué par l’arrêt du train (après les cris des jeunes filles au
vers 3, les femmes et les enfants au vers 4). La présence humaine est implicite
ici, comme si les êtres humains s’effaçaient, disparaissaient : ce sont
des objets qui sont cités, dans un dernier effet de zoom (gros plan), une carte
à jouer, un journal. Et ces objets ne sont pas manipulés, mobiles : le
verbe « restera » le confirme, ainsi que la position retournée de la
carte, indiquant qu’elle ne sert à rien, n’est pas montrée pour faire avancer
le jeu débuté. Il n’y a plus personne pour la retourner, comme plus personne
pour lire le journal. On est passé, en fin de vers, aux « enfants » à
cet objet, le « journal », manière de montrer la disparition de ceux
qui étaient dans le train.
Le journal est une forme de
rappel du temps qui s’écoule : un journal quotidien est un témoin de
l’instant (un jour, quelques jours au plus), et est remplacé chaque jour par un
autre journal, par d’autres événements, par l’évocation de ce qui est arrivé à
d’autres êtres humains. Ceci prépare les vers suivants sur l’idée du passage du
temps, sur le remplacement des générations par d’autres, sur la mort,
finalement.
- L’emploi, encore une fois, du
futur accentue d’une certaine manière le caractère inquiétant de ce qui arrive
à ces personnages, comme si leur destin était déjà scellé, au moment où le
poète s’exprime. Que leur est-il arrivé ? Si l’on regarde la date de la
section du recueil dans laquelle se situe ce poème, on trouve 1947-1948. La 2nde
Guerre mondiale est encore proche, et on songe aux trains de la déportation par
les nazis, et donc de la Shoah, l’extermination des Juifs par le régime
hitlérien. La scène en apparence banale et bucolique du départ se transforme
donc en horreur. Il est à noter que le poète ne précise pas s’il évoque bien
ces événements : il joue sur notre connaissance de ces événements, qui ont
traumatisé durablement le monde entier, nous incite à nous les imaginer, nous
en souvenir ; il permet également de les rendre plus universels, qu’ils
s’appliquent à d’autres événements dramatiques mettant en œuvre des trains, ou
qu’ils soient à prendre sur un plan encore plus symbolique, celui du destin, du
chemin de la vie, vers une mort brutale, pour quelque raison que ce soit.
* vers 6, 7, 8 : -
Suite et fin du récit débuté plus haut : emploi de connecteurs temporels
(conjonction de coordination « et » X 2 ; adverbe de temps
« puis ») ; suite des verbes indiquant des événements, des
changements (« repartira » ; « s’effacera »), toujours
au futur, ce qui signifie qu’on continue à avancer dans la chronologie ;
reprise du groupe nominal « le train », désignant le train déjà
évoqué aux vers 1 & 3, comme de l’arrêt (mot repris au vers 7 + déterminant
démonstratif désignant l’arrêt déjà évoqué).
- Entre les vers 6 & 7, on
note une ellipse temporelle : on passe de l’épisode du train arrêté puis
reparti à un moment plus tardif, celui de la mémoire de cet événement :
deux noms y font référence, « le souvenir » et « la
mémoire ». L’image du départ du train et le souvenir de cet épisode dont
le souvenir va disparaître se renforcent l’un l’autre : les deux évoquent
d’une certaine manière l’éloignement, la disparition ; on note d’ailleurs
que les deux verbes « repartira » et « s’effacera » sont en
fins de vers et riment donc ensemble. Les personnes qui étaient dans ce train
ne sont plus évoquées ici, suivant ainsi ce que suggérait le vers 5. Non
seulement les personnes ont disparu, mais leur souvenir même va disparaître. Il
s’agit comme d’une deuxième mort pour ces personnes. Le vers 8 vient insister
sur ce que le vers 7 indique déjà, en reprenant l’idée du retour vers le passé
qui ne se fera plus (le mot « mémoire » répète celui de
« souvenir »), et en évoquant la disparition totale : « de
chacun ». Personne ne se souviendra de ce qui s’est passé ce jour-là, et
donc des personnes impliquées. On peut noter aussi le choix du verbe
« effacer », qui suggère à la fois une disparition progressive (on
efface souvent progressivement une surface où il y a des races, par exemple écrites)
et une disparition totale, le plus souvent pour laisser place à autre chose,
ici sans doute à d’autres êtres humains, à d’autres événements.
Le lecteur ne peut que
réagir : après avoir évoqué de manière relativement précise un événement,
celui-ci est évacué, toujours à l’indicatif présent, indiquant que ce processus
d’oubli sera inéluctable, peut-être parce que la mémoire humaine
(« chacun » = tout le monde) fonctionne ainsi. La rupture entre d’une
part la mise en place d’un événement, en précisant le cadre spatio-temporel et
les personnages impliqués, et d’autre part l’effacement de cet événement doit
surprendre et interroger, voire choquer. Si ces personnes ont disparu, sont
mortes, dans des circonstances non précisées, mais dont on comprend qu’elles
n’ont pas provoqué elles-mêmes cette disparition, il semblerait logique,
humain, de se souvenir d’elles. Mais ce n’est pas le cas. Il y a donc une forme
de cruauté dans ce processus, que le double connecteur (« et » +
« puis ») du vers 6 souligne.
Partie 2 (v. 9-14) :
* vers 9 & 10 : -
opposition majeure dans le poème par l’emploi, en tête de vers 9, de la
conjonction de coordination « mais », connecteur logique
d’opposition, rupture nette soulignée aussi par le fait que le vers est court
(4 syllabes). La rupture s’opère aussi par l’emploi du complément
circonstanciel de temps (« ce soir-là »), qui indique une précision,
qui n’existait pas au début du poème pour le 1er événement. L’emploi
du déterminant démonstratif « ce », comme le fait que le
« soir » est un moment relativement précis d’une journée, ajoutent à
la rupture avec le 1er événement qui n’était situé dans le temps que
par rapport à une saison, l’été. Le lecteur pense que le texte bascule vers un
événement autre, plus important peut-être que le 1er, au vu de ces
précisions.
- Toutefois, dès le vers 10, le
lecteur retrouve exactement les mêmes mots qu’au vers 1. Cela doit surprendre,
car cela indique, contrairement au vers 9, qu’il y a ici une forme de
répétition avec ce qui a précédé. Dans le même temps, le lecteur comprend qu’il
va devoir comparer, mettre en parallèle les deux événements, qu’ils sont liés
l’un à l’autre.
On peut interpréter ce vers
évidemment exactement comme le vers 1.
* vers 11 à 14 : - De
la même manière que dans le 1er événement, le poète oscille entre
des détails devant permettre de dessiner une image précise de ce qu’il raconte,
et des éléments qui viennent contredire cette volonté. Ainsi, on note d’une
part trois compléments circonstanciels de lieu, qui débutent les vers 11 et 12
pour les deux premiers, avec encore une fois un effet de zoom (« dans la
petite chambre » -> « derrière la lampe »), et qui
introduisent ensuite une présence humaine par la métonymie des mains
(« dans le parage de ces mains »). De nouveau, le poète utilise les
articles définis (« la petite
chambre », « la lampe ») ou
le déterminant démonstratif (« ces »), comme pour suggérer des
éléments déjà connus, au moins de lui-même. L’émergence du déterminant
possessif « ma » au vers 14 précise encore cette scène dans laquelle
le poète est impliqué.
D’autre part, des éléments
viennent donc contredire cette précision de la scène ainsi créée : la
proposition subordonnée relative qui vient préciser ce qu’est la chambre
contient une négation, indiquant par le participe passé « située »
que l’emplacement de cette chambre n’est pas connu au moment où le poète
s’exprime. Les 7 premières syllabes du vers s’opposent ainsi en quelque sorte
aux 7 suivantes. De la même manière, la proposition subordonnée relative qui
complète le nom « lampe » évoque une « colonne de fumée »
qui peut venir la masquer. Mais c’est surtout l’adverbe « peut-être »
du vers 13 qui marque l’incertitude du poète sur l’emplacement de l’arrêt du
train cité au vers 10, ce que l’expression imprécise « dans le
parage » renforce.
- Cette nouvelle scène diffère de
la précédente en cela qu’elle implique personnellement le poète :
« ma présence » nous l’indique, par le déterminant possessif et le
sens de ce nom. L’espace où se déroule cette 2ème scène est plus
réduit que la 1ère : de la campagne et du train, on est ici
passé à une « petite chambre », un espace plus intime, quand le train
est un espace public. Elle diffère aussi, comme nous l’avons montré, par le
fait que certains éléments ne sont pas parfaitement connus du poète au moment
où il s’exprime.
Comment interpréter cette
scène ? Le vers 14 confirme ce que le vers 10 pouvait suggérer : le
poète évoque sa propre disparition future, sa propre mort. En effet,
« déshabituées », par son préfixe privatif « dé- »,
souligne que la « présence » du poète n’est plus. Les
« mains » sont donc celles de proches du poète qui, quand il
décèdera, devront faire leur deuil, prendre conscience qu’il ne sera plus
jamais à leurs côtés. « ces mains » ne sont pas dans le même vers que
« ma présence », comme pour imager cette distance que la mort crée. La
chambre peut être celle où le corps du défunt est exposé et la colonne de fumée
peut renvoyer à l’évanouissement, à une forme d’évaporation. Donc on s’aperçoit
que cette 2ème scène rejoint la 1ère, en évoquant la
disparition, la mort : le même destin que les personnages du train attend
le poète.
Les incertitudes sont alors
compréhensibles : les seuls éléments que le poète ne peut prévoir (le
futur de l’indicatif du vers 10, forme de certitude, gouverne toute la suite de
la phrase jusqu’à la fin du vers 14), c’est le lieu où il va mourir, d’où
l’emploi de l’adverbe temporel « encore » (v. 11). L’emploi du
présent aux vers 12 et 14 (« est », « sont […]
déshabituées ») donnent malgré tout une réalité implacable à cette mort
qui paraît alors s’être produite peu avant. Comme on peut utiliser un présent
de narration pour rendre plus vivant, plus présent, un événement du passé, le
poète utilise un présent qui rend palpable ce moment de son avenir.
- Dans les deux scènes, le poète
évoque ceux qui restent : « chacun » (v. 8) ; « ces
mains qui ne sont pas déshabituées de ma présence » (v. 13-14). Dans les
deux cas, le poète se déplace après la disparition, la mort, et songe à la suite.
Dans le 1er cas, il évoque le souvenir des disparus qui s’efface,
ici il dit l’inverse, mais suggère que ce souvenir va également s’estomper. Le
texte développe donc une réflexion sur ce que chaque être humain laissera après
sa mort, et le poète semble indiquer qu’il ne restera rien, pas même un
souvenir. Cette vision paraît assez pessimiste.
Partie 3 (v. 15-19) :
* vers 15 à 18 : - répétition
de négations, mises en valeur en tête de vers : « rien »,
« pas » X 2. La mort se double, comme il le suggérait à la fin de la
scène 1, mais aussi déjà aux vers 13-14, d’une disparition totale de
celui/celle qui est décédé.e. Le futur de l’indicatif est encore employé
(« subsistera »), marquant encore une fois une forme de certitude, de
destin inéluctable. Le choix du verbe « subsister », nié par la
négation qui l’encadre, souligne la discontinuité temporelle : ce qui
subsiste est ce qui dure, ce qui reste, au-delà du passage des années ;
ici, le poète indique donc que la mort d’une personne est une disparition
totale, comme si elle n’avait jamais existé. Le « filet troué » est
une métaphore : longtemps, il y a eu dans les trains, au-dessus des têtes
des voyageurs, des filets pour mettre les bagages. Ici, ils sont troués et ne
retiennent donc pas les bagages. D’ailleurs, au vers 18, le superlatif négatif
« pas le moindre bagage » répète cette idée. Le bagage d’une personne
contient des effets personnels, qui lui correspondent, qui sont en quelque
sorte des signes visibles, matériels, du passage d’une personne quand celle-ci
décède. Cadou a peut-être pensé aux effets personnels des déportés durant la 2nde
Guerre mondiale, qu’on a retrouvés dans les camps de la mort, en piles
gigantesques et sinistres. Mais ici, il pense au fait que ces signes matériels,
ces souvenirs des personnes disparus, n’existeront plus après leur mort. Il nie
fortement le fait qu’il puisse rester le moindre élément de l’existence humaine
d’une personne après le décès de celle-ci.
- Cette fin de poème prolonge la
scène 2, en évoquant au singulier un « voyageur », qui peut donc être
le poète cité aux vers précédents. Mais il rappelle bien entendu les voyageurs
du 1er train, et l’imprécision autour du « voyageur », non
nommé permet aussi ce rappel. Le vers 10 était déjà à interpréter sur un plan
symbolique, et le champ lexical du voyage (« voyageur »,
« voyages », « filet », « bagage ») toujours
présent ici prolonge cette exploitation symbolique. En effet, si la 2ème
scène débute avec une nouvelle évocation d’un train, la suite ne correspond pas
au cadre ferroviaire : on ne parle pas de « chambre » dans ce
contexte. Le lecteur sait donc que cet « arrêt brutal du train » est
à comprendre de manière métaphorique : les rails, le déplacement du train
font songer à la route de l’existence, et au fait que son arrêt correspond à
celui de la mort. Cadou réutilise une image assez ancienne de la route, du
voyage sur terre, ici appliquée au domaine ferroviaire. La fin de ce poème
renvoie donc aux deux scènes, au destin futur commun des premiers voyageurs et
du poète, tous destinés à mourir et à être oubliés. Le groupe nominal
« ultimes voyages » renforce cette interprétation métaphorique :
l’adjectif « ultimes » renvoie à ce qui est situé en un lieu qu’on ne
pourra pas dépasser, à un moment qui clôt définitivement un processus. Le
pluriel montre aussi que le poète n’évoque pas que son voyage sur terre, mais
tous les voyages, les vies de tous les êtres humains. Le terme abstrait
« allusion » répond à celui,
plus concret de « bagage » : les vers 17 et 18 sont construits
en parallèle grâce à une anaphore (« pas la/ pas le ») ; ainsi
le lecteur interprète aussi « bagage » dans un sens figuré. Le bagage
est simplement ce qui reste de la personne disparue, qui peut être aussi léger
qu’une « allusion », un souvenir, quelques mots à son sujet. Mais
ici, même cela n’existera pas, selon le poète.
Le thème du voyage permet de
suggérer le mouvement, le changement, la vie, mais aussi un temps limité, car
un voyage n’est qu’un moment du temps, quelques heures ou jours, pour aller
d’un point A à un point B. Métaphoriquement, le voyage est ici la vie humaine.
On comprend donc que les vers 15
à 19 sont une sorte de conclusion générale de l’ensemble du poème.
* vers 19 : - Ce vers
semble être grammaticalement une phrase différente de ce qui a précédé, et donc
une forme d’affirmation courte et définitive, puisqu’elle clôture le texte. Le
choix de l’alexandrin en deux hémistiches peut renforcer ce caractère
conclusif, moral.
- La forme métaphorique se
poursuit : le « vent » est celui « de la déroute »,
liant un phénomène météorologique concret à un jugement plus abstrait sur une
situation. L’effacement est ici exprimé autrement, par l’image du vent qui
soulève et déplace : « emporté » termine le poème, laissant
penser à un déplacement mais qui n’est plus celui du voyage sur terre, qui est
celui d’un élément qui disparaît à la vue de celui qui regarde ce que le vent
porte et déplace ailleurs, on ne sait où. Le terme « déroute », par
sa formation, évoque encore une fois la négation (préfixe négatif « dé- »),
appliquée au nom « route », qui rappelle les rails, le voyage. Mais
ici, il s’agit justement de quitter cette route, qu’on comprend être celle de
la vie ; c’est une autre manière d’évoquer la mort, rappelant aussi les
voyageurs du 1er train qui ont été contraints de descendre.
On observe en effet que le sujet
du verbe est « le vent », suggérant que les êtres humains ne sont pas
maîtres de ce mouvement qui les dépasse. Comme dans le reste du texte, le
destin (mortel) s’impose aux êtres humains. Le pronom « tout »
renforce cet effet et fait écho au « rien » du vers 15 : le
pessimisme du poète se poursuit, laissant imaginer une disparition totale et
définitive de chaque être humain, de lui-même, après leur décès.
Conclusion :
- Cadou développe deux scènes, l’une
collective, l’autre personnelle, afin de démontrer en quelque sorte son propos,
celui de la disparition totale de chaque être humain après son décès. Il ne s’agit
donc pas uniquement de parler de la mort, de ce qu’elle a d’angoissant, mais d’un
rapport plus global au temps. Chaque être humain disparaît une première fois en
mourant, puis une deuxième fois quand plus personne n’en a le souvenir. Le
poète offre donc une vision pessimiste de la vie humaine, à moins qu’il ne s’agisse
d’une prise de conscience offerte au lecteur sur ce qui l’attend.
- Les références implicites à la
déportation des Juifs pendant la 2nde Guerre mondiale rappellent que
Cadou a vécu ces événements qui l’ont marqué. Il en appelle donc peut-être
ainsi à se souvenir, à ne pas laisser sombre dans l’oubli toutes ces personnes
exécutées, victimes d’une barbarie abominable.
- L’angoisse de la mort résonne d’une
manière particulière quand on pense au fait que ce poète est décédé jeune. Son
épouse Hélène Cadou, également poète, a fait en sorte qu’on ne l’oublie pas et
lui a longuement survécu, jusqu’en 2014.